Il serait bien temps, après des mois de mai et juin intense, quelques jours de repos et avant un départ en vacances prochain, j'espère, de réveiller ce blog. Attention, quand le blog roupille, le lecteur qui l'anime, lui, ne dort pas forcément, et j'ai pas mal de retard à rattraper et de livres à évoquer. A commencer par un très beau roman historique, plutôt dédié à un jeune public mais qui devrait aussi combler des lecteurs plus aguerris par sa belle galerie de personnages. "Là où tombent les anges" (oui, encore des anges, mais cette fois, pas de créatures ailées dans le livre) est signé Charlotte Bousquet et est paru dans la collection Electrogène des éditions Gulf Stream. Une façon intelligente, mais également militante, de se plonger dans une décennie pour le moins mouvementée, les années 1910, à travers les destins d'un groupe de jeunes femmes aux trajectoires diverses.
Solange vit à Auvers-sur-Oise auprès d'un père violent qui la bat régulièrement. Plus elle grandit, plus les corrections se font violentes et, à 17 ans, en cette année 1912, elle décide que cela suffit. Direction Paris, pour une nouvelle vie aux côtés de sa meilleure amie, Lili, qui a gagné la capitale avec l'ambition d'y devenir artiste.
Solange a beaucoup moins d'idées quant à son avenir. Pour gagner sa vie, elle joue les petites mains, mais la paie est modeste et le travail difficile. Alors, elle s'amuse, s'étourdit dans les bals et les soirées où l'accompagne Clémence, une de ses collègues avec qui elle a sympathisé. Il y a bien quelques rencontres, des garçons qui cherchent à la séduire, mais rien de sérieux.
Jusqu'à la rencontre avec Maximilien. Il est riche, séduisant, mais aussi bien plus âgé que Solange. Il pourrait même être son père. Mais, pour la jeune femme, bien candide, il incarne un confort matériel dont elle n'osait rêver. Il sera son mari. Elle sera son épouse... Avant de vite déchanter, car son époux ressemble un peu trop à son père...
Sans être aussi violent, il entend tout diriger dans l'existence de Solange et en faire une parfaite femme au foyer (à l'image du titre de ce billet, pris parmi les réflexions de la jeune femme et que met plus en valeur encore la suite du texte). Et bien vite, Solange se retrouve prise au piège d'une prison aux barreaux dorés, obligée de cohabiter avec la tante de son époux, Emma, chez qui le couple vit, et de subir les colères et l'appétit sexuel de Maximilien.
Dans le même temps, Lili vit son rêve d'artiste et s'affirme comme une femme libre dans une société où ce n'est guère le cas. Quant à Clémence, elle a elle aussi rencontré un homme, plus modeste que Maximilien, mais aussi plus gentil. Ils forment un couple idéal, deux moitiés d'orange qui se sont trouvées...
Et voilà que la guerre arrive...
A l'été 1914, les hommes sont appelés au front. L'heure de la revanche a sonné après la débâcle de 1870. Une guerre qui sera finie à Noël, on connaît le refrain... Pour Clémence, un crève-coeur, mais pour Solange, une véritable libération. Une nouvelle vie commence pour elle, en l'absence d'un mari combattant dans les tranchées.
Il ne s'agit pas d'une révolte soudaine, mais d'une révolution en douceur. La discrète et soumise Solange va, petit à petit, étendre ses ailes et faire son nid dans une société en plein bouleversement. Elle goûte à l'indépendance, entre deux permissions de son mari, et, plus que jamais, elle prend conscience de l'erreur qu'est son mariage. Mais comment s'en défaire ?
"Là où tombent les anges", c'est le récit de cette éclosion, de la sortie d'un papillon de son étouffant cocon. Avec ce paradoxe douloureux : c'est bel et bien le carnage de 14-18 qui va permettre à Solange de desserrer l'étau qui la contraignait jusque-là. Depuis la fin de son adolescence, juste avant le début des hostilités, jusqu'au retour de la paix, c'est l'affirmation de Solange que l'on suit dans le roman.
Autour d'elle, ses amies et connaissances voient aussi leurs existences chamboulées : Lili quitte l'Europe à feu et à sang pour faire carrière dans des contrées plus paisibles, Clémence participe à l'effort de guerre, devenant "munitionnette" dans les usines fabriquant les obus. Mais on croise aussi d'autres femmes marquantes, comme Marthe et Madeleine.
Je n'en dis pas trop, car on me le reprocherait, mais ces personnages secondaires, si l'on s'en tient au cadre romanesque, sont remarquables et leurs destins aussi forts, peut-être plus encore, que les personnages centraux. Mais, ces jeunes femmes, qui vont suivre des routes très différentes, représentent le large spectre des rôles que les femmes pouvaient alors endosser, sans que ça soit facile.
Charlotte Bousquet est une romancière engagée, et le féminisme est l'une des causes qu'elle défend avec force. Ce livre en est une parfaite illustration, en choisissant des jeunes femmes ordinaires, que rien ne prédestine à sortir du lot, mais qui, emportées par le tourbillon de l'Histoire, vont se révéler, et se révéler d'abord à elle-même.
On oublie trop souvent cet aspect du premier conflit mondial, celui de l'émancipation des femmes, certainement pas complète, mais c'est un début. Au milieu de la gigantesque redistribution des cartes née de cette guerre terrible, la question des femmes a pu paraître secondaire, mais ce livre ne manque pas de nous rappeler que ce fut, pour beaucoup, le début d'une nouvelle ère.
