"A Trevedic, on comprend très tôt que le vent est la clé de tous les alibis".

Un petit tour au bon air de Bretagne, voilà ce que je vous propose en ce début de moi de mai. Une balade iodée, un grand bol d'air sur un rocher battu par les vents... Mais, le tourisme va vite passer au second plan, car, dans ce cadre dépaysant et vivifiant, la vie n'est pas forcément rose. Notre roman du soir paraît ce jour dans une collection de littérature blanche, mais il flirte gentiment avec le noir, et même avec la Série Noire. "Une île bien tranquille", nouveau roman de Pascale Dietrich, aux éditions Liana Levi, nous plonge au coeur d'une communauté fermée, dans laquelle tout étranger passe illico pour un intrus, ou pas loin. Une atmosphère qui pourrait rappeler certains romans d'Agatha Christie ou de René Exbrayat, une héroïne dont la curiosité est une qualité professionnelle et des événements dont l'accumulation devient intrigante...
Edelweiss est journaliste et vit à Paris, où elle entretient une relation avec Walter, un conservateur de musée d'origine allemande. Mais, elle a dû quitter la capitale immédiatement lorsqu'elle a appris le décès de son père, habitant d'une petite île bretonne, Trevedic, dont il était aussi le maire. Une mort accidentelle qui laisse la jeune femme plus incrédule que malheureuse, tant le choc est imprévu...
A Trevedic, Edelweiss a grandi, avec ses parents et son frère, qui rêvait de devenir joueur de tennis. Elle en a gardé de nombreux souvenirs, des plus joyeux aux plus douloureux, comme la mort de sa mère, près d'une décennie plus tôt, des suites d'une longue maladie... Mais, en atteignant l'âge adulte, elle a eu envie de quitter ce cocon, de rejoindre le continent où elle a fait sa vie.
Depuis, elle n'est revenue que rarement à Trevedic, étouffant un peu au milieu de cette communauté où tout le monde connaît tout le monde, où tout le monde sait tout sur tout le monde. L'anonymat de la grande ville lui convient mieux et, en plus du deuil qui la frappe, retrouver ce rocher trop étroit pour elle ne la ravit pas.
Sur place, elle essaye de comprendre ce qui a pu se passer. Une chute. Son père a fait une chute depuis le Pic du Rat, la plus haute falaise de l'île, bien connue pour être dangereuse les jours de grand vent. Lui qui se promenait si souvent par là, comment a-t-il pu oublier la prudence élémentaire en s'approchant du bord ce jour-là, alors que les rafales étaient puissantes ?
Peu à peu, Edelweiss réalise que son père est mort et que cette mort est absurde... A moins que... Non, elle ne peut pas envisager qu'il ait pu se suicider, ça ne correspond pas à l'homme qu'elle connaissait, même si elle s'était éloignée de lui. En attendant que son frère arrive, et tout en essayant d'accepter l'inéluctable, Edelweiss renoue avec son passé...
Et là, d'emblée, quelques petits détails curieux la frappent... Certes, ça fait un petit moment qu'elle ne vient plus à Trevedic, mais ces situations anodines pour n'importe quel visiteur font tiquer celle qui a si bien connu l'île. Oh, rien de bien grave, mais l'irruption brutale de la vie moderne sur l'île, d'actions qui n'avaient pas cours à Trevedic, tout cela fait vibrer le sixième sens de la journaliste.
Désormais sur ses gardes, tout lui semble étrange, d'un seul coup. Et ce qu'elle remarque n'est plus si anodin qu'elle s'en était persuadée... Elle devient même méfiante vis-à-vis de tous ceux qu'elle connaît depuis toujours, voisins, ami/e/s, se sent même menacée. Non, décidément, quelque chose cloche sur l'île, alors pourquoi pas douter aussi des circonstances de la mort de son père ?
N'entrons pas dans le détail de ces "indices" que note Edelweiss. Encore une fois, ce n'est pas grand-chose, pris indépendamment. Mais là, reconnaissons que ça s'accumule un peu... Un peu trop pour être honnête. A moins que, bouleversée par ce deuil inattendu, Edelweiss se monte le bourrichon et que le lecteur, dans sa foulée, se fasse des idées...
"Une île bien tranquille" joue beaucoup sur cette incertitude, jusque dans ce titre qui résume parfaitement la situation. Oui, Trevedic est le genre d'endroit immuable ou presque, comme gravé dans le granit que l'érosion océane ne parvient pas à ébranler. Et sa population, elle, vieillit, diminue lorsque les îliens choisissent le continent, mais voient peu de nouveaux visages.
Edelweiss, pourtant native de l'île, n'appartient plus à cette communauté qu'elle a quitté depuis des années. Et c'est peut-être aussi cela qui provoque l'accueil frileux qu'elle reçoit pour son retour. La fille du maire a beau être la fille du maire, elle est devenue une étrangère aux yeux des habitant de Trevedic, et elle le ressent.
Pascale Dietrich joue très bien avec le thème de l'insularité, sur un mode toutefois différent que celui d'Emmanuel Grand dans "Terminus Belz" (autre roman Liana Levi, dites donc). Chez Grand, l'étranger l'était vraiment et débarquait dans un contexte où sa simple présence dérangeait. Ici, c'est plus le côté enfant prodigue faisant son retour qui joue.
