Je ne dors pas. Je me transforme, encore une fois contre ma volonté, en ruban de Mœbius. Des images circulaires, des pensées réversibles m’agressent, me secouent et me veulent pantin désarticulé. Encore une fois, je prends place sous la meule des émotions, je suis aplati comme une huile d’olive pendant que tu susurres des mots d’encouragements, des oui je, des arrête c’est pas ça, des rien n’a changé. Fi ! Je hais déjà le jour, et le désire pourtant, où je rendrai la pareille. Je suis las de me répandre, je suis las de la bonté, je suis las d’être là. Et le loup que je ne fus jamais a même perdu son hurlement, et ses crocs, et ses griffes. Je miaule mes mots d’amour.
Au fond du lit où je me transforme, petit Grégoire Samsa, deux tonnes de pensées pèsent sur mon éveil. Mon esprit déconcrissé les sécrète sans relâche, comme un égout. À quoi penses-tu que je pense ?
Je crois qu’on m’a appris à souffrir et que, pour une fois, j’ai été trop bon élève !
Je voulais rêver de photophores ou de réverbères noirs grignotant l’opacité de la nuit.
Je n’ai pas peur des réverbères doux, ils me consolent parfois. Avec eux, sous les couvertures chaudes de mon lit, je peux lutter contre les lumières ténébreuses et tristes qui murmurent des vagues de mots morts.
Mais Lampernisse a disparu. Je n’attire plus les réverbères et les couleurs.
Bon. Est-ce que tout cela suinte bien le sirop et le larmoyant ? Si je commençais ?
Toi que j’aime, je veux te raconter mon rêve.
Je ne voulais pas nécessairement dormir, j’avais en tête assez de douleurs pour résister à plusieurs nuits. Lorsqu’on nage dans le bonheur depuis trop longtemps, depuis quelques mois, la réapparition de la lame permet de relativiser ses sentiments. Fou que j’étais ! Je me poignardais du plaisir des autres au lieu de m’occuper, et j’en avais plus qu’assez !
Des ombres fuligineuses pailletaient les murs du salon où je couchais, comme tu me l’as appris. Mes petits moines se promenaient, toujours immobiles sous la neige grise. Philippe Léotard, de sa voix brisée, me sculptait des dagues dans le cœur, me racontait la jeune garde rouge de Pékin, me citait Pouchkine : « Laissez-moi en paix dans la tempête. » Mais il n’inventait pas ces jolis vers :
Voici la lame
Issue du couteau
Et voici la douleur
Issue de la lame
Cela ne vaut pas l’étonnant horizon exact de Lucie mais, avoue, l’essai est charmant.
Le temps ne passait pas. Faux. Il passait mais, sachant qu’il ne servait à rien, il prenait son temps, s’étirait, se gonflait d’heures creuses et rouges, et déjà programmées. Je m’en foutais. Le temps, j’avais le temps de l’attendre, il me restait encore un milliard de secondes à vivre. Les vers de Lovecraft (oui ! oui ! oui !) me trottaient en tête :
N’est pas mort pour toujours qui dort dans l’éternel
Mais d’étranges éons rendent la mort mortelle
Alors, blotti au fin fond de l’abîme de mon lit où tu seras longtemps fantôme, je pouvais tranquillement penser à toi.
Et j’y pensais.
Je n’oubliais pas le rêve que je voulais tien.
Léotard s’est tu, malheureusement, P. J. Harvey envahit mes oreilles, je l’aime, et te cria ce feu :
Oh my lover
Don’t you know it’s alright
Give me your troubles
I’ll keep them mine
Oh my lover
Take at your leisure
Take whatever you can find
Tom Waits mordilla gentiment mes neurones. Tu vois bien que je ne dormais pas !! Mais je ne résistais pas et, soudain (je dis soudain, c’est un effet de style, y a-t-il rien de moins soudain que le sommeil ?)
Je tombai, ou peut-être je sombrai dans un demi-sommeil parfaitement inutile puisqu’il t’enlevait.
Et je rêvai.
Opacité.