Mais il serait faux de se limiter à la génération de Solange et de ses amies, arrivées à l'âge adulte au même moment que la guerre débutait. A travers le personnage de tante Emma, déjà brièvement évoqué, Charlotte Bousquet nous offre un autre destin, celui d'une pionnière, d'une femme qui a suivi le destin qu'elle s'est choisi...
Là encore, il n'est pas question d'entrer dans les détails. Disons seulement que tante Emma, si l'on en reste aux premières impressions, a tout de la marâtre de conte de fée... Mais, l'une des grandes trames du roman sera la relation difficile qui va se nouer avec Solange et les révélations qui vont en découler. Et, en fin de lecture, c'est un tout autre regard que l'on posera sur Emma.
Sans être forcément une mère de substitution pour Solange, Emma va s'avérer être une alliée solide et forte, celle qui est la plus à même de s'opposer à l'autoritarisme de Maximilien. Le processus sera lent, parfois mouvementé, mais le hasard va s'en mêler et donner à Solange les éléments pour percer les défenses de cette tante bien froide...
"Là où tombent les anges" est une fresque historique qui nous plonge dans cette période agitée de notre histoire, à travers le regard des femmes, mais aussi sous un angle qu'on oublie également parfois : ce qu'on appelle l'Arrière. Autrement dit, les populations qui ne vivent pas dans les zones de combat (même si Paris, on le voit, est sous la menace et connaît aussi des événement graves).
Bien sûr, le contexte historique est important, car il conditionne tout. Mais le livre repose véritablement sur les personnages que l'on suit, particulièrement Solange, évidemment, mais aussi toutes celles que j'ai citées au cours de ce billet. Chacune apporte sa pierre à l'édifice, ouvrant de nouvelles perspectives au lecteur.
On s'attache rapidement à ces femmes, même si on a parfois envie de secouer un peu Solange, lorsqu'elle se laisse trop faire ou si Emma semble bien revêche de prime abord. Chacune à sa façon essaye de rompre avec le déterminisme imposé aux femmes afin de prendre les rênes de son destin. Mais, attention, lorsqu'il est question de destin, on peut vite basculer dans la tragédie...
"Là où tombent les anges" est aussi un roman fort en émotions, assez diverses, d'ailleurs. Oh, bien sûr, la tonalité globale et le contexte historique font qu'il n'y a guère de place pour des moments de comédie, disons, mais ensuite, entre espoir, révolte, colère, tristesse, fierté, amour, haine, injustice, il y a de quoi faire et ne laisser aucun lecteur indifférent.
Il y a en tout cas matière à une excellente introduction sur bien des sujets pour les jeunes lecteurs qui sont la cible première de la collection Electrogène. D'abord, pour ce contexte historique fort, alors que l'on est encore, et pour au moins deux ans, en pleine période de commémorations du centenaire de cette abominable guerre.
Ensuite, et nous en reparlerons d'ailleurs dans un prochain billet, pour réaliser à quel point en un siècle, la société française a évolué, en particulier dans le domaine des droits des femmes. Et ce, même s'il reste sans doute encore beaucoup à faire. Mais, l'objectif là aussi est atteint en nous proposant des destinées où rien n'est gagné, où parfois, être femme est une circonstance aggravante.
Prenons un exemple parmi d'autres : la difficulté de Solange, devenue rédactrice d'articles consacrés au sort des femmes dans cette société en guerre, et qui, bien souvent, peine à trouver preneur dans une presse qui a d'autres centres d'intérêt, même parmi les titres les plus progressistes... D'autres personnages connaîtront des situations qui mettent en évidence le peu de cas que l'on fait du sort des femmes...
Je me rends compte, à mon grand désarroi, que ce billet est le premier que je consacre à un livre de Charlotte Bousquet. J'ai pourtant eu l'occasion de la côtoyer depuis plusieurs années à Epinal, lors des Imaginales, et je me souviens avec bonheur de "Venenum", très beau roman de cape et d'épée, lu il y a quelques années, par exemple.
Cet oubli est rattrapé avec ce billet sur un roman qui mérite vraiment qu'on s'y penche. Bien sûr, certains lecteurs qui ne jure que par les littératures de l'imaginaire que sont la science-fiction, le fantastique et la fantasy, hésiteront peut-être à lire un roman historique. Mais, ce serait une erreur de négliger ce genre, qui appartient aussi à sa façon à l'imaginaire, lorsqu'on utilise un contexte pour y installer une histoire fictive.
J'ai souvent dit que la littérature jeunesse me laissait sur ma faim, ce ne fut pas le cas ici. J'ai suivi Solange et ses amies dans leur parcours et j'en suis sorti très touché par les destins des unes et des autres. Des émotions qui s'accompagnent aussi de nombre de réflexions et de questionnement qui, un bon mois après la lecture du livre, demeurent dans mon esprit. Un signe de qualité, non ?
Des émotions et des questionnements qui diffèrent certainement de ceux de lecteurs plus jeunes et, plus encore, de lectrices, car elles sont les mieux placées pour capter ce qui ressort de ce livre. Mais, là encore, se dire que seules les lectrices sont concernées ou intéressées par ce roman serait une grave erreur de jugement. Car, lectrice ou lecteur, chacun a des enseignements à tirer d'un roman comme celui-là.