Souvenirs de lecture 36 : Catherine Rolland
Nous avons tous de ces lectures qui nous ont profondément touchées, qui sont comme des madeleines de Proust : on se souvient d’où on était quand on les lisait, du temps qu’il faisait. Il m’a semblé intéressant de savoir quelles lectures avaient marqué les auteurs que nous lisons et en quoi elles avaient influencé leur désir d’écrire. Aujourd’hui c’est Catherine Rolland qui me fait l’honneur de répondre à mes questions. Je le remercie pour son temps précieux, sa gentillesse et sa disponibilité.
LLH : Quels livres lus dans votre adolescence vous ont le plus touchée et pourquoi ?
CR : Il y a les livres qui vous prennent par les sentiments. Les histoires qui vous emportent, les héros qui s'adressent à vous et deviennent votre ami, votre frère, votre amant. Il y a cette jubilation à retrouver le fil d'une histoire un moment laissée en suspens, ce plaisir ineffable, physique, qui consiste à s'extraire de la réalité trop terne pour s'abîmer dans l'intimité d'autres endroits, d'autres temps, d'autres vies. J'avais douze ou treize ans. Au-dessus de la bibliothèque du collège, longeant un couloir sombre aux étagères croulant sous de vieux volumes oubliés, il y avait une pièce ronde, secrète et interdite, une sorte de remise où s'entassaient des cartons couverts de toiles d'araignée. Nous l'appelions la tour, nous y grimpions après le repas, deux autres amies dévoreuses d'histoires et puis moi, trompant la vigilance de la bibliothécaire, pour nous y retirer et lire, dans un silence religieux, le plaisir de la lecture elle-même doublé d'un merveilleux sentiment d'interdit. La bibliothécaire finit par nous surprendre et par nous expulser de ce paradis qui n'était qu'à nous, mais je chéris encore ces moments de lecture délicieux, dans notre tour d'où nous parvenaient, étouffés, les éclats de voix des élèves dans la cour. Ceux qui ne savaient pas. Ceux qui ne lisaient pas. Il y a des livres qui vous prennent par les sentiments. La pureté d'une amitié assez forte pour briser une malédiction, dans Le bracelet de vermeil (Serge Dalens). La philanthropie poussée jusqu'à l'abnégation, dans L'Autre (Andrée Chédid). Il y a, en littérature comme en musique, des lignes et des mots qui sont de véritables moments de grâce, une perfection sublime de simplicité et d'évidence qui vous font dire qu'il doit y avoir un Dieu. Ainsi, Que ma joie demeure de Jean Giono, ou les vers de Victor Hugo, Booz endormi (dans La légende des siècles). Il y a aussi, quelquefois, l'intense satisfaction de voir les lois immuables de l'univers se plier à la volonté de l'auteur, pour changer à l'envi le mauvais en beau, comme dans une nouvelle peu connue mais merveilleuse de Stephen King, Divine machine à traitement de texte. Il y a, enfin, les livres qui ont tout, la qualité de l'histoire, la perfection des caractères, le thème et la beauté de la plume. Vous ne savez pas vraiment dire pourquoi, mais ces livres-là sont vos livres, ceux de l'île déserte, ceux que vous pourriez, que vous voudriez avoir écrits et dont vous avez usé les pages à force de les relire, encore et encore. Ceux dont vous récitez par cœur les passages, les dialogues, ceux que vous vous désolez de ne plus vraiment pouvoir les lire, parce que vous les avez gravés au cœur et que vous les connaissez trop bien. Sur l'île déserte, j'emporterais Berlin, de Paul-Loup Sulitzer.
LLH : En quoi ces livres ont-il eu une influence sur votre désir d'écrire ?
