Etienne Davodeau est un auteur de BD sans concessions. Pas question pour lui de travestir la réalité ou de s’évader dans des univers lointains ou imaginaires. Depuis le début de sa carrière, il raconte la « vraie vie ». Pas celle des stars ou des super-héros, mais celle des gens ordinaires. A l’image du cinéma social de Ken Loach ou des frères Dardenne, les albums de Davodeau constituent en quelque sorte de la BD sociale. Du 14 juin au 27 novembre, le Musée de la BD de Bruxelles consacre une superbe exposition à l’oeuvre de Davodeau, en partant de ses débuts dans l’Atelier Psurde en 1986 jusqu’à ses albums les plus récents. Il y a quelques jours, l’auteur français était dans la capitale belge pour visiter l’expo. Nous en avons profité pour lui poser quelques questions.
Voir son oeuvre exposée dans un endroit aussi prestigieux que le Centre belge de la bande dessinée, c’est une consécration?
Je ne sais pas, mais c’est en tout cas un plaisir et un honneur! Et on peut dire que c’est un beau travail. Il y a quelques mois, quand on m’a parlé pour la première fois de cette idée d’exposition, j’étais un peu méfiant. Je fais partie de ceux qui pensent que les planches de BD ne sont pas faites pour être exposées, mais avant tout pour être imprimées et surtout être lues. Comme j’avais un peu d’appréhension, je me suis donc renseigné auprès de quelques auteurs amis. J’en ai notamment parlé avec Baru, dont les planches ont déjà été exposées dans ce même endroit. Il m’a dit: sois tranquille, vas-y les yeux fermés! En voyant l’expo, pour laquelle j’ai laissé toute liberté à l’équipe du Centre belge de la bande dessinée, je me rends compte que Baru avait raison: c’est très bien scénographié, très clair, très sobre. J’en suis donc très heureux et je les en remercie.
L’exposition s’intitule « Chroniques de la vraie vie ». Mais au fond, c’est quoi la vraie vie?
L’idée de ce titre, qui n’a pas été choisi par moi mais par les créateurs de cette expo, fait sans doute référence au fait que la matière première de tous mes livres, que ce soit de la fiction ou du reportage, se trouve toujours dans ce qui se passe autour de moi. J’essaie de faire plus preuve d’observation que d’imagination.
Vous êtes un peu comme un journaliste, alors?
Non pas du tout, je suis auteur, pas journaliste. Il est vrai que j’ai un point commun avec les journalistes, qui est d’avoir la volonté de raconter le réel, mais je le mets en scène. Evidemment, quand je fais une fiction, je suis le seul maître à bord, je suis le dieu d’un univers que je régente à ma guise. Par contre, quand je fais un documentaire ou un reportage, je dois composer avec un réel qui s’impose à moi, mais que je vais raconter avec mes moyens et mes choix. Et ça, ce sont des choix d’auteur, pas de journaliste.
Pour l’album « Cher pays de notre enfance », qui évoque les années de plomb de la Vème République, vous avez pourtant choisi de vous associer à un journaliste, en l’occurrence Benoît Collombat, de France Inter…
Oui effectivement, Benoît est un vrai journaliste. Et pas n’importe lequel, puisque c’est un vrai spécialiste de cette période récente de l’Histoire de France. Du coup, ça m’intéressait beaucoup de travailler avec quelqu’un de ce calibre, justement pour explorer la frontière entre le statut de journaliste et celui d’auteur.
Cette volonté de raconter la « vraie vie », elle vous vient d’où?
Ca me vient de mes choix de lecteur ou de spectateur de cinéma. J’aime bien qu’un livre ou un film mette en évidence quelque chose que j’ai ressenti mais que je n’ai pas encore verbalisé. J’ai tendance à préférer les récits qui fonctionnent par empathie plutôt que par évasion, qui sont en résonance avec la vie des gens. C’est pour ça que je raconte des choses qui se passent au plus près. Je ne pourrais pas raconter quelque chose qui se passe à une époque lointaine ou à l’autre bout du monde… sauf si j’y vais moi-même et que j’ai l’occasion d’observer ce qui se passe autour de moi. J’adore certains westerns en bande dessinée, comme « Gus » de Christophe Blain par exemple, mais je serais incapable d’en faire.
Comment procédez-vous pour trouver des idées pour vos livres? Quelle est votre méthode?
