"C'est un paradoxe, n'est-ce pas ? (...) Que l'évidence de Dieu nous détourne de notre foi en Lui".

Par Christophe
Dieu est mort. La sentence nietzschéenne, qui apparaît dans son ouvrage "le Gai Savoir" est bien connue. Mais que se passerait-il s'il fallait la prendre au pied de la lettre ? Si Dieu mourait effectivement, aux yeux de tous ? Comment réagirait l'humanité face à cette situation hors norme et, qui plus est, tout à fait inattendue ? James Morrow, auteur passionné de philosophie, athée mais acerbe envers tous ses contemporains, y compris les non-croyants, s'est lancé dans ce challenge il y a un peu plus de 20 ans, en écrivant "En remorquant Jéhovah" (disponible au Diable Vauvert), premier tome d'une trilogie où l'on retrouve son humour, son ironie mordante, la folie de ses idées narratives, mais aussi, sous ce vernis, un bon nombre de réflexions qui interpelleront chaque lecteur, en fonction de ses convictions, de ses croyances. Une lecture à la fois divertissante et profonde, drôle mais aussi inquiétante, une épopée pleine de bruits et de fureur, presque biblique.

Anthony Van Horne est un capitaine de la marine marchande. Enfin, était un capitaine, car voilà plusieurs années qu'il est tricard, après avoir été responsable d'une terrible marée noire. Depuis, il survit en multipliant les petits boulots, espérant toujours pouvoir retrouver le commandement d'un navire, car l'espoir fait vivre. Et parce qu'il a une revanche à prendre.
Il a pris l'habitude, chaque dimanche, de se rendre dans un lieu très spécial : les cloîtres de New York, endroit baroque au coeur d'une des cités les plus modernes au monde. Il n'y vient pas prier, s'y recueillir ou admirer les oeuvres d'art, non, il s'y rend et attend que le temps passe. Et que la nuit arrive, pour qu'il puisse procéder à un rituel très... personnel.
Cette nuit de 1994, Anthony Van Horne va faire, dans une des chapelles de ce lieu si spécial, une rencontre qu'il va bouleverser sa vie. Croyant, il aurait pu parler de révélation, mais l'ex-capitaine ne croit en rien. Pourtant, c'est bien face à un ange, qu'il se retrouve. Le dénommé Raphaël, en larmes et dans un état physique des plus précaires.
Et l'être céleste lui raconte alors une histoire incroyable, dans tous les sens du terme. Il lui explique que non seulement Dieu est mourant et qu'il agonise en plein océan, flottant sur le dos, comme s'il faisait la planche, quelque part au large du continent africain, au niveau de l'Equateur... Un gigantesque corps de 3 kilomètres de long, qui dérive, en attendant que Dieu rende son âme à... Eh bien à personne.
Pourquoi Raphaël a-t-il choisi de rencontrer Anthony Van Horne, homme de peu de foi et au fond du désespoir ? Tout simplement parce qu'il a besoin de lui. Le corps de Dieu doit rapidement être pris en charge et remorqué afin de lui offrir une sépulture. Le lieu de cette inhumation a été choisi : un immense iceberg dans l'océan Arctique où personne ne devrait pouvoir le retrouver, même par hasard.
Car, c'est un autre des éléments importants du discours de l'ange : tout cela doit rester secret, personne ne sachant comment l'humanité pourrait réagir au cas où la nouvelle de la mort de Dieu se répandrait... En échange de ce silence, Anthony Van Horne retrouvera son cher bateau, le même qu'il dirigeait lors de la marée noire de 1990, le Valparaiso.
Avant de mourir de chagrin, Raphaël a le temps de présenter au marin celui qui l'accompagnera dans ce voyage. Thomas Ockham est prêtre, un prêtre jésuite, qui sera le véritable maître à bord après... euh, après plus personne, en tant que représentant du Vatican sur le navire. L'Etat pontifical va, en effet, se faire armateur pour l'occasion, afin de garder la main sur ce voyage hors norme.
Anthony ne se formalise pas de cela, il a la possibilité de redevenir un capitaine, de montrer à tous de quoi il est capable, d'en finir avec la culpabilité et le remords qui le rongent, mais aussi, et surtout, de prendre sa revanche envers son père, le terrible Christopher Van Horne, lui aussi marin au long cours, avec qui il entretient une relation pour le moins conflictuelle depuis toujours...
