"Ainsi qu'il a été signalé, [le] maire de Sablé est un officier français et mulâtre. [...] Il est incompréhensible pour le ressentiment allemand et pour le sens du droit allemand qu'un homme de couleur puisse revêtir la charge de maire. [...] Il est in...

Par Christophe
Pardon pour ce titre un peu long, mais il faut le lire, absolument. C'est un extrait de la lettre par laquelle la Feldkommandantur signifiait au personnage principal du roman dont nous allons parler (véritable personnage historique, vous l'aurez compris), qu'il était destitué des fonctions de maire qu'il occupait. Cet homme ainsi visé par la vindicte nazie s'appelait Raphaël Elizé et il fut le premier maire  noir de métropole, lorsqu'il fut élu à Sablé-sur-Sarthe à la fin des années 1920. Gaston-Paul Effa lui a consacré un roman qui n'est pas une biographie, même si le parcours remarquable de ce Matiniquais est évidemment au coeur du récit. "Rendez-vous avec l'heure qui blesse", paru chez Gallimard, dans la collection Continents Noirs, est un livre poignant, douloureux par son contexte, mais qui revient aussi avec pas mal d'humour sur la carrière professionnelle et politique de Raphaël Elizé. Mais qui aborde aussi des problèmes terriblement contemporains, jamais résolus...

Le 13 septembre 1943, Raphaël Elizé quitte la ville de Sablé-sur-Sarthe, dont il était le maire encore peu de temps auparavant. Arrêté pour faits de résistance, il entame ce jour-là le long et terrible voyage vers la déportation que tant d'autres ont également connu. Direction le camp de Buchenwald, dont il ne reviendra pas.
Au cours de ce voyage, qui passera par Angers puis par un camp près de Compiègne, Raphaël Elizé revient sur le parcours qui a fait de lui un homme d'exception : petit-fils d'esclave né en Martinique, parti de l'île peu de temps avant l'éruption de la montagne Pelée, qui va rayer de la carte la ville de Saint-Pierre, le 8 mai 1902.
Arrivé avec l'adolescence en métropole, il réussit un parcours scolaire brillant qui va le mener à l'école vétérinaire de Lyon, dont il est diplômé en juillet 1914... Avant même de pouvoir exercer, il découvre l'enfer des tranchées, dont il reviendra décoré de la Croix de Guerre. Une fois la paix revenue, il surprend tout le monde en choisissant de s'installer à Sablé-sur-Sarthe.
Et il surprend surtout en premier lieu les habitants de la commune, peu habitués à croiser un homme à la peau noire. Il va lui falloir du temps pour se faire accepter de ces gens, qui ne croient pas en ses compétences ou voient en lui une espèce de sorcier, doté de pouvoirs magiques, alors qu'il ne fait qu'appliquer avec soin et talent, le savoir qu'il a acquis.
Mais, peu à peu, les résultats qu'il obtient finissent par convaincre ses concitoyens. C'est une partie importante du livre, à la fois assez cocasse et en même temps marqué par le racisme ordinaire dont Raphaël Elizé fait l'objet, même de la part des personnes les mieux intentionnées... Cocasse, parce qu'on le voit réussir quelques "miracles" qui vont faire sa réputation.
Au bout de quelques années, elle sera telle qu'il se présentera aux élections municipales et finira par l'emporter au bout d'une campagne pénible. Mais, ensuite, il marquera à jamais de son empreinte la commune en la modernisant de façon remarquable, créant nombre d'infrastructures modernes. Un homme aimé et respecté, jusqu'à l'arrivée des nazis.
Raphaël Elizé est le narrateur de ce roman, c'est lui qui, lors de cet ultime voyage, vers l'horreur, vers la mort, une mort effroyablement absurde, revient sur son parcours, mais pas sur un plan uniquement factuel, non, c'est plus que cela. Parce que, une fois au camp de concentration, c'est un bilan bouleversant qu'il peut tirer.
Un regard panoramique sur son parcours, de ses origines très modestes, dans une famille qui a combattu l'esclavage et participé activement à son abolition, jusqu'à sa carrière de notable en métropole. Déchu de tout, même de son humanité, renvoyé par la folie humaine au rang de moins qu'humain, il semble boucler la boucle de terrible façon...
Entre le récit de la vie concentrationnaire, il y a des réflexions très profondes, très justes, très violentes, aussi, étant donné le contexte, sur la condition humaine. Sur la fragilité des hommes et sur la vitesse de la chute en comparaison à la difficulté de l'ascension. Gaston-Paul Effa est professeur de philosophie, on sent sa patte dans cette partie-là, car la voix qu'il prête à Raphaël Elizé pousse le raisonnement assez loin.
Littérature, poésie, philosophie, mais aussi toutes formes d'art, comme la musique ou la peinture, nourrissent les réflexions du prisonnier, qui se rappelle ainsi qu'il a bien été humain et que l'humiliation atroce qu'on lui fait subir, que l'arbitraire qui le prive de son humanité, ne pourront jamais le briser, le faire renoncer.
Toute la puissance du roman de Gaston-Paul Effa, toute la noblesse et la force du personnage de Raphaël Elizé sont dans ces pages, qui ne sont plus seulement du domaine biographique et romanesque, mais bien du développement d'une réflexion élaborée dont le destin de Raphaël Elizé est la clé de voûte.
