"La cécité a changé mon regard, elle ne l'a pas éteint (...) Elle est mon plus grand bonheur".

Voilà une douzaine d'années, j'avais passé un excellent moment à la rencontre d'un personnage hors du commun, Bartabas, avec pour guide, un autre passionné de chevaux, Jérôme Garcin. Depuis, il m'est arrivé de lire les critiques du journaliste dans l'Obs, de l'écouter, mais beaucoup moins souvent, dans "le Masque et la Plume", dont il est le maître de cérémonie, mais je n'avais plus tenu l'un de ses livres en main. Pas par indifférence, juste parce que ça ne s'est pas fait. Lacune réparée, avec la lecture d'un livre qui se veut plus un portrait, teinté d'admiration, qu'une véritable biographie, "le Voyant", désormais disponible en poche chez Folio. Au coeur de cet ouvrage, un personnage méconnu, oublié, et pourtant, ayant connu une vie aussi fulgurante que fascinante : Jacques Lusseyran. Un nom que, beaucoup, j'imagine, lisent, comme moi, pour la première fois, à l'occasion de cette lecture, alors que ses textes sont étudiés aux Etats-Unis ou en Allemagne, par exemple...
cécité changé regard, elle éteint (...) Elle plus grand bonheur
Jacques Lusseyran naît en 1924 et connaît, il l'écrit lui-même, une enfance heureuse. Pourtant, le destin ne va pas faciliter la tâche du jeune garçon. En 1932, alors qu'il n'a que 8 ans, il fait une chute dans sa salle de classe. Il perd alors l'usage de ses yeux et va devoir apprendre à vivre en perdant ce sens tellement important pour lui, jusque-là.
Garçon curieux de nature, Jacques profitait au maximum du monde qui l'entourait, enregistrant beaucoup d'images. Toutefois, ce coup du sort ne va en rien le changer, au contraire, privé de ce sens qu'il jugera par la suite tyrannique, il va conserver une humeur égale et surtout, vivra toute sa vie sans que ce handicap domine son existence.
Il va en faire très rapidement la preuve, lorsque l'Histoire le rattrape : il n'est encore qu'adolescent lorsque la guerre éclate et que l'Allemagne nazie envahit la France. Elève dans le prestigieux lycée parisien Louis-le-Grand, il participe très tôt à un mouvement de résistance qui va rassembler nombre d'élèves refusant l'occupation et le joug nazi.
Germanophile, amoureux de la culture allemande qu'il a découverte depuis quelques années, Jacques Lusseyran voit un tel décalage entre la folie nazie et la richesse culturelle de l'Allemagne qu'il décide de lutter contre cette barbarie. Les Volontaires de la Liberté va fédérer bien des volontés de jeunes garçons qui n'entendent pas renoncer à la démocratie.
Ils vont, pendant des mois, multiplier les actes de résistance, en particulier l'impression d'un des journaux clandestins les plus distribués sous l'Occupation. Puis, le réseau va se fondre dans un autre, plus important, dont Jacques va devenir un des fers de lance, jusqu'à ce qu'une dénonciation l'envoie d'abord à la prison de Fresnes, puis à Buchenwald.
Il y restera plus d'un an et en reviendra, amaigri, affaibli par la maladie, frappé de mélancolie, ou de dépression, comme on ne disait pas encore à l'époque. Ses écrits, en tout cas, ceux qui seront publiés, tourneront tous autour de cette expérience. Des écrits autobiographiques qui constitueront l'essentiel de son oeuvre, tous ses textes de pure fiction n'ayant jamais été retenus par ses éditeurs.
Avec toujours ce lien si particulier à la vie que lui donne cette cécité qui fait partie de lui et dont il s'accommode. Pourtant, elle va être une des raisons de la plus grande déception de son existence. Avant de connaître les camps nazis, Jacques a voulu entrer à l'école Normale. Son rêve était d'enseigner et de transmettre son savoir, sa passion pour la littérature...
Mais, le régime de Vichy, suivant encore une fois la folie nazie, a décrété que les aveugles, comme toutes les autres personnes victimes de handicaps, ne pourraient enseigner. On lui interdit donc de passer le concours. Après la guerre, nouvel échec, le décret en question restant en vigueur pendant plusieurs années.
Cette interdiction inique et stupide poussera Jacques Lusseyran à s'exiler, en particulier aux Etats-Unis, où l'on ne se formalisera pas tant de cette situation. Il y vivra une nouvelle page de sa vie, là encore très mouvementée, mais ne racontons pas tout, qui durera tant bien que mal jusqu'à son décès accidentel, en 1971...
En 1994, Jérôme Garcin obtenait le Prix Médicis pour son essai "Pour Jean Prévost", où il revenait sur la vie de cet écrivain lui aussi oublié, lui aussi résistant, tombé dans le Vercors en 1944. Vingt ans plus tard, avec "le Voyant", il s'intéresse donc à une autre personnalité hors du commun, dont notre cher et vieux pays n'a pas su entretenir le souvenir.
