Combien de fois m’as-tu répété qu’il était dangereux de t’abandonner ? Je me contentais de sourire ; j’avais de la difficulté à croire que tu puisses faire du mal à quelqu’un.
Je t’ai rencontrée un après-midi d’automne, à la terrasse d’un café sur la Saint-Denis. J’ai bousculé ta chaise et ton écharpe a glissé sur le sol. En te la rendant, j’ai croisé ton regard, me suis senti attiré. Tu n’étais pourtant pas mon genre, ronde et les cheveux noirs. L’ami qui m’accompagnait s’est permis une blague qui t’aurait blessée. Je n’ai pas ri. Il avait raison : tu étais grosse, mal atriquée.
J’ai passé l’après-midi à t’observer. Tu sirotais un Perrier. Entre deux gorgées, tu promenais ton index sur le verre. Quand tu t’es levée, je t’ai suivie. Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Mon ami m’a regardé le quitter, a hoché la tête, il semblait plus surpris que moi.
Tu as marché longtemps. Tu t’arrêtais parfois devant une vitrine, puis reprenais ta marche. La plupart du temps, tu fixais le sol. Je t’ai suivie environ une heure, et au coin d’une rue, dans la foule, je t’ai perdue. J’ai eu l’impression que je venais de passer à côté du bonheur, d’être soudain dépossédé.
Les après-midi qui ont suivi, je suis retourné au café. Je t’espérais. Quatre jours ont passé avant que tu réapparaisses, vêtue de la même robe, la même écharpe nouée au cou, le même sac porté en bandoulière. Je t’ai vue venir de loin ; l’une de tes mains tripotait le tissu de ta robe à la hauteur de la cuisse.
Je t’ai regardée prendre place. Tu as commandé un Perrier. J’étais soudé à ma chaise. Lorsque j’ai soupçonné que tu t’apprêtais à partir, je me suis levé. Te perdre à nouveau, risquer de ne plus te croiser m’étaient insupportables. Des mois plus tard, nous avons ri de la façon dont je t’ai abordée. Tu as une mémoire exceptionnelle Edna, tu m’as rappelé chaque mot, chaque geste. Je faisais collégien, disais-tu.
J’ai maintes fois pensé que ce qui existait entre nous tenait de la magie. Du moins jusqu’à ce malentendu, cette mauvaise blague d’un confrère. J’ai eu beau t’expliquer et te répéter que je ne connaissais pas cette femme, rien n’est parvenu à te convaincre. À partir de là, tu t’es mise à changer. Je me suis dit que des vacances nous rapprocheraient. Le lundi, nous sommes partis à la mer. La ville derrière nous, tu as retrouvé ta bonne humeur, tes élans de tendresse. Nous avons passé des journées tranquilles à l’ombre d’un parasol, les pieds dans le sable, à goûter des boissons colorées. Je te le jure, j’ai cru que tout était à nouveau comme avant.
J’aurais dû m’inquiéter. Tu n’avais ni ami ni parent, ne recevais pas d’appel, évitais de parler du passé. J’aurais dû trouver étrange que tu traînes ce journal partout avec toi, le places debout, face à nous, en permanence. Un soir, j’ai eu l’impression que quelque chose avait changé sur la jaquette, que l’un des personnages avait bougé. Le lendemain, tu t’es éloignée un instant et j’ai observé la couverture vert olive : dix convives installés à une table, l’un d’eux qui chuchote à l’oreille de son voisin, tous les regards tournés vers moi. Dans le coin droit, un serveur en grande tenue tenait un plateau surmonté d’une bouteille de blanc. En avant-plan, un petit chien montrait les crocs. J’ai songé que l’homme penché à l’oreille de l’autre parlait de moi.
La nervosité et la curiosité m’ont poussé à le feuilleter. Je n’ai trouvé que des pages blanches. Mon inquiétude s’est accrue. Tu es entrée alors que je le déposais sur la commode, que j’essayais de le replacer dans l’angle où tu l’avais laissé.
C’était notre dernière journée avant le retour. Je ne parvenais plus à oublier ton journal, l’étrange couverture, les mimiques étonnées ou d’attente de certains personnages, cette suite de pages vides. Je me suis surpris à penser que j’irais les rejoindre bientôt, que tous ces regards convergeaient vers une porte en arrière-scène et qu’ils attendaient quelqu’un : moi. J’ai frissonné, eu un rire nerveux. J’ai réalisé que j’en savais très peu sur toi.
Je t’ai vue ranger mes vêtements auprès des tiens dans la valise. Tu prenais un soin particulier à les plier de façon à ce qu’il n’y ait pas de faux plis. J’ai crié ton nom, tu ne semblais rien entendre, tu chantonnais. Au moment où les autres levaient leur verre en l’honneur de mon arrivée, j’ai à nouveau hurlé ton prénom. Tu t’es retournée. Tu m’as regardé et envoyé du bout des lèvres un baiser sans te départir de ton sourire. Tu as pris le journal entre tes mains, l’as serré contre ton ventre et enfoui sous les vêtements. J’ai vu le dessus de la valise fondre sur moi, sur eux qui n’y portaient pas attention.
Je fais aujourd’hui partie de la famille, de l’album comme on l’appelle entre nous. Nous savons, car nous en discutons, qu’un autre convive nous rejoindra. Mon voisin de droite, celui que j’avais cru voir changer de position, a tenté de l’avertir, mais comme moi, le nouveau venu dans ton existence, Edna, accorde pour l’instant peu d’importance à certains détails.
Notice biographique
Dany Tremblay a vécu son adolescence et le début de sa vie d’adulte à Chicoutimi. Après un long séjour dans la région de Montréal, où elle a obtenu une maîtrise en Création littéraire à l’UQAM, elle s’est de nouveau installée au Saguenay où elle partage son temps entre l’écriture et l’enseignement de la littérature au Collège de Chicoutimi. Au début des années 80, elle s’est mérité le troisième prix de la Plume Saguenéenne en poésie ; en 1994, elle est des dix finalistes du concours Nouvelles Fraîches de l’UQAM. Organisatrice de Voies d’Échanges, qui a accueilli, deux années de suite, une vingtaine d’écrivains à Saguenay, elle est aussi, à deux reprises, boursière du CALQ. Elle s’est impliquée dans l’APES-CN dont elle a été présidente de 2006 à 2008. Depuis presque dix ans, elle pratique l’écriture publique avec les Donneurs de Joliette, fait partie des lecteurs pour le Prix Damase-Potvin et celui des Cinq Continents.
À ce jour, elle a publié des nouvelles dans plusieurs revues au Québec, a coécrit avec Michel Dufour Allégories : amour de soi amour de l’autre publié en 2006 chez JCL et Miroirs aux alouettes, roman-nouvelles, publié en 2008 chez les Équinoxes, ouvrage auquel a participé Martial Ouellet. En 2009 et 2010, elle fera paraître successivement, aux Éditions de la Grenouille Bleue, deux recueils de nouvelles : Tous les chemins mènent à l’ombre (Prix récit : Salon du Livre du SLSJ en 2010) et Le musée des choses. En mai de cette année, elle a publié aux éditions JCL un récit témoignage : Un sein en moins ! Et après…