Jeanne vient de fêter ses 33 ans, dans une période difficile pour elle, puisqu'elle est de nouveau célibataire depuis quelques mois. Julian, l'homme de sa vie, a filé à l'anglaise quand il a été question de sujets plus sérieux entre eux, d'un approfondissement de la relation, de projets communs... Et depuis, l'idée qui avait germé dans l'esprit de Jeanne grandit, grandit...
Contrôleuse à la SNCF, attachée à la ligne reliant Paris à Auxerre, Jeanne a depuis quelque temps une envie irrépressible : devenir maman. Là, lors de l'anniversaire d'une de ses meilleures amies, Alice, elle se fixe un objectif : tout faire, tout, vraiment tout, pour devenir mère avant ses quarante ans. Allez, laissons quelques mois de rab, le compte à rebours est lancé, il reste 89 mois...
Mais, vous l'avez compris, il manque un maillon essentiel, dans cette chaîne : un géniteur. Oserait-on parler d'un père, tant l'idée et l'envie d'avoir un enfant semblent peu partagées par l'entourage masculin de Jeanne. Il suffit que la question soit évoquée pour provoquer le repli stratégique dudit géniteur potentiel, façon "courage, fuyons !"
Malgré tout, Jeanne ne renonce pas à son rêve, bien au contraire. Elle n'a pas d'homme dans sa vie, peu importe, elle n'a pas besoin d'une relation durable, juste de rencontres ponctuelles et de relations limitées au sexe pour obtenir, si tout va bien, ce qu'elle veut. Voilà donc la sage Jeanne se lançant dans une quête un peu particulière, celle d'un père anonyme et qui ignorerait tout de son don.
Dans le monde de Meetic et Tinder, séduire n'a rien d'insurmontable pour une jeune femme jolie, charmante et souriante. Mais, multiplier les rencontres et surtout les relations éphémères ou les "fucking friends", pour utiliser une formule aussi claire qu'elle est vulgaire, ce n'est pas forcément bien vu par la société.
Et particulièrement pour une femme, qui sera plus souvent considérée d'un oeil péjoratif, alors qu'un homme, dans la même situation, sera qualifié de don juan. Moralement, la quête de Jeanne, sa volonté indomptable de concevoir un enfant en dehors de tout cadre traditionnel, risque de lui faire une vilaine réputation, mais Jeanne s'en fiche, tout cela, elle n'y pense même pas.
Pas plus qu'elle ne pense aux risques pour sa santé. Alors qu'on ne cesse de répéter qu'il faut sortir couvert, en particulier lorsqu'on papillonne, Jeanne, et pour cause, ne s'embarrasse pas de précaution et de protection. Un jeu de roulette russe, diront certains, avec la possibilité d'attraper quelque méchante maladie sexuellement transmissible...
Cela lui vaut les foudres d'Alice, son amie. Alice, c'est l'image traditionnelle même : mariée, heureuse en ménage, mère de famille, maniaque du rangement et de l'organisation, spécialiste de la planification de tout et de rien, capable d'organiser un anniversaire plus de 6 mois à l'avance et frisant la crise de nerf lorsqu'un grain de sable vient enrayer la belle mécanique qu'elle a mise en place.
Alice, sans être ni moraliste, ni antipathique, est la copine un peu pénible mais toujours compréhensive et à l'écoute. Pénible, parce que, pour Jeanne, elle est une sorte de perfection que la jeune femme ne vise pas. Elle se contenterait tellement de moins que ce bonheur simple et tranquille, sorti d'une carte postale.
Lorsque Jeanne s'enferre dans son désir de maternité, Alice est là pour lui rappeler qu'elle doit aussi faire attention, qu'elle joue un jeu dangereux, qu'elle doit prendre son temps, rencontrer un homme et construire... Agaçante, c'est certain, déprimante, puisqu'elle a tout ce qui manque à Jeanne et qu'elle l'a obtenu sans effort quand son amie rame, mais indispensable pour garder les pieds sur terre.
Face à Alice, il y a Léo. Eléonore, de son véritable prénom. Amie et collègue, plus jeune de quelques années que Jeanne, ne se posant pas une seconde la question de la maternité, mais croquant la vie à pleines dents, sans se poser de question. Tout feu, tout flamme, Léo, c'est tout le contraire d'Alice, avec, là encore, des côtés agaçants et d'autres qui remontent le moral de Jeanne quand c'est nécessaire.
La complicité entre Jeanne et Léo est délicieuse. En particulier lors de leurs trajets entre Paris et Auxerre (aller et retour), le regard de Léo sur les hommes étant particulièrement acéré. Mais, malgré un côté foufou, elle sait aussi se montrer très protectrice pour son amie, dont elle n'ignore ni les difficultés sentimentales, ni son envie de devenir mère.
Alice et Léo, ce sont un peu l'ange et le démon qui apparaissent sur les épaules de Jeanne pour lui souffler des conseils à l'oreille et essayer de l'orienter dans un sens ou dans l'autre. Je force un peu le trait, mais je pense que Jeanne, sans ces deux amies tellement différentes mais tellement importantes, pourrait perdre tout équilibre et plonger.
Car, au-delà du ton plein de vie, parfois un peu cynique, toujours léger du récit de Jeanne, le lecteur ressent bien la douleur de la jeune femme, dont le besoin de maternité tourne peu à peu à l'obsession. Une obsession qui n'est pas récompensé, car malgré ses efforts, que ce soit dans des relations un peu plus suivies ou avec des oiseaux de passage, les tests de grossesse persistent à rester négatifs.
