Le ministère de l’Amour, un texte de Denis Ramsay…

Il n’était plus qu’un seul pays dans le monde magique, un pays magnifique où lesalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec choses rares étaient rares. La richesse régnait en maîtresse inassouvie, car elle créait son propre besoin. L’industrie, la science et l’art s’évertuaient à combler ce manque farfelu de ce qui n’est pas, de ce qu’on n’a pas. On recyclait les détritus en or et objet précieux. On fabriquait des bébés en santé et du sexe désiré. On montait des spectacles où le drame des personnages égayait nos bonheurs sans saveur.
Ce pays, le dernier magique, était gouverné par l’enfant-roi et ses ministres, lui qui ne pensait qu’à s’amuser, leur laissant la tâche de gérer. Mais le pays sans ennemis se portait bien ; on y cueillait le soleil comme le blé.
Parmi les rares richesses qui manquaient d’abondance, l’amour était des plus précieux. On créa donc un ministère, le ministère de l’Amour, pour trouver la façon la meilleure de distribuer ce fruit de la vie. Car, bien qu’on le trouve un peu partout, on ne pouvait le cultiver ni le produire de son travail. On désigna à cette fonction celle qui parut dans le royaume la plus désirable, car on croyait entre l’amour et le désir une vague parenté.
Madame la ministre était de ces femmes à la beauté profonde, au charme fragile et au feu ardent vacillant. Elle recevait les représentants des trois secteurs, l’industrie, la science et les arts, car, ainsi en était-il décidé, un seul des trois recevrait tout l’amour disponible. Elle seule déciderait.
Les trois hommes entrèrent dans son bureau, saluèrent la belle dame puis s’assirent sur les trois uniques chaises qui meublaient la pièce. Le scientifique était un homme du bel âge, mince et élancé, portant lunette et sarrau. L’industriel, homme d’un âge avancé sans être un vieillard, portait un complet d’élégance. L’artiste, en l’occurrence un poète, était jeune et ne portait, outre ses vêtements de tous les jours, qu’un sourire aimable.
La ministre, dont une cascade de cheveux tombait sur un tailleur impeccable, se leva et parla.
— De toutes les choses précieuses en ce royaume l’amour est le plus rare. Le roi et ses ministres ont décidé qu’il ne valait rien de n’en donner qu’une parcelle à tout venant. Vous devez donc, à tour de rôle, me dire ce que vous en ferez. Mon choix sera le dernier !
L’industriel prit la parole le premier. Il sortit de sa mallette un dossier complet où les chiffres s’alignaient comme des colonnes de fourmis.
— Nos centres de distribution sont les seuls à pouvoir répartir ce bien dans tous les coins du pays. Nous pouvons le vendre sous différentes formes et formats, à offrir en cadeau pour les fêtes, ou à garder précieusement à l’abri comme un investissement. Bien sûr, le prix serait assez élevé, mais, comme chacun voudrait avoir sa part, chacun travaillerait plus et mieux et le pays s’enrichirait. Si on ne peut découvrir son procédé de production, on peut toujours fabriquer des succédanés, du quasi-amour, que tous pourraient s’offrir à prix moindre. Ainsi chacun aurait selon son mérite.
— Très bien. C’est tout ?
— Oui. Je vous laisse ces documents pour que vous preniez une décision éclairée en notre faveur.
— Merci.
Le scientifique se leva ensuite, moins sûr de lui devant cette femme impressionnante que devant ses étudiants ou ses collègues. Il manipula son écran portatif où apparurent des schémas et des graphiques.
— Nous effectuons en ce moment des recherches sur ce produit. Nous n’en connaissons pas la nature exacte et ne pouvons le reproduire en laboratoire. Nos connaissances actuelles nous portent à penser que bon nombre de maladies de l’âme sont dues au manque d’amour. Nous aimerions donc expérimenter chez nos sujets les plus atteints un vaccin qui permettrait d’insensibiliser, ce qui comblerait mieux leur carence que les doses restreintes que nous leur donnons présentement. Ainsi, l’amour pourrait être utile à ceux qui en ont le plus besoin.
— C’est tout ?
— Oui. Je vous laisse mon appareil. Son utilisation est fort simple et il contient un rapport de nos recherches jusqu’à ce jour.
— Merci.
Le poète ne parlait pas et regardait la dame qui en ressentit quelques troubles.
— Et vous, que feriez-vous de tout l’amour du pays ?
— Je le donnerais au Roi pour qu’il le donne à ses ministres. Je le donnerais aux parents pour qu’ils le donnent à leurs enfants. Je le donnerais au cultivateur, pour qu’il le donne à sa terre. Je le donnerais à l’ouvrier pour qu’il le donne à son travail. Je le donnerais aux amants pour qu’ils l’échangent à chaque baiser. Je le donnerais aux naissants pour qu’ils le donnent aux mourants. Je le donnerais au cœur pour qu’il le donne à l’esprit.
— D’accord. Mais vous, que prendrez-vous ?
— Moi ? Je ne prendrai rien de ce qui n’est pas donné. Vous parlez de distribuer au mérite ou au besoin. Qui sommes-nous pour juger du mérite ou du besoin ? Si je donne à celui qui le mérite, l’autre sera dans le besoin. Si je donne à celui qui en a besoin, l’autre voudra le mériter. Car l’amour, voyez-vous, a la curieuse propriété de ne pas déposséder celui qui donne. Le don d’amour produit l’amour. Je dis simplement : « Laissez l’amour où il est, ne le prenez plus. Cultivez le jardin, mais ne récoltez pas. »
alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecLe scientifique et l’industriel étaient heureux. Si l’artiste ne voulait pas de ce bien précieux, peut-être pouvaient-ils se séparer ce qui reste. Mais la ministre était désemparée. Elle était de celles qui accordent souvent plus d’importance à ce qui n’est plus qu’à ce qui est. Sa décision serait difficile. À qui donner cet amour qui ne lui appartenait pas ? Elle ressentit tout d’un coup le besoin d’en garder un peu pour elle-même…
— Et vous ne présentez aucun document à l’appui de votre demande ?
Le poète glissa à la ministre un simple petit papier. Il n’y avait que trois mots…
« Je vous aime. »

Notice biographique 

chat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonieL’auteur se présente ainsi :

« Né à Victoriaville dans un garage où sa famille habitait, l’école fut la seule constante de son enfance troublée.  Malgré ses origines modestes, où la culture était un luxe hors d’atteinte, Denis a obtenu un bac en sociologie.  Enchaînant les petits emplois d’agent de sécurité ou de caissier de dépanneur, il publia son premier ouvrage chez Louise Courteau en 1982 :La lumière différente, un conte fantastique pour enfants.  Il est un ardent militant d’Amnistie Internationale et un rédacteur régulier dans des journaux universitaires et communautaires.  Finalement, après plusieurs manuscrits non publiés, il publiera chez LÉR Les chroniques du jeune Houdini.  D’autres romans sont en chantier…  »

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)