Il est des livres dont on se demande, au moment d'attaquer le billet les concernant, de quelle manière on va en parler. En voici un parfait exemple, avec notre roman du jour, complexe, hermétique (je m'expliquerai sur ce terme dans le court du billet), pas évident à suivre. Bref, un livre particulièrement exigeant et qui devrait en dérouter plus d'un, dans le fond comme dans la forme. "La fenêtre de Diane", de Dominique Douay, paru aux Moutons Electriques, nous fait voyager à la fois dans le temps et dans l'espace, à la rencontre de personnages mystérieux et d'événements à géométrie variable. "La réalité n'est qu'un point de vue", disait Philip K. Dick. Rien de surprenant, donc, à ce que l'un des maîtres de la SF mondiale soit présent dans ce roman et que ce soit son esprit qui plane au-dessus de cette histoire, avec ses faux-semblants, sa paranoïa, un côté très sombre auquel, pourtant, Dominique Douay donne un tour un peu moins pessimiste que son modèle...
Berenski et Atlan sont en maraude aux confins de la galaxie, à bord de leur vaisseau spatial, le Wolfan. Un vol de routine qui va pourtant prendre un tour bien différent lorsque les deux spationautes vont découvrir un mystérieux objet céleste... De quoi aiguiser leur curiosité, aucune des hypothèses rationnelles qu'ils émettent ne pouvant correspondre à ce qu'ils ont vu.
Ils décident donc d'aller voir de plus près de quoi il en retourne et s'approche de cet astre inconnu. Ils ne sont pas au bout de leurs surprises, car ce qu'ils ont découvert, c'est le Livre. Quelque chose d'assez indéfinissable où aucune des lois physiques connues ne semblent s'appliquer. Un endroit extraordinaire sur lequel ils vont parvenir miraculeusement à se poser.
Que vont-ils y découvrir ? Ah... Tout est là... Y découvriront-ils quelque chose, d'ailleurs ? Ils vont plutôt s'y perdre, car qui s'approche trop de ce Livre n'en revient pas. On y est éternellement prisonnier, changés en fantôme, errant dans le monde, pardon, dans les mondes qui composent la Protée, un ensemble de planètes aux propriétés bien particulières...
Mais qu'est-ce que le Livre, alors ? De ses origines, on ne sait rien, ni véritablement de son fonctionnement. En revanche, en y croisant certains de ses habitants, égarés là sans espoir de retour, on comprend que ce lieu compile tout ce qui se passe sur les Terres composant la Protée. Tout, petites et grandes histoires, petits et grands destins.
Sur le Livre, on se déplace au coeur de ces informations à l'aide de marque-pages, mais, ne croyez pas pour autant à une totale liberté de mouvement : sur le Livre, seul le Livre décide et commande. Et ces galeries dans lesquelles circulent les marque-pages ne sont finalement que les couloirs d'une étonnante prison spatiale aux cellules à géométrie variable.
C'est depuis le Livre que de mystérieux personnages (beaucoup de mystères, décidément, dans ce billet, comme dans ce roman) observent. Et le sujet de leur observation, c'est un homme. Un homme tout ce qu'il y a d'ordinaire, d'ailleurs, pire, un médiocre (le terme va revenir à plusieurs reprises), une figure sans véritable relief.
Gabriel Goggelaye est cet homme. Modeste comptable dans un ministère, menant une vie sans histoire, timide et effacé, il n'a rien d'un héros et, sur le Livre, il en est qui se demandent bien pourquoi c'est ce personnage qui a été choisi ainsi pour être observé. Franchement, il doit y avoir mieux dans la Protée que ce bonhomme-là !
Et pourtant, à certains signes, on comprend que Gabriel n'est peut-être effectivement pas ce qu'il paraît être. Il semble doté de capacités surprenantes, extraordinaires, dont il n'a pas vraiment conscience, en tout cas, lorsqu'on le rencontre. Puis, petit à petit, lui aussi va remarquer de petits trucs, hallucination, sensations étranges, situations bizarres...
Le lecteur devient à son tour un observateur de la vie de Gabriel Goggelaye, depuis son enfance et ses premiers émois jusqu'à son âge adulte, à travers des moments-clés de son existence, des voyages, des rencontres... Autant de micro-événements, à l'échelle du Livre, mais qui ont tous une signification particulière, faisant apparaître petit à petit toute la spécificité du destin du comptable.
Je n'en dis pas plus, de toute manière, il n'y a aucune façon de raconter l'argument de "la fenêtre de Diane". Parce que le livre repose autant sur sa construction que sur les faits eux-mêmes. D'autant que ces faits, en fonction de l'angle sous lequel on les regarde, peuvent sensiblement varier. Alors, évoquons un peu tout cela, si vous le voulez bien.
Le lecteur est, d'une certaine façon, pris dans un de ces marque-pages qui circulent sur le Livre. On va, on vient, on passe d'un lieu à un autre, le Livre lui-même, mais aussi les endroits dans lesquels se trouve Gabriel, d'une époque à l'autre, sans que ce soit forcément dans un ordre chronologique, au contraire...
Et, à chacun des événements émaillant la vie de Gabriel, des rencontres, des éléments nouveaux qui apparaissent, au lecteur et, dans une moindre mesure, au personnage, qui s'éveille aux pouvoirs qui sont en lui (cf le titre de ce billet). Mais, alors, se pose une question lancinante : qui est donc Gabriel Goggelaye pour avoir ainsi hériter de telles capacités ?
Je ne suis pas sûr qu'il y ait une réponse à cela. Ou plutôt, si, par défaut : Gabriel Goggelaye, c'est Monsieur Toutlemonde, c'est vous, c'est moi, c'est n'importe quel être anonyme comme le monde en a connu de tout temps, pardon, comme les mondes de la Protée, voulais-je dire. Et c'est d'ailleurs certainement là sa plus grande qualité.
