Daddy Love – Joyce Carol Oates

Par Cpmonstre

L'autre jour alors que je me baladais en librairie, je suis tombée sur le nouveau Joyce Carol Oates et la réflexion que ça faisait un petit moment que je n'avais pas ouvert un de ses livres m'est apparue, comme une fulgurance. J'avais lu, il y a 5 ans, son roman Les Chutes qui si au départ m'avait laissé un goût amer de par son histoire sombre, m'avait subjuguée par l'écriture. J'en garde d'ailleurs un meilleur souvenir maintenant que lorsque j'avais fini le bouquin. L'âge, la maturité, toussa toussa. Il était donc temps que je remette le couvert cette fois-ci avec Daddy Love et je ne fus pas déçue pour un sou.

Soyons honnête, Joyce Carol Oates a le ciboulot dérangé. Non pas que je connaisse la Dame Patronnesse de la littérature américaine personnellement, mais à en lire ses bouquins, il ne faut pas être un fin psychologue pour dire que Dame Joyce n'est pas nette. Fascinée par l'âme humaine, dans ce qu'elle a de plus noire et de plus désaxée, c'est avec cette écriture ironique d'une rare intensité qu'elle nous décrit les affres de notre condition humaine et les tourments de certains de nos congénères.

Avec Daddy Love, Oates nous embarque dans l'intimité d'un pédophile récidiviste et serial killer par nécessité, dans une histoire d'amour perverse d'un homme pour un petit garçon. Robbie Whitecomb a 5 ans quand il se fait arracher des mains de sa mère dans un parking de centre commercial, par un homme qui se fait appeler " Daddy Love " par ses fils " adoptifs ". Robbie devient alors Gideon, fils de Chet Cash (le vrai patronyme de Daddy Love), homme charismatique et prédicateur à temps partiel à l'Église de l'Espoir éternel. Au fil des années, Gideon se rend compte qu'il n'a pas été le seul " fils adoptif " de Daddy Love et que tous ont disparu avant la puberté. Car Gideon sait qu'il ne plaira pas indéfiniment à son papa et que son corps de petit garçon grandissant va signer la fin de sa captivité.

Aussi bizarre que cela puisse paraître vu l'histoire, j'ai énormément aimé ce roman qui n'épargne ni ses lecteurs, ni ses personnages. Que ce soit l'histoire habilement agencée et perverse qui gagne le pari de ne pas tomber dans le vulgaire ni dans le voyeurisme putassier. Que ce soit l'écriture qui avec ses touches d'ironie mordante fait monter d'un cran la tension du récit mais aussi notre plongée dans la vie de Daddy Love et de Gideon. Que ce soit enfin les personnages diablement bien écrits et nuancés : les parents de Robbie qui font face à l'enlèvement chacun à leur façon, la grand-mère détestable, Gideon et Daddy Love.

Daddy Love se préoccupait du garçon, en fait : il veillait à ce que la corde ne scie pas ses poignets en les entourant d'abord de gaze. Un enfant aussi beau, on ne doit pas le marquer. Il saura par ce genre de détails que vous vous préoccupez de lui.

Et il sera reconnaissant.

Car Daddy Love est assez fascinant. Homme très séduisant, beau parleur, il est très loin de l'image du pédophile rougeaud, aux lunettes à double foyer. Très apprécié par la communauté de sa bourgade, surtout par les femmes, Daddy Love est vu comme un bon père de famille, célibataire, vivant seul avec son fils un peu autiste et timide, un artiste doué et un prêcheur charismatique, qui cache pourtant au fond de lui un reptile sociopathe et manipulateur. Ce personnage, je le vois un peu comme l'avertissement de Carol Oates : on ne connaît finalement jamais les gens et se fier à leur apparence, si sympathique soit elle n'est jamais une bonne idée. Quant à Gideon, alias " Fils ", alias Robbie, ce qu'en fait l'auteure est très intéressant également. Si son quotidien est une succession de traumatisme, de dressage psychologique et d'amour pervers, qu'en sera-t-il de son futur ? Deux possibilités s'offrent à lui : la mort, quand Daddy Love se lassera de lui, ou la vie, s'il arrive à s'échapper de l'emprise de son père adoptif. Mais s'il en réchappe, quel genre de personne deviendra-t-il ? Car ce qu'on nous fait bien comprendre, que Gideon soit sauvé ou pas, c'est que le petit Robbie qui était en lui est mort depuis bien longtemps, laissant place à une tout autre personnalité, une tout autre personne.

Voilà. Ah bah oui je vous avais prévenu qu'on partait sur une histoire pas jojo. Et encore estimez vous heureux, j'aurais pu publier ce billet hier, jour de la Fête des Mères. Remarquez ma délicatesse. Bon, je ne vous cache pas que j'ai fait des rêves un peu zarbis pendant et après cette lecture.

Jusqu'à la toute dernière page, qui se finit sur un sourire qui restera longtemps gravé dans ma mémoire, Joyce Carol Oates nous tient, faits aux pattes, comme un lapin sous les phares d'une voiture. Du coup, je vais essayer de ne pas attendre 5 ans avant de rouvrir un Oates, parce que de la littérature comme ça, j'en veux bien plus souvent.