« La vie n’est rien qu’un jeu ; il faut être drôlement sot pour en faire une guerre, tantôt froide, tantôt sanguinaire. J’ai toujours été parfaitement sotte, et depuis quelque temps plus vraiment drôle.
Le désespoir, c’est comme un bouton d’acné : on n’assume jamais vraiment de se promener avec dans la rue. Alors, on essaye de le camoufler sous un attirail d’artifices, et en rentrant on passe des plombes dans la salle de bain à s’acharner dessus et, qu’importent le sang qui coule et la peau qu’on abîme, pourvu que le pue soit dehors. Et elles sont bien gentilles, les métaphores, à te coller toujours un tas d’images sous les yeux pour essayer de traduire tout ce que je n’arrive pas à te dire ; mais en fait, le désespoir n’a rien d’un bouton d’acné, c’est encore plus laid, et ça fait une éternité que je m’esquinte sans que jamais rien ne sorte – en plus, j’ai tout cassé dans la salle de bain.
J’ai mis un pied dans la solitude, comme on se résout finalement à patienter le temps que le bouton sèche, comme on pense n’en avoir que pour cinq minutes en passant dire bonjour à la vieille voisine du dessus. Mais la solitude est pipelette, et elle a toujours assez de café chaud et de muffins au chocolat pour te faire entrer ; et comme elle ferme la porte d’entrée à double tour, descend les volets, et sort les albums photo, tu sais que tu n’es pas prêt d’en sortir. C’est marrant, la solitude. Ça commence par un accord tacite entre ton corps et toi pour fuir le silence déraisonnable du monde ; et ça finit en oreillers déchiquetés parce que tu ne trouves jamais le sommeil à cause de l’appel de la vie qui fait trop de bruit à côté. J’ai cru que dehors c’était la guerre, que les autres et leurs bonnes intentions, c’était l’enfer ; que si je mettais un pied dehors j’exploserai sur une mine, que si des doigts se pointaient sur moi c’était juste pour se moquer de mon acné. Mais la guerre n’est jamais plus cruelle que dedans, et même si je n’ai jamais osé croquer dans le fruit défendu : moi, ça n’a rien du paradis.
Mais dis-moi, de quoi j’ai l’air maintenant ? Depuis que j’ai pris goût au silence et à l’obscurité ; là où le désespoir ne sèche jamais, mais se gonfle des larmes et des coups de colère qu’on n’a jamais su donner. Depuis que j’ai pété le miroir de salle de bain, qu’il n’y a plus aucun œil et aucune bouche autour pour constater les dégâts et me dire que je fais n’importe quoi. Depuis que je me terre dans mon laboratoire et joue au savant fou, à maintenir l’existence sous une cage de fortune pour essayer d’y comprendre quelque chose, à prétendre que c’est juste pour la science si je lui ai coupé les ailes et arraché la langue comme elle ne voulait jamais rien dire. Je n’ai jamais su lire dans les silences comme dans un livre ouvert, j’ai toujours eu besoin de disséquer un peu, donc de tuer beaucoup même si j’ai jamais vraiment assumé.
À se prendre pour dieu et vouloir rendre à la vie toute cette vie qui lui manque toujours, on finit par ne plus voir tous ces cadavres qui jonchent le plancher ; parce qu’ils ont voulu tendre une main par la fenêtre ou mettre un pied dans la porte, parce qu’ils font trop de bruit ou ne répondent jamais au téléphone, et que la solitude, ça l’agace. Et comme la solitude se fatigue vite d’être agacée, elle éventre souvent. C’est marrant, la vie. Ça commence par un cache-cache entre ton corps et toi pour prendre assez de distance et pouvoir en rire après ; et ça finit par des tranchées où tu t’échines à te cacher de tout ce qui pourrait t’arriver. Mais autour, ça fait bien longtemps qu’il n’y a plus rien : la solitude et le désespoir ont tout pris. Même mon humour. »