Le Rapport de Brodeck tome 2/2 – L’indicible (Manu Larcenet – Editions Dargaud)
On le sait: Manu Larcenet est un bourreau de travail. Fidèle à ses bonnes habitudes, il n’a donc pas traîné pour livrer à ses (nombreux) lecteurs la suite de son adaptation en bande dessinée du « Rapport de Brodeck », le roman de Philippe Claudel. Un an seulement après la sortie du premier tome, considéré par beaucoup comme la meilleure BD parue en 2015, l’auteur de « Blast » et du « Combat ordinaire » est de retour avec la conclusion de cette fable intemporelle sur la barbarie des hommes. Un retour rapide, mais absolument pas bâclé, puisque les 168 pages de cet album sont une nouvelle fois bluffantes! « Le Rapport de Brodeck », c’est l’histoire d’un homme qui revient dans son village à la fin de la guerre, après avoir été déporté pendant deux longues années. Pendant son absence, le village a été occupé par les troupes ennemies et sa femme Emelia a perdu la raison, mais surtout, un étranger de passage surnommé l’Anderer a été lynché par les autres villageois. Que s’est-il réellement passé? Pour que toute la lumière soit faite, les responsables du petit village de montagne chargent Brodeck, qui a l’habitude d’écrire des rapports sur l’état de la forêt, de rédiger un rapport circonstancié sur le crime collectif commis à l’encontre de l’Anderer. Une drôle de requête, dans la mesure où la plupart des villageois connaissent déjà la vérité. Et forcément, il s’agit d’une vérité qui dérange… Brodeck va s’en rendre compte à ses dépens, puisque l’hostilité à son encontre va grandir au fur et à mesure de son enquête. Malgré les menaces, il va pourtant aller jusqu’au bout de son travail et découvrir comment toute une communauté a vécu un moment de folie collective et dans quelles circonstances la vie d’Emelia et de l’Anderer ont basculé. Ayant lui-même connu l’horreur des camps de concentration, Brodeck était sans doute le seul à pouvoir ainsi mettre des mots sur l’indicible. Mais sera-ce suffisant pour ramener la sérénité dans le village?
A l’image du titre de cet album, « L’indicible », il est difficile d’exprimer en mots la force incroyable dégagée par « Le Rapport de Brodeck ». Les pages en noir et blanc dessinées par Manu Larcenet sont d’une beauté tellement stupéfiante que l’on tombe à court d’adjectifs et surtout de superlatifs pour dire ce qu’on en pense. Chaque page est une petite oeuvre d’art, que ce soit pour représenter la cruauté des hommes ou la beauté de la nature. Larcenet n’hésite pas à multiplier les cases silencieuses, en partant du principe qu’une image forte vaut souvent mieux qu’un long discours. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de mots dans son adaptation. Au contraire, chacun d’entre eux fait mouche. « Le Rapport de Brodeck » constitue un conte hors du temps sur les pulsions inavouables qui ont agité, qui agitent et qui continueront à agiter les êtres humains. Ce qui est fascinant, c’est que comme dans « Blast », Manu Larcenet a mis beaucoup de lui-même dans le personnage de l’Anderer. Dans une interview à Libération, il reconnaît d’ailleurs que c’est bel et bien lui qui a servi de modèle à cet étranger incompris. « Ce qui m’intéressait dans l’histoire, c’est qu’un artiste arrive dans un milieu clos, qu’il soit mystérieux, mal compris, seul contre tous et que du coup, on le bute », raconte-t-il. Dernière précision non négligeable: l’objet en lui-même est magnifique, puisqu’il s’agit d’une BD publiée sur du papier de qualité supérieure, en format à l’italienne, avec une épaisse couverture cartonnée. Le talent de Larcenet méritait bien un tel traitement de luxe, car son « Rapport de Brodeck » est un très grand livre, qui fait d’ores et déjà partie des incontournables absolus de la bande dessinée du XXIème siècle. Et ça, il faut le dire!