Nomades et conformistes : la dérive programmée, un texte de Jean-Pierre Vidal…

« Rome n’est plus dans Rome, elle est toute où je suis. »
Corneille, Sertorius

En art, comme en industrie et commerce, comme dans la vie de bien des jeunes, du moins ceux qui en ont lesalain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québec moyens intellectuels ou financiers, l’heure est au nomadisme. Un grand dérangement naît de la globalisation, glorifiée par les uns, dénoncée par les autres, mais subie par tous si ce n’est l’infime minorité d’hyperriches, sans foi ni loi ni patrie particulière qui se trouve à dominer la planète, tout en laissant — mais jusqu’à quand ? — les gouvernements faire semblant de mener la barque de l’état pour la plus grande illusion des populations qu’ils abusent sur leurs pouvoirs réduits à presque rien.

Le nomadisme est le mode de vie chic de ceux qui règnent sur les impuissants sédentaires. Ses adeptes se pensent plus ouverts que les simples touristes dont ils ne sont pourtant que la version magnifiée. Le monde n’est pour eux qu’un terrain de chasse dont la faune leur est parfaitement indifférente : tout au plus doivent-ils parfois s’en accommoder quand des lois locales le leur imposent. Quant à ceux qui, sans être riches, sont nomades par vocation quasi religieuse, ceux qui vont aider ou simplement s’imprégner de la culture et du mode de vie des autres, les jeunes, les travailleurs humanitaires, les aventuriers, lorsqu’ils n’oublient pas purement et simplement l’expérience, ils se sédentarisent dans leur nouveau pays ou sont à jamais partagés entre deux sédentarisations. Je ne parle pas ici, il va de soi, des sédentaires de culture, souvent depuis des millénaires, mais de ceux – nous, Occidentaux – pour qui le « nomadisme » n’est qu’une mode. Au même titre que l’interactivité ou l’immersion, notions jumelles qui commandent nos loisirs et la prétendue créativité de nos vies.

Quoi qu’il en soit, la formule célèbre de Corneille, qui référait contextuellement à un épisode de guerre civile, a fini par signifier avant tout la chute de l’Empire, son explosion en myriades de principautés impuissantes, quand bien même un ego surdimensionné prétendrait occuper à lui seul le centre perdu qu’il transporte dès lors partout avec lui, qu’il incarne sans effort et qu’il fait coïncider parfaitement avec sa propre vie.

Nous sommes désormais tous des Sertorius. L’individualisme de masse est notre « paradoxe de Sertorius ».

Une socialité mobile et aléatoire

Comme animées d’un gigantesque mouvement centrifuge, nos sociétés se parcellisent, éclatent et se recomposent au gré des rencontres, des affinités, des humeurs. Ce que l’on appelle la « société civile » est faite en grande partie de ces ruches provisoires et des alliances qu’elles forment ça et là, presque d’un jour à l’autre et très certainement selon le problème envisagé ou le refus partagé.

Le retour de la famille, qu’on observe chez les jeunes générations et qui semble bien l’antidote à ce mal de nos sociétés, est lui aussi pourtant traversé des mêmes courants stochastiques et presque browniens dans leur imprévisibilité. Nos liens avec l’autre sont provisoires et leur date de péremption précipitée.

Dans une telle agitation, les frontières du moi sont devenues si poreuses que nous ne savons plus ni qui nous sommes ni en quel lieu gîte encore cet animal étrange, moi, que la communication essaime à tout vent. La science peut bien nous prédire un avenir de bactéries, notre présent nous donne déjà des contours de vibrions excités, acharnés à dire leur trépidation comme des phalènes brûlées à la lumière de la communication, clignotant dans les réseaux comme des lucioles sans dessein.

Mais rien ne luit dans la nuit de notre indistinction. C’est paradoxalement un autisme absolu qui nous attend au détour de la grande dérive de l’immersion totale où nous nous perdons complaisamment. Et au moment de notre plus grand enfermement, nous tuons le monde où nous nous sommes déchiquetés nous-mêmes, tel un Orphée fou épargnant ce travail aux Ménades. Obsédés d’altérité jusqu’à monter en épingle la plus infime différence, nous avons jeté tout Autre possible avec l’eau du bain communicationnel.

Et rien ne le dit plus clairement que cet art qui se proclame « actuel », justement pour refuser la notion trop générale, pas assez présentiste, de contemporanéité.

