Interview M.I.A – Troisième Partie

Par Jonattend

Première Partie

Deuxième Partie

Vous voulez en savoir un peu plus sur Max et sur les différents choix des auteurs ? Hélène vous dit tout.

1. Pourriez-vous nous présenter Max ?
« Max » est un thriller fantastique que certains de nos lecteurs ont qualifié de « fable philosophique », mais aussi de « sacrée claque qui réveille », ce qui vous permet de voir qu’il est compliqué de classer ce livre.
Ce roman est particulier parmi les huit livres que nous avons écrits à ce jour, puisqu’il s’agit du seul qui n’est pas rattaché à une trilogie ou à un ensemble plus vaste.
Il se déroule sur une semaine, en temps réel, à La Nouvelle-Orléans. On y découvre une série de crimes odieux qui paraissent tous rattachés à un ancien flic, Zachary, et à un mystérieux personnage qui s’appelle Max.
Ce livre propose une construction narrative très différente de celle que nous avons choisie pour nos autres titres : il est entièrement au présent, chaque partie correspondant à un jour de la semaine, avec un système de « voix » entremêlées qui racontent à tour de rôle un aspect particulier de l’histoire, de façon strictement interne, à l’exception du premier chapitre de chaque journée, qui lui est en narration externe objective (comme une caméra qui filmerait les faits).
Trois de ces voix apparaissent chaque jour (les deux « héros », Zachary/Abigail, et la voix du « mal »), tandis que les autres ne s’expriment qu’une fois au cours du livre.
L’ensemble est un peu structuré comme un puzzle, d’une certaine façon, quand on considère la manière dont les chapitres et les séquences sont imbriqués.

2. D’où vous est venue l’idée de Max ?
Comme d’habitude, d’une simple idée (Seb, pour ce livre-là) qui est devenue un concept solide après quelques heures de discussion, puis une structure, puis un plan, puis un ensemble cohérent où nous avons pu glisser tout ce que nous désirions rattacher à cette histoire (des thèmes qui tournent principalement ici autour des pires travers du genre humain).
Nous voulions avant tout faire « gamberger » les lecteurs, et on peut dire que c’est apparemment réussi, car c’est certainement celui de nos livres qui a le plus généré de réactions épidermiques.
Quelques lecteurs sont d’ailleurs, je le pense sincèrement, passés à côté de notre intention avec cette histoire, puisqu’ils ont cru que nous cautionnions personnellement le discours de la voix du mal, en finissant par confondre auteurs et narrateur. S’ils nous connaissaient dans la vraie vie, ils feraient vite la part des choses !
C’est intéressant de voir ces réactions, de constater à quel point ce livre parvient à vraiment ébranler nos lecteurs.

3. Pourquoi avoir choisi La Nouvelle-Orléans comme décor ?
Pour de nombreuses raisons…
C’est tout d’abord un carrefour de cultures (anglaise, française et espagnole, notamment) en raison des conditions initiales de sa création, ce qui fait que c’est une ville unique aux États-Unis pour tout ce qui a trait à l’architecture, aux coutumes, à la langue, à la cuisine, etc. De quoi disposer d’une énorme matière pour bâtir nos scènes et leur ambiance unique.
Ensuite, c’est une ville empreinte de « magie », de superstitions et de « vibrations » étranges… Une toile de fond indispensable pour les aspects fantastiques de l’intrigue.
Enfin, c’est une ville qui a terriblement souffert (avec Katrina, en particulier) et qui offre des contrastes sociaux/économiques/politiques particulièrement intéressants : c’est une ville riche par sa culture, mais où une partie importante de la population est très pauvre ; vibrante de musique et de tous ces touristes qui lui donnent les couleurs de la diversité et de la liberté, mais où règnent aussi de grandes injustices et de vrais problèmes de mixité sociale ou de répartition des richesses, dont les origines remontent à l’ère où l’esclavage existait encore.
On y trouve des demeures créoles, un bateau à aubes toujours en fonction, le plus long pont intégralement bâti dans l’eau au monde, des maisons laissées telles quelles après Katrina, que la municipalité n’a toujours pas détruites pour reconstruire de nouveaux logements, de multiples associations qui œuvrent pour les pauvres, mais aussi de grandes affaires de corruption. Il y fait très chaud une grande partie de l’année, le Vieux Carré ne dort presque jamais, les festivals de jazz s’y succèdent, c’est là qu’est né Louis « Satchmo » Armstrong… À elle seule, cette ville est déjà un roman !