Mais un élément est frappant : l'attachement aux racines. Les souvenirs qui reviennent à l'esprit de Raphaël Elizé, entre les barbelés d'un des plus terribles camps nazis, le renvoient souvent à son enfance, à la Martinique, au Lamentin. Mais c'est souvent la Montagne Pelée, aux colères effroyables, qui réapparaît dans son esprit.
Quel que soit son parcours, par la suite, il reste jusqu'au bout un enfant de l'île. Et un homme noir, même si cela lui vaut d'être maltraité et bien moins considéré encore que ses compagnons d'infortune à la peau blanche. La couleur de peau comme une malédiction qu'on ne peut guérir et qui vous précède où que vous alliez.
Comment ne pas faire le lien entre ces éléments et notre monde contemporain ? Les choses n'ont finalement guère évolué, les préjugés restent tenaces alors que plus personne n'a l'excuse d'une certaine nouveauté. Ce qui est dit à Raphaël Elizé, d'autres l'entendent encore aujourd'hui, ou tout du moins, le même genre de fadaises et de clichés sans fondement.
Une anecdote : lors de ses premières années à Sablé-sur Sarthe, une des personnes qui fait appel à lui le félicite et évoque l'Afrique à son sujet... Il lui précise alors qu'il ne vient pas d'Afrique mais de Martinique, mais quelle différence pour son interlocuteur ? D'autres histoires, exemptes de mots mais pas de geste, symbolisent ce racisme qui imprègne la société française de l'Entre-deux-Guerres.
Mais, soyons juste, on note aussi les progrès qui sont faits par Raphaël Elizé dans son acceptation, jusqu'à son élection. Mais, c'est long, pénible, et surtout, il n'est jamais dupe : si on l'accepte comme vétérinaire puis comme maire, si on fait de lui un notable apprécié et respecté, la barrière de la peau, elle, ne tombera jamais vraiment...
Premier maire noir de métropole, oui, mais combien ont-ils été depuis ? Combien sont-ils de nos jours ? Dans une époque où la parole raciste a tendance à se libérer, il est important de se demander, en lisant "Rendez-vous avec l'heure qui blesse" si ce qui nous choque dans le livre, si ce que l'on croit dû à la période dans laquelle se déroule le livre, appartient vraiment au passé.
Il est hélas probable que non. Et Gaston-Paul Effa, Camerounais vivant et enseignant en Lorraine, est concerné au premier chef par tout cela. Son livre, en relatant le parcours exceptionnel dont le nom est, je crois pouvoir le dire, bien peu connu, comme tant d'autres héros de cette époque trouble (on pense à Addi Bâ, à qui un autre auteur africain, Tierno Monénembo a rendu hommage dans un de ses livres).
Je viens d'évoquer "le terroriste noir", il y a pas mal de points communs entre Raphaël Elizé et Addi Bâ, même si les parcours sont très différents. Mais, surtout, je crois avoir ressenti des émotions très proches à l'issue de ces deux lectures. Admiration, respect, mais aussi pas mal de honte, aussi. A ces grands hommes-là, la patrie n'est pas assez reconnaissante...
Il y a beaucoup à apprendre de Raphaël Elizé, dans sa quête d'excellence et son ascension sociale, bien sûr, mais pas seulement. A travers le roman de Gaston-Paul Effa, on découvre un homme attentif, plein d'empathie mais aussi de compassion. Un homme déjà marqué par le destin à la mort de sa fille bien-aimé.
Un homme engagé, membre de la SFIO qui a su, dans cette période si instable de l'Entre-deux-Guerres, faire de ses idéaux une réalité tangible. Avec, au coeur et à l'esprit, toujours et uniquement le bien commun. Un homme de conviction, donc, dont bien des dirigeants actuels, de gauche comme de droite, gagneraient certainement à s'inspirer...
Un homme courageux, qui a combattu lors des deux guerres mondiales, qu'on pourrait qualifier de héros si cela avait un sens pour lui, puis qui a choisi la voie de la résistance à l'occupation nazie et qui, jusqu'à ses derniers instants, a lutté, ne s'est jamais résigné, n'a jamais renoncé. Et, alors que j'écris ces mots, me viennent ces vers, tirés du livre...
"A nous, il ne reste que la révolte
Contre l'incohérent destin qui abolit
Ce qu'il acheminait vers l'accomplissement".
Ces mots, on les doit, je pense, à Gaston-Paul Effa, car, s'ils sont prononcés par Raphaël Elizé, ils ne sont crédités à aucun auteur. Mais, je peux me tromper, d'avance, mille excuses, si c'est le cas. Ces mots, je les ai en tête depuis que j'ai fini le livre. Je les avais même mis de côté pour en faire le titre du billet avant de choisir les mots immondes de l'envahisseur nazi.
Dans le roman, ils ont une place très précise, mais je ne veux pas trop la contextualiser, justement. Si je les évoque, c'est pour leur résonance, leur justesse, qui vibre encore dans ma mémoire. Je n'ai écrit que trois lignes, mais ce sont les dernières d'un poème qui compte en réalité une dizaine de vers. Et ils font une conclusion parfaite à ce billet, que je ne pouvais terminer sans les avoir partagés avec vous.
En espérant que ces mots, mes mots, mais plus encore ceux de Gaston-Paul Effa, si vous décidez de lire ce roman, graveront pour longtemps dans votre mémoire le nom et la vie de Raphaël Elizé et que, à votre tour, vous en transmettrez le souvenir. Car, si à Sablé-sur-Sarthe, son nom reste vivace à jamais, il serait bon que tout un pays le sorte de son relatif oubli.