Horizontalement soutenu certainement, dans mon lit alors, je pressentais, je dis bien pressentais, comme seul le rêve le fabule. À six ans, un même cauchemar hantait souvent mes nuits. Sur les fils électriques, d’énormes masses informes se tenaient en équilibre, pressées les unes contre les autres. De leurs becs pointus et crochus, s’échappait un concert de pépiements murmurés. Ces masses me terrifiaient, car elles changeaient constamment de formes et menaçaient toujours de s’abattre sur moi pour m’étouffer. Beaucoup plus tard, je parvins à leur trouver un nom : obscénité. Appelons la psychanalyse à la rescousse, chère (comme dirait Ducharme) !!
J’étais inquiet. Je percevais une présence, informe également, une espèce de concept, de pensée en train de se matérialiser. J’imaginais des poulpes noirs me suçant de leurs titillants tentacules.
J’attendais. Une fraîche douceur me recouvrait, de la soie froide. Je ne tardai pas à confondre cette image avec des draps de satin bleu noir ou bien une très mince couche d’eau jouant avec des galets. Cette sensation ne dura que quelques interminables secondes. J’hésitais entre le demi-sommeil et le demi-éveil. Quand je me sentais à découvert, je menaçais de m’éveiller, sinon je sombrais à nouveau. Étrange sensation. (Mais celle que j’éprouve au moment même où j’écris ces lignes est bien pire. J’ai l’impression d’être retourné, comme lorsqu’on retourne un vêtement pour le laver. J’ai ce sentiment que mon cerveau est inversé, que la moitié droite s’en est allée à gauche, c’est extrêmement désagréable, comme si je devenais droitier. Horreur !! Il m’est même très difficile, actuellement, de coordonner mes pensées.)
Puis je découvris ce qui s’étalait sur moi. Je voyais distinctement, malgré ce bleu noir de la nuit, des vagues de mots lançant sur moi des doigts longs et fins, comme les calligrammes d’Apollinaire. Cela ressemblait un peu à ça :
diaphanes et mélancoliques doigts de ta main droite
philtre d’amour mauresque et philodendron ovale et rouge
incantation et vibrisses du chat et du cosaque dru
chaleur de la peau douceur des mamelons tout petits tout périt
rigoureux hiver et printemps de changement et d’amour
Je ne voyais pas les mots, je les ai imaginés en pensant à toi. C’était très, très doux, comme tes seins. Cette perception dura des temps confus. Une angoisse m’habitait sans que je puisse me l’expliquer. Je compris comme les vagues commençaient à refluer. Au début, ce fut un léger chatouillis qui se transforma, peu à peu, en légères piqûres froides. Vinrent de petites morsures, des élancements, puis des pincements, des spasmes, puis des secousses, des déchirements atroces et fulgurants. Il n’y avait plus de mots, mais le reflux violent d’énormes vagues, des lames de couteaux qui me découpaient, blanc jusqu’à l’os.
Une voix tentait de me rassurer, c’était peut-être la tienne.
Je m’éveillai si brusquement que j’eus le temps de voir mon double s’évaporer, un grand couteau à la main.
Je n’ai pas peur des réverbères doux.
Le sommeil enfui, tu revins loger en mon esprit et je commençai à tolérer cette affreuse sensation de chute que j’éprouvais depuis que tu m’avais révélé. Je guéris lentement, malheureux allemand.
Je ne te reverrai pas.
© Jeannoel Chouinard
Gaspé, mars 1993
Notice biographique…
Né un 14 décembre, je suis donc un Sagittaire, ascendant Capricorne. Et Dragon selon l’astrologie chinoise, qui plus est. J’ai passé ma vie adulte dans l’enseignement du français au secondaire et suis enfin retraité depuis 2011. J’écris de la poésie depuis 1999 après avoir sévi dans la littérature de l’absurde, du fantastique et de la science-fiction alors que j’apprenais à écrire. J’ai donc délaissé la prose fictionnelle pour la poésie et j’ai publié le recueil La Réalisatrice et ses bernaches aux Éditions Trois-Pistoles en 2004. J’ai plusieurs autres recueils à mon actif dont vous trouverez les titres — et que vous pouvez lire — sur mon microsite du site lePhare de l’UNEQ.