Vallotton, je le connaissais peintre, graveur. J'avais lu quelques articles et textes courts édités chez Mille et une nuits, dans le recueil La Vie est une fumée. Mais jusqu'à ce que je tombe sur cette couverture, en librairie, je dois avouer que j'ignorais qu'il avait également écrit des romans.
Des romans au pluriel, car il y en a trois. Les Soupirs de Cyprien Morus, , La Vie meurtrière et Corbehaut. Les Soupirs de Cyprien Morus serait le premier. La rédaction aurait eu lieu aux alentours de 1899-1900, mais le roman sera publié bien plus tard, en 1945. Selon la préface, il n'aurait pas, alors, remporté les suffrages.
La littérature de la fin du XIXe siècle n'a pas forcément eu très bonne presse au cours du XXe siècle. Jugée dépassée, vue comme désuète, elle constituait surtout une norme qu'il fallait déconstruire par tous les moyens. Il n'était plus temps de raconter simplement des histoires, de multiplier les personnages, et moins encore d'oser peindre de grandes fresques sociales. (Bien sûr, en disant cela, je simplifie éhontément) La littérature de la toute fin XIXe semble parfois subir double peine. Ces romans informes, ces romans sur rien, en un mot, cette littérature-monstre est tour à tour jugée décadente ou trop timide par rapport à ses prétentions. Elle semble surtout incapable de rendre compte du monde moderne. Et pourtant...
C'est vrai qu'à première vue, on ne fait pas plus 1900 que Les Soupirs de Cyprien Morus. Le roman raconte le cheminement d'une famille originaire des Balkans. Narcisse, le père, y a fait fortune pendant la guerre et s'installe en France avec ses cinq enfants, qui tentent de trouver une place dans la mondanité parisienne. L'histoire se concentre, comme son titre l'indique, sur Cyprien Morus, l'aîné, et tous ses rêves de gloire : de tous les cercles, il court après les distinctions officielles pour asseoir enfin sa légitimité dans le monde. Dinah, sa soeur, qui a épousé un colérique vénézuélien, apparaît aussi régulièrement. Enfin, le roman s'attache également, un chapitre sur deux, à suivre Lucien Noral, jeune fonctionnaire ambitieux, à cheval entre la haute bourgeoisie, où évoluent les Morus, et une bourgeoisie plus modeste. En un mot, le roman traite d'ambition.
C'est peut-être même une sorte d'Illusions perdues en beaucoup plus grinçant. Sans le côté artistique, car pas un seul personnage n'y connaît quelque chose. Ce sont des gens somme toutes assez médiocres, et leurs aventures n'en sont finalement que parce qu'ils les considèrent comme tels. Un roman sur rien, peut-être ; la peinture d'un monde où l'on s'ennuie. Cela peut sembler peu original : après tout, il suffit de lire Flaubert pour se moquer de la bourgeoisie du XIXe siècle, vous reprendrez bien deux ou trois pages de Bouvard et Pécuchet, et voilà tout.
Sans doute. Mais Vallotton, d'abord, est drôle. Le risque, à lire l'oeuvre romanesque d'un peintre et graveur, est de surinterpréter le texte dans le sens que l'image nous suggère. Peut-être l'ai-je fait moi-même à mon insu, mais j'ai senti un réel écho entre le ton du roman et les gravures de l'artiste, à la fois allusives et d'une ironie mordante.
Pour exemple, je vous cite un extrait, où le jeune Lucien et son ami Paul s'égarent au Salon dans l'espoir d'y admirer la dernière sculpture de Rodin :
Courageusement, Paul et Lucien entreprirent la tournée ; ils butaient à chaque pas sur des gens arrêtés et ne voyaient que des socles. Par-dessus les têtes, des femmes nues en plâtre, des députés et des généraux brandissaient des attributs ou avaient l'air pensif devant des mappemondes et des papyrus roulés.
- On ne verra rien du tout, fit au bout de quelques minutes Lucien que la cohue exaspérait, allons-nous en.
- Déjà !... et le Rodin.
Ils finirent par le trouver et ajoutèrent leurs deux incompétences au tas de celles qui grouillaient alentours.
En outre, j'ai eu l'impression que Vallotton ne tombait pas dans le piège commun à tous ceux qui souhaitent faire de la satire : ses personnages sont certes nuls, ridicules, pas toujours très malins... mais heureusement, ils ne sont jamais détestables. On compatit même aux mésaventures du pauvre Cyprien, sans pour autant réussir à lui donner raison. On aimerait quelque succès pour calmer un peu ses ardeurs, ou pour lui faire comprendre que cette reconnaissance ne lui sera rien.
Le plus curieux, enfin, ce seront quelques fulgurances de style, qui attirent le regard. Abandonnant ses personnages secondaires dans le train, Vallotton écrit :
Quant aux voyageurs, nous les abandonnerons, d'ailleurs il ne sont plus nulle part, ils roulent, ils sont suspendus et transitoires. Tel l'atome, parcelle du grand tout, tourbillonne au rythme solaire jusqu'à ce que le fixe la rencontre de quelque autre molécule, de même ce petit agrégat humain s'en va vers un inconnu que nous lui souhaitons et voulons heureux, mais que nous ne connaîtrons pas.
Sous des dehors un peu classiques, Les Soupirs de Cyprien Morus est donc une bonne surprise. En nous montrant des hommes soumis à l'arbitraire et au transitoire, en peignant des anti-héros qui multiplient les échecs, peut-être souhaitait-il nous laisser à penser qu'il vaut mieux se retirer en son jardin et ne pas chercher son bonheur dans le tourbillon du monde ; où on ne le trouverait pas. Etrangement, ça ne semble plus tellement vieilli, aujourd'hui.
(Et grâce à cette lecture, je valide une nouvelle lettre à mon challenge ABC, et ma lecture classique du mois de mai !)