Tout le monde sait qui est Edelweiss, mais elle n'est plus vraiment une euh... trevediquoise, si je peux me permettre ce gentilé approximatif... Elle a brisé le cercle, elle n'est plus au fait de la vie de l'île, des secrets, bénins ou malins, qui unissent tout ce petit monde. On fait avec sa présence, mais pas au point de se confier. On lave le linge sale en famille, et elle n'en fait plus partie.
Mais, ce n'est quand même pas tout. La curiosité de la journaliste est aussi titillée par une certaine tension qu'elle capte, sans réussir à vraiment en définir les causes... Là encore, le fait d'être extérieure à la population îlienne ne l'aide pas, puisqu'elle n'a pas accès aux petits secrets qui unissent ces communautés restreintes et isolées.
Qu'à cela ne tienne, le temps de son séjour sur l'île, qui sera le plus bref possible, car sa vie est définitivement ailleurs, elle va essayer de comprendre ce qui se passe... "Être ou ne pas être, telle est la question", dit un fameux personnage shakespearien, et Edelweiss est dans cette expectative. Mais, on sait aussi que, sans casser d'oeuf, il n'y a pas d'Hamlet... euh d'omelette... Et Edelweiss ne marche pas sur des oeufs, elle saute dessus à pieds joints...
"Une île bien tranquille" joue avec les codes du noir et du roman à intrigue. Edelweiss, même si elle est plus jeune, m'a fait penser au personnage de Prudence Beresford, que Catherine Frot a incarné par deux fois au cinéma. Un personnage exubérant, même si Pascale Dietrich aurait pu aller plus loin dans cette dimension-là, qui joue les accélérateurs de particules dans un lieu en vase clos.
On pourrait également penser à une Imogène en devenir, le personnage d'Exbrayat étant là encore plus âgé que celui de Pascale Dietrich, mais possède la même pétulance, le même culot qui viennent bousculer les convenances et les liens entre les autres personnages. Le chien dans un jeu de quilles, en quelque sorte (et encore un personnage qu'a joué Catherine Frot, tiens...).
La lignée existe,peut-être aurait-elle due être plus marquée encore. Car, si "Une île bien tranquille" est marqué par un humour acide et parfois noir, si Edelweiss a son petit caractère, une grande ténacité, un courage qui peut frôler l'inconscience et une intuition aiguisée, tout cela aurait mérité, je trouve, d'être approfondi, amplifié. Surtout un roman aussi court, moins de 160 pages.
Mais je chipote, car j'ai passé un bon moment de lecture. Le jeu initial, le doute qui s'instille, tout ça est très bien amené, jusqu'à ce qu'on se fasse à l'évidence que tout, à Trevedic, ne se passe pas comme il le devrait. Quant à la dernière partie, dont je ne vais évidemment rien dire ici, elle est savoureuse et pourrait lorgner vers un autre maître du roman noir, Donald Westlake, lui aussi adepte des brèves intrigues.
Oui, ce roman est plus noir qu'il n'y paraît, ou que pourrait le laisser imaginer le fond blanc de sa couverture. Il est aussi plus roublard, plus vicelard, au final, qu'on ne pourrait le croire au départ. Avec, encore une fois, de petites touches plutôt que de grands effets, pour aboutir à une conclusion gentiment amorale et politiquement incorrecte.
La chute, si j'ose dire, étant donné le point de départ du roman, est peut-être un peu abrupte, mais cela va avec ce que j'ai déjà dit : il y avait matière à donner un peu plus de gras, un peu plus de moelleux à cette histoire. Pourtant, il y a un vrai charme qui se dégage de ce roman, un contraste qui joue à merveille sur le décalage entre la carte postale que représente Trevedic et son quotidien sensiblement différent.
Et ce sont des problèmes très contemporains que Pascale Dietrich exporte sur l'île bretonne si calme, si paisible, à des années-lumières des lieux où l'on pourrait s'attendre à trouver ce genre de situation. Ce qui donne presque un côté surréaliste à l'affaire. L'auteure n'a pas choisi tout à fait le contre-pied en nous emmenant sur une île complètement métamorphosée.
Car, si la vie a changé, et grandement, entre le départ d'Edelweiss et son retour, si l'île a fait une entrée fracassante dans la modernité, tout en restant un coin discret, pas le genre d'île à voir sa population multipliée par dix ou vingt en été, par exemple, on ressent bien une certaine tension, des inquiétudes... Peut-être même des peurs.
Cela contribue à faire de "Une île bien tranquille" un roman efficace qui monte peu à peu en régime. Si ce qui se trame à Trevedic apparaît assez rapidement, se devine en partie, reste à relier les fils entre eux, à découvrir qui mène la danse. Quelques fausses pistes orientent le lecteur vers des suspects évidents, d'autres moins, mais qui sait si on ne découvrira pas des surprises de dernière minute ?
Et je dois dire que, depuis que j'ai terminé ce livre, j'aimerais retourner sur cette île, voir ce qui a changé... Parce que je ne peux m'empêcher de me dire que Trevedic a subi de nouveaux changements. Qu'il n'y règne pas la même ambiance que lorsque Edelweiss y pose le pied quelques heures après la mort de son père. Et je pense que ce nouvel état vaudrait le coup d'oeil...