CR : Je ne pense pas que ce soient les livres qui influencent le désir d'écrire. Le désir est là, depuis toujours comme un besoin vital, une nécessité qui ne souffre pas de justification. Les livres des autres n'influencent pas le désir, mais sans doute, plus ou moins consciemment, la façon de le mettre en œuvre. Mes expériences de lecture, bonnes ou mauvaises, ont nourri mon travail d'écrivain. Les bonnes me mettant au défi d'approcher ce que je considère, n'engageant que moi, comme une forme de perfection littéraire. Les mauvaises me montrant ce qu'il ne faut surtout pas faire. Un ami m'a dit un jour : « Nous autres les écrivains sommes avant tout narcissiques. Nous n'aimons rien tant que lire nos propres écrits. » C'est peut-être un peu vrai. Mais si nous prenons tant de plaisir à nous lire, c'est parce que dans nos mots transparaît le souvenir de ceux que d'autres ont écrits avant nous.
LLH : Quelles sont vos dernières lectures coup de cœur ?
CR : Comme beaucoup de gros lecteurs je fonctionne par phases de prédilection, en fonction de l'humeur du moment. J'ai mes périodes polar, mon auteur favori étant sans conteste Fred Vargas, les enquêtes de son inclassable commissaire Adamsberg ne m'ayant jamais déçue. J'ai découvert assez récemment Gilles Legardinier, dont j'apprécie l'humour, le renouvellement des thèmes et le ton résolument optimiste, même dans des romans dont l'intrigue est plutôt triste comme Et soudain tout change. Dans un tout autre style, j'adore la justesse de la plume et l'humour incisif de Yasmina Reza, avec un coup de cœur particulier pour Hammerklavier (le rapport complice entre le père et la fille comme l'omniprésence de Beethoven y sont probablement pour quelque chose). J'aime beaucoup les romans de Françoise Bourdin, sans doute parce que ses livres, comme les miens, parlent de grandes familles, de personnages complexes, conflictuels et torturés, qu'il y a des clans, des rivalités et des drames. En général tout finit bien, conclusion prévisible qui tempère les bouffées d'affection ou d'antipathie que génère immanquablement la lecture. En cela, ses romans sont de vrais moments de détente, et c'est ce que je recherche avant tout.
Biographie
Née à Lyon, j'ai vécu dans la région lyonnaise jusqu'en 2014, où j'ai déménagé en Suisse avec mari et enfants. Après plus de dix années passées à exercer la médecine générale en cabinet rural, je suis retournée à l'hôpital où je travaille à mi-temps dans un service d'urgences. Changement de cadre et changement de vie qui me laissent du temps pour l'écriture. J'ai publié trois romans aux éditions Les Passionnés de Bouquins, entre 2014 et 2016. Les deux premiers mettent en scène une famille d'éleveurs de chevaux au cœur des Pyrénées (Ceux d'en haut et Après l'estive). Le dernier, la solitude du pianiste, est l'histoire d'un musicien hanté par le secret qui plane autour de la mort de sa femme. Je suis également co-auteur d'un recueil de nouvelles publié aux éditions D&F, 33 histoires vraies racontées par des médecins. Pour les semaines et les mois qui viennent, entre le travail sur unnouveau manuscrit et les séances de dédicaces auxquelles je participe régulièrement entre la France et la Suisse, j'ai plusieurs nouveaux projets. Autour de la littérature évidemment, ils devraient très bientôt voir le jour, et le détail sera bien sûr exposé sur mon site internet, www.catherine-rolland-ecrivain.ch. J'espère donc vous retrouver bientôt ! Merci au hibou qui m'a forcée à me creuser la tête, et m'a donné l'occasion de relire avec bonheur quelques pages des livres que j'ai cités plus haut. Comme le dit Jourdan, au tout début du roman de Giono, « la joie peut demeurer ».
Encore un grand merci à Caherine Rolland pour sa gentillesse et sa disponibilité. Le roman de Catherine, La solitude du pianiste, publié chez Les Passionnés de Bouquins a été chroniqué récemment sur le blog, en voici le lien : http://leslecturesduhibou.blogspot.fr/2016/05/la-solitude-du-pianiste.html