New Angeles est née des cendres de Los Angeles, lorsque voilà trente ans de cela le big one a fini par détruire la cité californienne. C'est une ville sans pitié aucune, où la violence est monnaie courante, et où les plus nantis vivent protégé à l'ombre d'un mur, de remparts, qui empêchent les moins fortunés, les immigrés, de pénétrer dans cet espace privilégié. Les habitants de New Angeles se sont découvert une nouvelle passion extrême, qui relègue le football américain ou le catch au rang de sport pour fillette pré-pubères. Il s'agit de tournois de gladiateurs modernes, en armures bio-mécaniques toujours plus sophistiqués, les terribles Suiciders, qui descendent dans l'arène pour lutter jusqu'à la mort. Le plus célèbre d'entre eux s'appelle le Saint. Ses origines sont nimbées de mystère, et personne n'a jamais obtenu le moindre renseignement sur sa véritable identité, ses racines. De quoi se poser des questions, et se douter qu'un sombre secret est dissimulé derrière l'opacité ambiante. Quand une jeune et jolie journaliste décide d'en savoir plus, et que le Saint cède à l'appel de la nature et l'invite à prendre un verre (et plus...) chez lui, c'est le début d'une spirale infernale, le geste malencontreux qui va précipiter la fin d'une idole. Qui de toutes manières semble usé de vivre dans le mensonge, de réciter un rôle qui n'est pas vraiment le sien, et qui est tenté par l'appel du vide, de la chute, du retour à la vie d'avant, celle qu'on lui a cousu sur mesure, qui a fait de lui une vedette des arènes. Au delà de cette interrogation identitaire, Suiciders plonge à pleines mains dans le thème de l'immigration illégale, et offre une vision effrayante de ce que peuvent et doivent faire des êtres privés de tout espoir, pour oser se faire un jour une place au soleil, quitte à perdre la vie dans une fuite illégale vers un paradis factice. Le Saint des Suiciders n'est pas le seul combattant à tenir le haut de l'affiche dans cet album. Nous retrouvons aussi, de l'autre coté du mur, une brute violente et victime d'une certaine forme de naïveté, le "Straniero" (étranger, immigré donc), dont l'identité et les motivations seront volontairement occultées afin de ne pas vous gâcher le plaisir de la lecture. Ces deux là sont parfois représentés avec une photo en main. Dans le cas du premier cité, c'est un cliché qui provoque doutes et tourments, observé agenouillé au bas d'une croix, en attente de la rédemption qui tarde à venir. Pour le second nommé, c'est un cliché d'espoir, avec l'image d'un Suicider dans sa gloire, la promesse de lendemains adulés par les foules. Les fils du récit se croisent, passé et présent se mêlent, avec la route vers le triomphe du Straniero, toute illusoire car contrôlée dans ses moindres détails par une pègre qui gère le trafic et la misère des étrangers hors des murs. Et également l'invincibilité sportive du Saint, qui a à ses pieds argent, prostitués, gloriole, et la ville même, mais n'attend qu'une seule chose : chuter, pour mieux se retrouver. Lee Bermejo nous bluffe avec ce superbe album. Cette fois aussi bien scénariste que dessinateur, il poursuit son travail dans une veine ultra réaliste, avec un trait extrêmement revêche, dur, sombre, qui happe les formes dans une ombre presque solide, et qui est magnifié par les couleurs parfaites de Matt Hollingsworth, capable de donner vie avec maestria aux intentions de Bermejo. J'avais émis quelques doutes en lisant le premier numéro en Vo, à sa sortie, mais Suiciders doit absolument se lire dans la durée, avec ce premier arc narratif de six volets, proposé par Urban. Toute la pertinence et l'inéluctable mécanisme de destruction/reconstruction apparaît alors au grand jour, et la violence qui exsude de chaque planche ne fait que souligner le tourment intérieur qui déchire le protagoniste, et la société elle-même, abandonnée et repliée dans une forme d'ostracisme aveugle où rêver n'est plus permis. On parlera pour ce genre de récit, de dystopie. Avec un candidat comme Donald Trump pour les prochaines présidentielles, peut-être Bermejo a t-il écrit en réalité une prophétie? A lire aussi : Luthor, le talent de Bermejo et Azzarello