Vous me direz, pourquoi se casser la tête à trouver un géniteur in vivo quand on peut faire appel à la science ? Certes, certes... Et Caroline Michel n'oublie évidemment pas cette possibilité d'une procréation assistée. Mais, là encore, rien n'est simple, rien n'est facile. A la fois dans les formalités à remplir, car Jeanne, encore une fois, sort du cadre classique, mais aussi dans la démarche elle-même.
Pour dire les choses clairement, la législation est un obstacle de taille en la matière, empêchant une femme seule de recourir à la fécondation in vitro. Mais, au-delà de cet aspect-là, on va comprendre en suivant Jeanne que cette voie-là n'est pas une route de briques jaunes non plus et que le côté déshumanisé de l'affaire peut aussi freiner les ardeurs même les plus vives...
Je reviens au style de Caroline Michel. Et, pour cela, il nous faut dire un mot de son parcours. Nous parlons d'une jeune femme, plus jeune, même, que son personnage principal. Pas encore 30 ans, blogueuse spécialisée dans les questions liées à la psychologie, la sexologie, le couple, la maternité, évidemment, et on ne sera pas surpris de voir qu'elle a travaillé dans la presse magazine dédiée aux lectrices.
En effet, et même si je ne suis pas un grand spécialiste du genre (comme tout le monde, je vais chez le coiffeur ou le médecin et je regarde les magazines dans les salles d'attente, je feuillette, je lis en diagonale), j'ai retrouvé dans l'écriture de Caroline Michel ce que j'ai eu l'occasion de lire dans les pages glacées de "Elle" ou de "Cosmo" (ou d'autres).
Je sais que cette remarque est à double tranchant, que certains la prendront de manière assez négative. Ce n'est pas mon but. Si je souligne cette dimension-là, c'est d'abord parce qu'elle m'a frappé et, ensuite, paradoxalement, parce que je trouve que ce genre d'écriture a plus sa place dans un roman que dans un article de presse.
Les articles auxquels je pense ressemble bien souvent plus à des éditoriaux voire carrément à des nouvelles, qu'à des textes factuels, apportant de l'information. Avis tout à fait personnel que j'assume complètement. Mais, je dois dire que ce style, je l'ai apprécié dans le cadre romanesque, parce qu'il est pétillant, rapide, plein d'humour et, finalement, assez bien vu.
Jeanne est certainement un personnage plus complexe qu'il n'y paraît. On n'est pas, de mon point de vue, dans une caricature, on joue avec certains archétypes, j'en ai parlé avec Alice et Léo, qui restent pour autant des personnages très crédibles. Et Jeanne elle-même, malgré son obsession, ne tombe pas dans certains écueils du genre qui pourraient en faire un personnage insupportable.
Au contraire, elle est attachante, on partage cette douleur latente que devient son envie profonde d'avoir un enfant et on attend qu'une heureuse nouvelle vienne mettre un terme à son compte à rebours (chaque chapitre correspondant à un de ces mois, en partant du 89e). Il y a de la sincérité, incontestablement, dans sa démarche, et il faut le souligner.
Tiens, une remarque annexe à cela : bien que la notion de temps soit au coeur du roman, jusque dans son titre, bien qu'il y ait cette échéance, certes lointaine, mais rappelant l'épée de Damoclès et son crin s'effilochant, jamais, sauf erreur de ma part, on ne trouve dans le cours du livre la très vilaine expression d' "horloge biologique". Encore un écueil évité.
Alors, oui, on sourit, et franchement, à certains épisodes de ce roman (je ne regarderai plus jamais la photo d'un émeu du même oeil, désormais...), aux répliques lapidaires des personnages qui se clashent volontiers, mais on ne peut jamais perdre de vue que, derrière tout cela, derrière les apparences, il y a le mal-être d'une femme en mal d'enfant.
A une époque où l'on débat plus volontiers sur des questions diamétralement opposées, et en particulier sur le fait qu'on peut être femme sans vouloir devenir mère, "89 mois" prend le contre-pied et évoque aussi l'ultra-moderne solitude (tiens, encore une chanson des années 80 toujours au goût du jour...) de Jeanne, son incomplétude.
Oui, j'ai souvent souri et même parfois ri en lisant "89 mois", mais je suis sorti de cette lecture avec le coeur serré. En cause, le final du roman. Je ne vous en dirai rien, rassurez-vous, simplement que la fin ouverte vous laissera libre choix dans votre interprétation. Suis-je un indécrottable pessimiste, ou d'un froid réalisme ? Cette fin, je la trouve empreinte d'une certaine mélancolie.
"La mélancolie, c'est la joie d'être triste", a écrit Victor Hugo, et je trouve que cette formule s'applique tout à fait à la fin de "89 mois". La joie d'être triste, oui... J'exagère peut-être un peu, mais la situation de Jeanne, lorsqu'on la laisse, lorsqu'on tourne la dernière page, m'a rappelé cet oxymore et j'ai eu très envie de la prendre dans mes bras et de lui adresser un chaleureux sourire.
Alors, oui, c'est léger, non, ce n'est sans doute pas de la Grrrrande Littérature, comme en exigent certains à chaque lecture, mais, si l'on s'en donne la peine, il y a dans "89 mois" bien des sujets de réflexion. Et ce, qu'on soit une femme, public cible de ce roman, ne le nions pas, mais aussi un homme. Parce qu'on n'y a pas le beau rôle, messieurs, sachez-le !
Oui, je ne suis sûrement pas le mieux placé pour parler de ce livre. J'en ai sûrement une lecture différente par rapport aux femmes et plus encore aux mères qui le liront, mais elle m'a poussé à faire le point, à me remettre aussi en question, à me demander comment je réagirais dans de telles situations... Et à n'avoir encore aucune réponse ! Mais la réflexion se poursuit...