En attendant Bojangles, Olivier Bourdeaut

Par Sara


L'histoire est celle d'une famille peu commune, qui vit au rythme d'un disque de Nina Simone, des cocktails et des invités qui virevoltent tout au long de la nuit, des samedi après-midi passés à jouer aux dames avec des coussins sur les carreaux noirs et blancs au sol de l'appartement, des escapades au paradis, ce château en Espagne où il fait bon vivre et où le temps s'arrête.
Dans cette famille, il y a le père, Georges, supposé amant de Joséphine Baker et soldat prussien, aux moustaches généreuses et qui fait des mensonges à l'envers, à l'endroit, on ne sait plus vraiment.
Il y a la mère, qui porte chaque jour un prénom différent que son mari choisit, qui déteste l'idée de travailler, le contrôleur des impôts, et n'aime que Bojangles et danser.
Il y a le fils, qui rivalise d'imagination pour s'amuser en compagnie de ses parents, conserve dans sa chambre les trois lits qu'il a occupés dans sa vie, trop peu résolu à se détacher de ceux où il ne rentre plus, et qui raconte en rentrant de l'école des aventures qu'il invente joyeusement.
Et il y a Mademoiselle Superfétatoire, un oiseau exotique avec des manies bien ancrées.
Tous nagent dans un bonheur insouciant, jusqu'au jour où la mère déborde, commet un acte qui lève le voile sur une réalité plus morose que cette vie d'apparence originale et heureuse.


Le roman d'Olivier Bourdeaut, sous ses airs fantasques et légers, est avant tout éminemment tragique.
C'est ce paradoxe qui fait, à mon sens, tout l'intérêt du roman.

Car si les excentricités de la famille du narrateur charment, amusent, et font franchement rire, en arrière plan résonnent, comme l'air de Mister Bojangles, quelques notes étranges, annonciatrices de la noirceur qui grandit et que l'on redoute à mesure que l'on voudrait se convaincre que la folie douce dans laquelle vit la famille n'a rien d'amer.

La peinture des soirées et des nuits m'a fait penser à l'excès retranscrit dans Féroces de Goolrick, j'y ai retrouvé la démesure, l'alcool coulant à flot, la volonté de maintenir debout un monde s'affranchissant de la réalité, quitte à s'aveugler pour en préserver l'illusion.

Le lecteur oscille ainsi, évolue sur un fil et s'interroge sur la part de liberté possible et la part d'insanité dans cette existence bohème et désinvolte.

Car qui ne rêve pas d'une vie ainsi passée à danser et à inventer son nom, ses envies, le monde autour? On voudrait croire que l'on n'a devant les yeux que l'histoire d'un couple heureux, fou amoureux, si amoureux qu'il déjoue le carcan de la société jalouse, les règles et les contraintes qui ne lui ressemblent pas, l'histoire d'un enfant libre lui aussi, épanoui loin des cadres scolaires et plein pour ses parents d'une admiration et d'un attachement sans borne.
On assiste en réalité, sans le savoir d'abord, à un mélange des genres, dans la mesure où la fantaisie amusante se double d'un sujet grave, la démence de la mère que le père et le fils s'efforcent de contenir et de ne jamais nommer, à l'instar de son nom qui demeure inconnu, dissimulé derrière le simulacre du jeu proposé, et la panoplie des prénoms dont Georges l'affuble et que chacun habille d'un nouveau visage.

Les rares épisodes où, à travers les yeux du père surtout, on voit la glace se fendiller, et révéler la sinistre vérité, elle est, bien évidemment, affreusement glaçante.

En attendant Bojangles est un récit empreint d'une mélancolie que l'on ne voit pas venir ; c'est un roman qui réserve bien davantage que les aspects divertissants communément vantés, qui sont, certes, rafraîchissants, mais bien peu de choses au regard de la puissance de ce mariage du grotesque (les tribulations et déclinaisons ordinaires de la folie) et du sublime (l'amour indéfectible porté à la mère par le père et le fils), au sens de Hugo, invoqué par l'auteur.

Le drame romantique n'a jamais été aussi actuel.


"Elle ne me traitait ni en adulte, ni en enfant mais plutôt comme un personnage de roman. Un roman qu'elle aimait beaucoup et tendrement et dans lequel elle se plongeait à tout instant. Elle ne voulait entendre parler ni de tracas, ni de tristesse.
_Quand la réalité est banale et triste, inventez-moi une belle histoire, vous mentez si bien, ce serait dommage de vous en priver.
Alors je lui racontais ma journée imaginaire et elle tapait frénétiquement dans ses mains en gloussant:
_Quelle journée mon enfant adoré, quelle journée, je suis bien contente pour vous, vous avez dû bien vous amuser!"
Puis elle me couvrait de baisers. Elle me picorait disait-elle, et j'aimais beaucoup me faire picorer par elle. Chaque matin, après avoir reçu son prénom quotidien, elle me confiait un de ses gants en velours fraîchement parfumé pour que toute la journée sa main puisse me guider."

"Maman me racontait souvent l'histoire de Mister Bojangles. Son histoire était comme sa musique : belle, dansante et mélancolique. C'est pour ça que mes parents aimaient les slows avec Monsieur Bojangles, c'était une musique pour les sentiments.
[...]
Il dansait Monsieur Bojangles, il dansait vraiment tout le temps, comme mes parents."

"Le temps d'un cocktail, d'une danse, une femme folle et chapeauté d'ailes, m'avait rendu fou d'elle en m'invitant à partager sa démence."

"J'allais pouvoir répondre à une question que je me posais tout le temps. Comment font les autres enfants pour vivre sans mes parents?"