Voilà donc le Valparaiso quittant New York, cap au sud, pour un trajet global estimé, si tout se passe bien, à neuf semaines. Si tout se passe bien... Car, d'emblée, la météo vient mettre son grain de sel, avec un ouragan qui frappe l'océan pile sur le trajet du navire... Ce sera le premier obstacle d'une série d'événements qui vont rendre la mission du Valparaiso bien plus compliquée que prévue... Et c'est sans doute le moins surprenant de ces événements...
James Morrow est vraiment un romancier protéiforme, capable de s'adapter à tous les genres, toutes les situations. Avec "En remorquant Jéhovah", il s'attaque à la vieille tradition du roman de mer (qu'il aborde aussi, mais moins directement, dans "le dernier chasseur de sorcières", évoqué récemment sur ce blog) et assaisonne à sa sauce ses codes.
On n'est pas sur un trois-mâts transportant des pirates, mais sur un super-tanker aux cales vides. Si on perd en exotisme, l'imagination est bel et bien au rendez-vous, avec une histoire qui va réussir le challenge très délicat de nous faire rire tout en traitant de sujets très profonds, philosophiques, théologiques, ontologiques... J'en reste là des grands mots, ce n'est pas trop mon rayon.
Au fil de ce voyage improbable, les événements imprévus vont donc se multiplier, retardant la mission, cherchant même, pour certains, à l'empêcher à tout prix, La mission d'Anthony va prendre des allures épiques, tandis que lui, imperceptiblement, se mue en une espèce de descendant du capitaine Achab, dont la baleine blanche est certainement plus ses propres soucis personnels que le corps énorme qu'il doit transporter d'un point à l'autre du globe.
Je ne vais pas entrer dans les péripéties, il faut vous les laisser découvrir, mais le voyage du divin défunt va entraîner une montée des tensions absolument folle, jusqu'à culminer dans une véritable guerre, tout aussi surréaliste que la mission elle-même. Un grand moment de lecture qui réussit, malgré la violence qui se déchaîne, à nous faire rire, parfois à gorge déployée.
Il y a le récit en lui-même, avec ses péripéties, ses rencontres, ses épreuves, et l'on peut parfaitement le lire tel quel. Il serait pourtant dommage d'évacuer les questions que posent le livre sur notre monde et sur nous-mêmes. Car, évidemment, le moteur de "En remorquant Jéhovah", c'est la mort de Dieu, et, qu'on soit croyant ou athée, la question n'est pas anodine.
C'est d'ailleurs l'une des plus grandes réussites de ce roman, à mes yeux, car la façon dont James Morrow fait faire irruption à ce Dieu mourant dans le monde de la fin du XXe siècle vient bousculer les certitudes de tout le monde, quelles que soient leurs opinions. Les croyants se retrouvent brusquement sans leur phare, livrés à eux-mêmes ; les athées, eux, face à l'impossible, l'existence révélée de ce Dieu dont ils niaient l'existence.
Chacun, en tout cas, chaque personne qui se trouve au courant de l'événement, voit donc remise en question toute sa vision du monde. Et, chaque camp, pourtant opposé dans les faits, se retrouve avec un objectif commun : garder cette information secrète pour que ses propres positions ne soient pas bousculées par la réaction que cela générerait. Objectif commun, mais moyens et finalités très différents...
Au coeur du livre, une question sous-jacente revient à la surface à intervalles réguliers : la mort de Dieu est-elle le signe de l'Apocalypse ? Rappelons que, si nous employons souvent ce mot comme un synonyme de fin du monde, c'est d'abord un mot grec signifiant "Révélation". Or, personne ne souhaite vraiment cette révélation, pas sous cette forme en tout cas... Reste donc, la fin du monde !
Ou la fin d'un monde, c'est toujours le même genre de distinction, de nuance fine que l'on retrouve dans ces domaines. Arrive-t-on à la fin du monde tel que nous le connaissons ? James Morrow endosse alors encore une fois son costume de conteur philosophique, dans la tradition d'un Swift ou d'un Voltaire, pour nous répondre à sa façon.
Avec l'irruption des quatre cavaliers de l'Apocalypse, par exemple. Mort, épidémie, famine et guerre seront au rendez-vous d'une croisière qui ne s'amuse pas du tout. Plutôt que de faire comme le duo Pratchett/Gaiman, dans "De bons présages" (également publié au Diable Vauvert), Morrow ne les incarne pas. Il laisse ça aux anges, mais les calamités vont bien s'abattre sur le trajet du Valparaiso.