Bien sûr, si la vie de Jacques Lusseyran a été loin d'être anodine, cette question de la cécité ne la rend que plus extraordinaire. Cet aspect est au coeur du livre de Jérôme Garcin et c'est sans doute le carburant principal dont se nourrit l'admiration de l'auteur pour son sujet. Le journaliste ne se cache pas : il n'est pas biographe, au sens strict du mot, il rend un hommage appuyé à ce personnage.
On trouve dans "le Voyant", mot qui peut surprendre mais qui n'a rien d'ironique, bien au contraire, des pages très fortes sur la manière de vivre sans le sens de la vue et pourtant, sans renoncer à voir. L'intuition du jeune homme, sa perspicacité, son refus de se déplacer autrement qu'au bras d'une personne de confiance, tout cela renforce, on peut le comprendre, l'admiration ressentie.
A l'image de cette phrase de titre, que j'ai choisie parmi plusieurs autres qui m'ont marqué au moment où je les ai lus, on comprend que Jacques Lusseyran a su surmonter le handicap pour vivre, un point c'est tout. Cette force mais aussi cette joie de vivre qui se dégagent des mots de Lusseyran en font un personnage lumineux, charismatique. Et ni Garcin, ni moi ne l'avons eu en face de nous comme d'autres personnes rencontrées.
Cela ne l'empêche pas d'aborder quelques facettes plus délicates de la vie de Lusseyran, comme son attachement au personnage qu'on peut juger assez trouble, Georges Saint-Bonnet, ou encore sa vie amoureuse agitée. Jean Lusseyran était un séducteur et assumait totalement ce statut, même si cela pouvait nuire à sa vie de famille, et en particulier à ses enfants, avec qui les relations seront difficiles.
Rien qui suffise à faire pâlir son étoile, mais son penchant pour les femmes va aussi provoquer des remous dans sa carrière professionnel, les dirigeants des universités américaines ne badinant guère avec la morale la plus stricte, dans une Amérique des années 60 pourtant bouleversée par un vent de liberté dans le domaine des moeurs...
Mais, on l'a dit, chez Lusseyran, la vie et l'oeuvre sont indissociables, puisque ses publications sont toutes fortement autobiographiques. "Et la lumière fut", qui relate son expérience de résistant et de déporté, a été publié en 1953 avant de rester indisponible jusqu'en 2005, alors que le livre était régulièrement étudié de l'autre côté de l'Atlantique...
Jérôme Garcin avait d'ailleurs consacré un article à cette réédition dans l'Obs et l'on peut imaginer que c'est là que se trouve l'origine du livre dont nous parlons. Un livre qui, comme c'est souvent le cas, lorsque sort un texte biographique, bénéficie dans l'édition de poche de quelques ajouts par rapport au grand format.
Amusant de voir que cette postface revient quasiment sur la totalité des éléments abordés par Garcin. Preuve que Lusseyran a marqué les gens qui l'ont rencontré à chaque période de sa vie. Des éléments bouleversants, comme cette rencontre entre Garcin et le frère cadet de Jacques, Pascal Lusseyrand, ou encore le témoignage de Jacques Bloch, nonagénaire et survivant de Buchenwald, lui aussi.
Une grande humanité se dégage de la personnalité de Jacques Lusseyran. Mon impression est celle d'un homme toujours souriant, auréolé d'une véritable bienveillance, au charisme puissant, porté par une passion en toutes choses, pas seulement pour la littérature, mais simplement pour la vie. Sans doute était-il plus heureux et vivant que beaucoup d'entre nous.
Mort à 47 ans, Jacques Lusseyran aura vécu avec une intensité au-dessus de la moyenne chaque instant, des plus heureux aux plus terribles. Il aura su dans ses écrits rendre parfaitement cette intensité, offrant un témoignage remarquable qu'on a laissé tomber dans l'oubli de façon tout à fait inexplicable.
Il faut vraiment rendre grâce à Jérôme Garcin de permettre à Jacques Lusseyran d'être à nouveau considéré. Ce court portrait, d'à peine 200 pages, est l'occasion de découvrir sa vie, mais aussi de poursuivre l'aventure en lisant, si le coeur vous en dit, ses écrits, dont la plupart sont désormais réédités ou le seront probablement bientôt.
Dans les dernières lignes du "Voyant", Jérôme Garcin évoque la lumière qui se dégage de la personnalité de Jacques Lusseyran en la comparant à la peinture de Georges de la Tour, où la simple flamme d'une bougie vient crever l'obscurité et s'impose à elle. Histoire, aussi, de nous rappeler que les aveugles ne sont pas toujours forcément ceux que l'on croit.