Tirée du site L’écrivante
Ils ont toujours été choisis avec soin. Ils ont fini par être placés de façon syntaxiquement correcte, respectant un ordre grevissien et virgulien. Pesés. Circonscrits. Leur poids, leur influence, leur force ont été évalués et étudiés. Les doigts derrière le clavier les ont tapés avec lenteur, laissant à l’esprit qui les agence la possibilité de formuler autrement, de dire autre chose.
Ces mots, ils sont pourtant inutiles. Qu’ils soient prononcés dans le silence de ma tête, dans le brouhaha de ma vie familiale, qu’ils soient jetés au visage de ceux qui m’accablent, ils restent inutiles. Ils s’envolent, ils frappent, ils atteignent leur cible, mais ils n’ont jamais l’effet souhaité.
Tous les cahiers dans lesquels j’ai écrit ont porté ce titre : Les mots inutiles. Ce sont d’inutiles discours. C’est à peine s’ils arrivent à panser les plaies qu’ils ouvrent.
Si j’écris, c’est pour toucher ce lecteur idéal qui m’habite, un être qui se trouve de l’autre côté du moi qui écrit. Celui-là comprend. Celui-là sait. Il n’a pas de nom. Il n’a pas de genre ni de forme. C’est l’ami imaginaire de l’enfance qui m’a suivie. Un personnage d’histoire jamais racontée. Ce blogue, je le destine à ce lui désiré, à ce lui qui comprend. À ce lui qui trouvera quelque chose de salutaire à ces mots. Je me propose de traduire un chaos d’idées inclassables, de structurer ce qui fuit, d’organiser l’introuvable. Écrire, c’est limiter par les mots la beauté et la laideur du monde. Et c’est souvent l’amplifier en faisant des choix judicieux.
Je suis là, derrière QWERTY, depuis déjà trop d’années, à mouler mon corps à cette ergonomie nécessaire au mariage de mon âme au logiciel. Et j’attends. J’attends quelque chose qui ne vient pas. Qui n’est pas venu. Tous ces mots, je les ai considérés. Je les ai entrechoqués dans ma tête avant de les perdre en compléments ajoutés et en verbes accordés. Sans résultats. C’est comme dormir. Ça ne suffit jamais. Il faut sans cesse recommencer. S’endormir, ne pas dormir, se réveiller, se lever, déjà. C’est incessamment insuffisant. Insatisfaisant. C’est un cycle sans fin de vaines tentatives, qui conduisent inévitablement au deuil de soi et à la mort.
Voilà les mots inutiles. Des signifiants imprécis, reçus différemment par chacun. L’un dans la noirceur de sa maison endormie. L’autre dans le tumulte d’une ville qui m’est inconnue. Mais ce sont les mots qui importent, malgré leur inconstance. Parce qu’ils sont éternels. Alors que moi, je n’existe plus. Pas plus que ce lui dont je rêve. Cette idole qui embrasse ma connaissance, mes émotions, mon corps, pour me faire jouir mieux que mes propres doigts.
Et je continue d’attendre ce qui ne viendra jamais. C’est toute ma vie qui aura été inutile. Une vie de mots et de dictionnaires. Une vie de solitaire au corps démembré, dont les jambes en fuite ont atteint l’orée du bois, dont le bassin se cambre sur un lit pour que ce lui remplisse le vide, et dont les doigts s’activent sur le clavier. Toute une vie à attendre, à laisser des traces, à chercher ce lui qui me lira.
Notice biographique
Hélène Bard est née en 1975 à Baie-Saint-Paul, dans Charlevoix. Elle détient un baccalauréat en littérature française et une maîtrise en création littéraire de l’Université Laval. Elle a publié La portée du printemps, Les mécomptes et Hystéro.
Passionnée des chiens depuis toujours, elle écrit également des chroniques qui traitent de la conciliation meute-famille dans la revue Pattes libres, diffusée sur le Web.
Hélène Bard est aussi maman de deux jeunes garçons, en plus d’être réviseure linguistique et stylistique, et d’enseigner la création littéraire.
Vous pouvez la suivre sur son site personnel.
(Tiré du Huffington Post.)