De la même façon, l'auteur confronte ses personnages à la fin d'un monde, ce monde moderne, cette société de consommation égoïste et folle, irrespectueuse de la planète qui l'héberge, qui va prendre la forme d'une île surgie des eaux, Atlantide sans plus rien d'antique, mais résultat de nos turpitudes et de nos comportements irraisonnés.
Cette île se transforme provisoirement en une sorte de Sodome et Gomorrhe flottantes sur un socle d'ordures de toutes formes. La population qui s'y retrouve bien malgré elle, prenant conscience de la mort de Dieu, est prise d'une folie orgiaque et meurtrière incontrôlable. Comme si, en mourant, Dieu avait emporté avec lui le sens moral, les valeurs et les conventions qui font les sociétés, les tabous, le péché et tout le reste...
Apocalypse ou non, les rares témoins de la mort de Dieu subissent le contrecoup d'une brutale libération du carcan que peut imposer la religion, non seulement à ses ouailles, mais à chacun, puisqu'elle a su imposer sa domination et ses valeurs jusque dans l'ADN de la civilisation... De la mort avérée de Dieu surgit une anarchie sans limite, comme une digue qui cède.
James Morrow multiplie les allusions à des épisodes marquants de la Bible, en particulier de l'Ancien Testament, mais aussi des représentations qui en ont été faites à travers la culture. Cecil B. DeMille et ses "Dix commandements" ne sont pas épargnés par ces règlements de compte, et la machine hollywoodienne à tout lisser, tout simplifier, avec eux.
Mais, l'auteur, passé par Harvard et grand connaisseur de la philosophie, revient aussi sur ces questions autour de la religion, de Dieu, de son existence, à travers le regard des penseurs comme Kant ou Schopenhauer, par exemple. Là encore, rien d'ennuyeux, de didactique, mais de bons éléments de réflexion offert au lecteur, sans venir entraver le cours du récit.
La charge, toute en finesse, parfaitement intégrée à l'histoire mais qui vient aussi titiller le lecteur, en le faisant réfléchir à son mode de vie, est acerbe, virulente. James Morrow est un auteur engagé, athée, humaniste et qui dénoncent tous les fanatismes, à commencer par ceux à caractère religieux, mais, de mon point de vue, pas uniquement ceux-là, la raison pouvant, elle aussi, perdre les pédales, parfois.
On le voit bien ici dans la démesure que prendra l'action des rationalistes, voulant empêcher le transfert du corps de Dieu dans sa tombe de glace. Le combat entre foi et raison atteint dans "En remorquant Jéhovah", des sommets d'absurdité, un déchaînement de folie, de violence, mais aussi de bêtise, dont personne ne sort grandi...
Et puis, on ne peut oublier l'autre trame qui sous-tend tout le roman : la relation compliquée entre Anthony Van Horne et son père. Le premier souffre de l'absence d'amour du second. Une indifférence qui prend un tour plus que méprisant, méchant, même, dans la première scène où l'on rencontre Christopher Van Horne, au tout début du roman.
La manière dont le vieux loup de mer se moque des déboires rencontrés par son fils en rejouant la marée noire dont il a été le responsable en plein repas de famille est une humiliation pire encore que celles subies depuis l'enfance par Anthony. Désormais, il ne vit plus que pour montrer à son père que cet accident n'était qu'un incident de parcours.
Au milieu de tous ces gens mus par leur système de pensée, foi ou raison, lui évolue avec en tête son unique volonté de mener à bien ce voyage pour se réhabiliter, non seulement à ses yeux, mais surtout aux yeux de ce père, véritable statue du commandeur, image terrible d'un père tout sauf miséricordieux...
Difficile de ne pas faire un parallèle entre le père d'Anthony et la figure paternelle que représente l'être divin flottant dans l'eau. Le Père de la Sainte-Trinité, ce Dieu créateur du ciel et de la terre, qui fit l'homme à son image (ce que confirme, à part la taille) ce corps retrouvé dans l'océan, ce Dieu qui n'hésite jamais à punir ses créatures...
Avec, au final, dans les deux cas, la recherches d'une émancipation. Celle de l'Humanité qui doit continuer à vivre sans Dieu, celle d'Anthony qui a l'opportunité de se libérer de l'emprise de son père sur son existence. Et, dans les deux cas, une vie nouvelle commence, qui pourrait s'avérer plus heureuse, enfin débarrassée de ces questions tellement propices aux accrochages et aux conflits.