Il y a deux méthodes différentes. Si c’est un album de fiction, je m’appuie sur des petits cahiers que j’accumule pendant des années et dans lesquels je note des lieux, des idées de scènes, des bouts de dialogues, des personnages. Je laisse mijoter pendant des années à feu doux et au final, ça donne des albums comme « Lulu femme nue » ou « Chute de vélo ». Soit c’est un reportage ou un documentaire et là, c’est beaucoup plus aléatoire. Avec le temps, j’ai développé des antennes qui font que je guette en permanence tout ce que je peux entendre autour de moi. Parfois, c’est à l’occasion de rencontres. Lorsque j’ai été déjeuner avec Benoit Collombat, par exemple, je ne savais pas que nous ferions une BD ensemble mais à la fin du repas, on avait déjà le plan du livre. C’était miraculeux! Pour « Les ignorants », je connaissais le viticulteur Richard Leroy depuis 15 ans. Cela faisait des années que je cherchais la bonne porte d’entrée pour faire un livre sur lui. J’aurais simplement pu raconter sa manière de travailler, comme dans « Rural », mais je m’interdis d’utiliser deux fois la même recette. Un jour, Richard se pointe dans mon atelier et il me pose des questions tellement idiotes sur la bande dessinée que tout à coup, j’ai eu un déclic. Il ne connaissait rien à la BD, je ne connaissais rien au vin. C’était ça, la porte d’entrée!
C’est amusant cette volonté de ne jamais utiliser deux fois la même méthode…
Non, ce n’est pas amusant parce que plus tu fais de livres, plus ça devient problématique (rires). Le truc, c’est que je n’ai pas envie d’appliquer des recettes. Je me méfie énormément de ce dont je suis déjà capable. Je ne veux pas acquérir d’automatismes.
Est-ce par peur de vous ennuyer?
Oui, en partie. C’est indispensable pour moi de m’amuser lorsque je travaille sur un livre. Il faut que ça m’intéresse. Si je m’emmerde en le faisant, ça va se voir.
Vous avez déjà la recette pour votre prochain livre?
Normalement, ce sera une fiction très documentée… pour laquelle j’utiliserai effectivement une recette que je n’ai pas encore utilisée.
Il y a moyen d’en savoir un peu plus?
C’est un livre que je réalise dans le cadre d’un projet plus vaste, qui concerne beaucoup d’autres auteurs. Il s’agit d’un projet mené par les gens de la Revue Dessinée, avec comme objectif de raconter l’Histoire de France en bande dessinée, mais de façon plus moderne et contemporaine que ce qui existait jusqu’ici. Je vais faire le premier livre de cette collection avec un historien qui s’appelle Sylvain Venayre. L’idée est de remettre à plat tout ce qu’on croit savoir sur ce que signifie être Français. Est-ce que c’est une question de frontières, de langue, de race, de religion, de culture? Nous avons estimé qu’il était nécessaire de parler de ce sujet maintenant, et surtout de manière extrêmement étayée. Pour aborder ce sujet, nous avons choisi la forme d’une comédie complètement déjantée et un peu absurde, avec des personnages historiques qui n’ont rien à voir les uns avec les autres mais qui se retrouvent en France en 2016 en se demandant « mais c’est quoi ce bordel? ».
Vous changez à chaque fois de méthode, mais est-ce que vous pourriez changer aussi de style de dessin, par exemple?
Non, mon style de dessin est relativement stable. Je vois des gens comme Pascal Rabaté ou David Prudhomme qui changent de dessin à chaque fois, mais en ce qui me concerne, je vois avant tout mon dessin comme un outil. Je m’appuie sur lui pour raconter des histoires, mais je suis assez lucide sur ce qu’il vaut. Je sais qu’il a ses limites et ses qualités. La principale qualité de mon dessin est qu’il me permet de raconter des choses, c’est une bonne machine fiable pour ça. Mais un jour, je pense que j’aurai vraiment envie de me mettre à dessiner.
Justement, pour l’album « Cher pays de notre enfance », ça n’a pas dû être évident à dessiner. Il y avait des longues pages où le dessin se résumait à représenter des personnes en train de parler…
C’est vrai! Mais je l’ai su dès que je me suis lancé dans ce projet avec Benoît. Je me suis dit: là mon gars, tu t’attaques à des tunnels, tu ne vas pas t’éclater graphiquement. Et ça s’est vérifié! En même temps, notre objectif avec Benoît était précisément ne pas nous amuser à faire voler la caméra dans tous les sens ou illustrer les choses de manière exagérée. Les gars interrogés dans le livre disent des choses suffisamment intéressantes pour qu’on reste sur eux, même si c’est un peu chiant à dessiner. Effectivement, ça a été un peu chiant pour moi, mais je ne regrette pas une seconde. Je suis très content d’avoir fait ce livre.