Car, en étant un être médiocre, allez, disons-le, assez insignifiant, il est aussi une personnalité en devenir à condition de prendre sa vie en main. Voilà peut-être son véritable pouvoir, au-delà des événements surprenants au coeur desquels il lui arrive d'évoluer, apparitions, tours de passe-passe, rencontres providentielles...
De mon point de vue, c'est là que réside le coeur de ce roman. Une allégorie du Destin. Le Livre, cet astre artificiel qui se ressemble à rien d'autre, qu'on peine à définir, c'est ce destin dans lequel sont écrits les parcours des uns et des autres. Avec une petite particularité : là aussi, tout peu varier d'un moment à un autre et, à chaque événement correspond une multiplicité de possibilités.
L'image du destin qu'on écrit est présente dans certaines mythologie. On pense aussi aux Parques, qui, elles, n'écrivent pas, mais tissent. Bref, l'idée d'un destin déjà tracé existe depuis toujours dans l'esprit humain, tout comme son opposé : celle d'un destin qu'on contrecarre, qu'on bouscule, qu'on renverse pour prendre les rênes de son existence et la mener comme on l'entend.
C'est finalement ce qui se passe avec Goggelaye, homme au destin sans éclat, qui semble aller de sa naissance à sa mort sans à-coup, ni événement remarquable. Petit à petit, il prend son destin en main et se découvre le pouvoir de changer les choses. Peut-être d'ailleurs pas uniquement dans sa vie, allez savoir...
Mais le Livre, c'est aussi un symbole fort de nos religions monothéistes. Si la religion n'est pas au coeur de "la fenêtre de Diane", elle y occupe une place non-négligeable. Là encore, on peut jouer avec les interprétations faites par l'Humanité, au fil de son évolution, et qui ont pu donner naissance aux mythes mais aussi aux croyances.
Enfin, parce que ce patronyme de Goggelaye ne cesse de me questionner, je me suis aussi dit que ce Livre aux galeries infinies dans lesquelles on évolue comme on pourrait surfer, pourrait aussi évoquer cet internet grâce auquel vous me lisez. Eh oui, aux sonorités, on pense forcément à un célèbre moteur de recherche, qu'il est intéressant de mettre en parallèle avec le Livre du roman...
Bref, à chacun, certainement, sa manière de lire et de comprendre le roman de Dominique Douay. Mais, pour cela, il faudra certainement faire tourner vos méninges et vos petites cellules grises, mes amis. Vous n'avez sûrement pas là un "roman détente" qu'apprécient tant ces lecteurs qui ne lisent pas pour réfléchir mais pour se détendre...
Non, cette lecture demande de l'effort, de la concentration, de la réflexion, car rien n'y est donné, rien est facile et, finalement, beaucoup est laissé à l'imagination et à la vision du lecteur. Je l'ai dit d'emblée, c'est une lecture assez hermétique, qui ne laisse guère de confort, ni de répit à ses lecteurs. Les clés du récit, on ne les possède pas véritablement et pour ceux qui aiment tout maîtriser, ici, ce n'est pas du tout le cas.
C'est là que l'on voit apparaître véritablement l'influence de Philip K. Dick. On connaît souvent les films adaptés de ses livres, qui atténuent certainement le côté ardu de son oeuvre. Ici, Dominique Douay joue véritablement cette carte, à la fois dans les changements d'angle et les variations des faits selon les points de vue, mais aussi à travers le côté légèrement parano de Gabriel.
Sans oublier la question du Destin. J'ai évoqué plusieurs manières de le symboliser dans notre culture collective, mais chez Dick aussi on trouve cela. Pensez à "Minority Report", par exemple, avec ses "précogs" chargés de prédire l'avenir pour prévenir les crimes. Là encore, l'impression que tout est écrit, qu'on est enfermé dans cette existence. Comme dans le Livre...
Au coeur de "la fenêtre de Diane", une année sert de charnière au livre : 1982. Tout sauf un hasard, ce choix, vous vous en doutez. Tout comme 1992 et 1995, également très présentes, décisives, mais qui ne sont que les conséquences des événements de cette année 1982. Et le lien avec ce qui précède devient évident...
Voilà, j'ai essayé de parler de "la fenêtre de Diane". J'ai sûrement oublié des choses, j'ai certainement été imprécis, mais qu'il est difficile de parler d'un tel livre ! Qu'il est difficile de vous faire partager des impressions de lecture sur un roman aussi mouvant, aussi insaisissable ! Aussi... protéiforme, tiens, voilà qui nous renvoie à la Protée...
Je me rends compte que je n'ai parlé ni de fenêtre, ni de Diane, pour revenir au titre du livre. Eh oui, ça fait partie des nombreux éléments qui vous resteront à découvrir, tout comme l'enchaînement des événements, absolument inénarrable. Pour autant, je crois avoir proposé pas mal de pistes de lecture, dans ce billet, que vous partagerez, ou peut-être pas.
Voilà aussi la force du lecteur, qui, lorsqu'il a son livre (ou son Livre ?) en main, devient maître du jeu et règne sur la compréhension des choses. Sur sa compréhension des choses, sur son point de vue, qui devient réalité, sans être forcément celui des autres lecteurs, argh, s'il fallait une preuve que nous sommes bien dans un monde dickien, la voilà !
Avec "la fenêtre de Diane" on tient là un roman de SF tout à fait intéressant, riche et profond, mais pas facile. Un roman qui devrait plaire avant tout à des lecteurs aguerris de science-fiction, je pense, comme en témoigne sa sélection pour plusieurs prix importants de science-fiction. Alors, avez-vous envie de vous poser sur le Livre, vous aussi ?