Le photographe du Moyen Age

Par Mathieu Van Overstraeten @matvano

Stupor Mundi (Néjib – Editions Gallimard)

Et si la photographie avait en réalité été inventée au XIIIe siècle? C’est ce qu’imagine l’auteur tunisien Néjib dans « Stupor Mundi ». Dans ce roman graphique étonnant, il nous raconte l’histoire imaginaire de Hannibal Qassim El Battouti, un éminent savant arabe qui réussit l’exploit de développer la première photo de l’Histoire en parvenant à fixer une image sur un morceau de tissu imbibé de produits chimiques… Hélas pour lui, il a perdu la formule de son invention géniale lorsqu’il a dû fuir Bagdad de manière précipitée. Il faut dire que les recherches d’Hannibal ne plaisent pas à tout le monde. A Bagdad, l’imam El Fakhfekh finit par convaincre le calife que l’invention d’Hannibal va à l’encontre de la religion. « Fixer des images? Et pour quoi faire? Pour les adorer? Pour tromper les croyants? », avertit l’imam. Obligé de prendre la fuite après l’assassinat de son épouse, Hannibal décide alors de se réfugier avec sa fille Houdê et son fidèle serviteur El Ghoul à Castel del Monte, dans les Pouilles, un immense château où Frédéric II de Hohenstaufen accueille les plus grands savants du monde. Autant dire que ce Frédéric II, surnommé « Stupor Mundi » (la « stupeur du monde »), est impatient de voir l’invention d’Hannibal de ses propres yeux. Le souverain éclairé rêve déjà d’utiliser cette invention pour réaliser un faux saint suaire, ce qui lui permettrait d’asseoir son autorité face au pape. Mais Hannibal y parviendra-t-il? Il n’a en effet toujours pas retrouvé la bonne formule chimique pour fixer l’image sur le tissu. La formule de ce fixatif a pourtant été notée par son ancêtre Alhazen dans un manuscrit qui se trouve quelque part dans l’immense bibliothèque de Castel del Monte, mais pour l’instant le fameux livre reste introuvable. Comme à Bagdad, certaines personnes de l’entourage de « Stupor Mundi » sont prêtes à tout pour empêcher Hannibal de finaliser son invention…

Passionné à la fois par l’histoire de l’art et par l’image au sens large, Néjib a mélangé différents éléments pour composer une aventure médiévale passionnante. En associant la « camera oscura » (l’ancêtre de l’appareil photographique, évoqué notamment par Aristote et Alhazen), l’étrange Castel des Monte (une forteresse complètement géométrique, mais dénuée de toute pièce fonctionnelle, afin de laisser les grands esprits qui y résidaient se consacrer pleinement aux mathématiques, à la physique et aux sciences naturelles) et les théories sur l’origine du saint suaire (le drap mortuaire qui enveloppa le Christ après sa mort), l’auteur tunisien aboutit à une histoire inventée mais plausible, qui se situe quelque part à mi-chemin entre « Persépolis » et « Le Nom de la Rose ». « Quand on creuse un peu, on se rend compte qu’on avait, théoriquement, les moyens de faire de la photographie dès le Moyen Age », souligne Néjib. « Mais ça fait partie de ces mystères de l’Histoire: pourquoi n’a-t-elle été inventée qu’au XIXe siècle? » C’est clair: ces aspects scientifiques et historiques font de « Stupor Mundi » un livre particulièrement intéressant. Mais ce serait une erreur de résumer cette BD à ces seuls éléments. Car le roman graphique de Néjib est aussi et avant tout une bonne histoire, avec des personnages attachants (surtout Houdê et El Ghoul), un réel suspense et des rebondissements qui font en sorte qu’on arrive très rapidement au bout des 288 pages de ce récit dense et prenant. Pour ne rien gâcher, Néjib fait preuve d’une parfaite maîtrise graphique, en privilégiant un style dépouillé mais très efficace. Une formidable réussite!