« Cher pays de notre enfance » a eu beaucoup de succès. Est-ce qu’on peut parler aujourd’hui d’une mode des BD reportages?
Oui, on peut parler d’une mode éditoriale, étant donné que tous les éditeurs de France et de Belgique s’y mettent. Mais ça va passer. La mode actuelle pour la BD documentaire ou reportage masque un peu le mouvement de fond qui, lui, va rester. J’ai la prétention de faire partie de ce mouvement de fond. Je continuerai à en faire, même quand ce ne sera plus la mode.
Vous vous sentez aujourd’hui comme un chef de file de la BD sur la « vraie vie »? Est-ce que des jeunes auteurs viennent vous voir pour vous demander des conseils?
Oui ça arrive que des gens viennent me voir, mais ça ne m’intéresse pas de faire école et je n’ai aucune ambition d’être un chef de file. Ma seule ambition, c’est de faire des livres. Si ça peut en inspirer certains, tant mieux. D’ailleurs, moi aussi, je me suis appuyé sur l’oeuvre d’autres auteurs pour construire la mienne. On fait tous ça. Mais ce n’est pas un but. Ce que je veux, c’est faire des livres qui se tiennent, qui soient cohérents et qui parlent un peu aux gens. C’est déjà pas mal.
Quels sont les auteurs que vous considérez comme vos maîtres?
Il y des auteurs grâce auxquels j’ai décidé de faire de la bande dessinée et que j’ai aujourd’hui la chance de compter au nombre de mes amis. Quelqu’un comme Baru, par exemple. Je lisais ses BD quand j’avais 16 ou 18 ans et il a contribué beaucoup à mon choix d’aller vers ce genre de bandes dessinées. Je pense aussi à quelqu’un comme Cosey. Et puis évidemment, comme pour beaucoup de gens de ma génération, mon socle initial est la sainte trinité Franquin – Hergé – Uderzo. Dans mon cas, elle est d’autant plus présente que j’ai grandi dans un milieu où il y avait peu de livres. Du coup, je relisais énormément ceux que j’avais. « Astérix chez les Bretons », je l’ai lu des dizaines de fois. Encore maintenant, je le connais par coeur. Celui que je n’ai jamais quitté, c’est Gaston Lagaffe, que je relis encore avec plaisir. Pour moi, c’est une série totalement sous-estimée à tous les niveaux.
Et au niveau des auteurs de BD contemporains, lesquels vous plaisent?
Quand on est auteur soi-même, c’est compliqué de lire d’autres bandes dessinées parce qu’on est souvent un lecteur pénible. J’ai d’ailleurs pas mal de confrères qui ne lisent plus de bandes dessinées. Je m’en rends compte quand je suis dans des jurys, par exemple. De mon côté, j’essaie de continuer à lire des BD. Heureusement, j’ai des amis libraires qui me font signe quand ils repèrent des choses intéressantes. Je dois bien avouer que souvent, les BD que je lis me tombent des mains mais quand un livre me bluffe, ça me fait un bien fou! Ca m’est arrivé avec deux BD récemment. « Juliette » de Camille Jourdy, qui est formidable et très subtil. Et « Stupor Mundi », de Néjib. Ce sont des bouquins qui viennent de nulle part, mais qui sont évidents. Même quand tu fais de la BD depuis 25 ans, c’est le genre de livres qui t’apportent vraiment quelque chose.
« Lulu femme nue », une de vos BD, a été adaptée au cinéma. Y a-t-il d’autres adaptations de vos livres en préparation?
Le film « Lulu femme nue » a été pour moi une expérience qui m’a appris beaucoup de choses, mais je n’ai pas participé activement à ce projet. Comme ça me tentait depuis longtemps d’écrire pour le cinéma, je travaille en ce moment sur l’adaptation de mon livre « Chute de vélo ». Je co-écris le scénario avec le réalisateur belge Vincent Lannoo. On est en train de terminer l’adaptation et on espère que le film se fera prochainement. J’aimerais que le film soit tourné dans mon village, où se passe la bande dessinée « Chute de vélo ». Mais ça dépend de tellement de paramètres que le lieu de tournage définitif n’est pas encore établi. Quand on fait du cinéma, il y a beaucoup d’obstacles à franchir, ce qui est beaucoup moins le cas en bande dessinée. Mais je ne me plains pas, car c’est fascinant à faire.