Un art tautologique

Cet art, donc, de notre présent le plus immédiat, abandonnant les prétentions millénaires de cette étonnante activité humaine qui s’attachait, depuis au moins les peintures rupestres, à dire le présent d’une société et d’un individu, mais en ouvrant une fenêtre sur l’autre et sur l’éternité, cet art s’est voué à n’être qu’un calque le plus fidèle possible, une réplique, une présentation répétée plutôt qu’une représentation de ce qu’il appelle la réalité en postulant simplement, naïvement, stupidement, qu’elle est irréfutable et facilement dite. C’est ça qui est ça est devenu le fin mot de l’art actuel ; c’est ça qui est ça reprennent en cœur toutes ses manifestations, toutes ses disciplines, ces disciplines qui sont elles aussi devenues à la fois poreuses et incernables, disséminées non seulement les unes dans les autres, mais dans les insignifiances « nomades » de la vie quotidienne.

alain gagnon, Chat Qui Louche, francophonie, littérature, maykan, québecMais rencontrant le kitsch et le banal, ce tissu de nos vies médiatisées non plus même « à l’os », mais au-delà, à la cellule et même au pixel qui compose notre vie socialement exhibitionniste, l’art, comme nous, perd toute identité. Car le kitsch est déjà une resucée « populaire » et même populiste du grand art qu’il singe et profane. Prétendre, comme le font si souvent les jeunes artistes, se déprendre du kitsch rien qu’à l’utiliser, c’est tomber dans son jeu : on ne critique pas impunément le kitsch, on en fait et c’est lui qui vous capture.

Dans cet univers de la répétition indépassable, de la mise à distance impossible, un conformisme proprement hallucinant habite toutes les pratiques de l’art fièrement dit « actuel » et singulièrement celles qui telles l’installation, la performance et, dans une moindre mesure, les arts médiatiques sont nés de l’abandon de la facture, de ce rapport à une matière, quelle qu’elle soit, travaillée artisanalement de telle façon qu’en retour c’est l’artiste lui-même qui s’en trouve travaillé. Ce conformisme qui saute aux yeux de tout observateur lucide et objectif va bien au-delà des traits communs qu’impose nécessairement l’appartenance à une même époque. Il naît de cette série de cercles vicieux qui nous enferment dans la tautologie de l’assimilation sans reste : l’art est la vie, la vie est l’art et, pour pouvoir garder son statut, l’artiste doit être reconnu par l’artiste, lui-même reconnu par l’artiste dans une rengaine enfantine : « je te tiens, tu me tiens par la barbichette », mais aucun des deux ne rit. C’est sérieux de faire ce qui se subventionne et de subventionner ce qui se fait : dans cette valse sans fin, on feint de sortir de l’institution honnie – l’art, son histoire, ses discours, ses organes – pour mieux se faire son institution à soi, comme un cocon opaque.

Étrangers

Cette institution, elle est constituée de connivence, d’affinités, de complaisance, tout ce qui constitue un consensus sans débat, tout ce qui produit du même, du semblable, de l’identique. De la masse en un mot.

Notre système économique et commercial, si peut-être il ne l’impulse pas, du moins en profite. Et les nomades qui nous gouvernent vraiment ne s’en portent que mieux. La mobilité des fonds individuels ou institutionnels, libres de se placer où bon leur semble et de jouer une fiscalité contre une autre, à la limite le plus souvent de la légalité, prive les états de ressources. L’idéologie néolibérale s’engouffre dans la brèche et prône l’amaigrissement continu d’un état déjà exsangue. Pour le plus grand bien de ceux qui sont déjà exagérément nantis.

Et tous ceux qui ne parviennent pas à atteindre l’exil doré du nomadisme transnational et financier finissent en réfugiés, parfois de l’intérieur, dans ce qui n’est plus leur propre pays que pour la forme.

Où, comme moi, ils se sentent irrémédiablement étrangers. Comme si, loin des échanges, ils étaient déjà morts.

Jean-Pierre Vidal

Notice biographique

Écrivain, sémioticien et chercheur, Jean-Pierre Vidal est professeur émérite de l’Université du Québec à Chicoutimi où il a enseigné depuis sa fondation en 1969.  Outre des centaines d’articles dans des revues universitaireschat qui louche, maykan, alain gagnon, francophonie, québec, littératurequébécoises et françaises, il a publié deux livres sur Alain Robbe-Grillet, trois recueils de nouvelles (Histoires cruelles et lamentables – 1991, Petites morts et autres contrariétés – 2011, et Le chat qui avait mordu Sigmund Freud – 2013), un essai en 2004 : Le labyrinthe aboli – de quelques Minotaures contemporains ainsi qu’un recueil d’aphorismes,Apophtegmes et rancœurs, aux Éditions numériques du Chat qui louche en 2012.  Jean-Pierre Vidal collabore à diverses revues culturelles et artistiques (SpiraleTangenceXYZEsseEtcCiel VariableZone occupée).  En plus de cette Chronique d’humeur bimensuelle, il participe occasionnellement, sous le pseudonyme de Diogène l’ancien, au blogue de Mauvaise herbe.  Depuis 2005, il est conseiller scientifique au Fonds de Recherche du Québec–Société et Culture (F.R.Q.S.C.).

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)