4. En parcourant le roman, on se croirait vraiment à La Nouvelle-Orléans, quel a été le montant de recherches effectué sur la ville et y êtes-vous déjà allés en personne ?
Non, malheureusement, jamais en personne, et nous rêvons tous deux de pouvoir enfin y aller !
Le roman s’est construit avec plus de cent cinquante heures de lectures/visionnages, mais je possédais une base solide de mon côté, heureusement, en raison de mes études (ayant porté en particulier sur la civilisation américaine et toute la période de l’esclavage, jusqu’à son abolition, ainsi que sur la « condition noire » moderne aux USA).
Et surtout, nous avons usé de Google Maps, principalement en mode « street view », au ras du sol, pour décrire fidèlement chaque rue, chaque bâtiment important, y compris lorsqu’il s’agissait d’un bateau, d’un café ou d’un quai. Aucun lieu n’a été inventé. L’endroit où déjeune Zachary chaque matin, le bar où il tente de se saouler le soir, la boîte « Siberia » avec sa cuisine russe dont la fenêtre ouvre dans le mur du fond de la salle pour servir les clients, ou encore les virages du quai qui longe le Woldenberg Park et où se déroule une mystérieuse course dans le livre : tout est fidèle à la réalité, au mètre près.
Ce souci du détail n’est pas juste une lubie, mais la volonté de permettre au lecteur qui le souhaiterait de suivre le parcours de chacun des personnages, d’aller découvrir lui aussi tous ces lieux en faisant quelques recherches simples sur Internet, pour vraiment s’immerger dans l’ambiance de la ville.
Pendant toute la phase d’écriture (trois mois environ), j’ai arpenté quotidiennement et virtuellement chaque décor que nous avions choisi, durant plusieurs heures, pour vraiment m’imprégner du plus petit détail et pouvoir l’exploiter : la largeur d’un trottoir à un carrefour spécifique, le placement d’une grille ou d’un mur à tel autre endroit, la position des tombes du cimetière St Louis n° 1 ou de celle de l’esclave inconnu, près de l’église St Augustine, les particularités du pont qui traverse le lac Pontchartrain, etc. J’ai même écouté les radios locales de la ville, appris des recettes de cuisine typiques et suivi toutes les vidéos de la chaîne gonola.com. Tout n’allait pas servir, bien sûr, mais l’ambiance dans mon fauteuil, devant l’écran, était calée sur celle de là-bas. Une fois complètement immergée dans l’atmosphère de la ville, j’ai pu en restituer ce qui me fascinait le plus, sans plus avoir à me poser de questions.
Nous avons même poussé le bouchon jusqu’à donner à Zachary, vers la fin du livre, un lieu de rendez-vous qu’il reçoit sous forme de coordonnées GPS : si le lecteur les entre dans Google Maps, il trouvera le lieu en question, dans le bayou. Oui, oui, vous pouvez essayer, vous verrez… ^_^

5. Pourquoi et comment avez-vous choisi la maladie dont souffre Zach ? (Maladie de Willis-Ekbom)
D’abord, parce que c’est une maladie dont souffrent plusieurs femmes de ma famille, dont ma mère et moi-même (à un niveau bien moindre qu’elle, à ce jour, mais qui empire tout doucement avec les années). J’en connaissais toutes les facettes, du ressenti physique aux émotions les plus sombres, quand la colère et le sentiment de ras-le-bol deviennent inévitables.
C’était donc une maladie « idéale » pour le personnage de Zachary (le manque de sommeil poussé à l’extrême fait peu à peu perdre les pédales à n’importe qui), car sa perception de sa propre situation pouvait alors osciller entre le réel et une certaine forme de folie. Durant une bonne partie du roman, lui-même n’est pas du tout sûr que tout ce qui lui arrive est réel, car il est au stade ultime de la maladie, celle où dormir plus de trois heures par jour dans des conditions « normales » devient un exploit. Ça donne une matière formidable pour travailler le personnage.
Nous avons choisi de le pousser, en raison de son caractère, vers une espèce de nonchalance désabusée où il traite le mal par le mal (en essayant de s’abrutir méthodiquement par l’alcool), tout en étant profondément ironique quand il commente son état. C’est un homme complexe dans ses actes et ses pensées, alors que son désir principal est on ne peut plus simple : il veut juste enfin dormir une nuit d’affilée !
En plus de cela, il s’agissait pour moi de rendre hommage (à la sauce M.I.A !) à ma mère qui lutte contre ce calvaire depuis des années, tout en faisant un pied de nez personnel à la maladie, du genre « tu me gâches l’existence et parfois j’envisage l’avenir avec inquiétude, mais tu vois, tu ne m’empêches pas d’écrire, au contraire ! ».
Enfin, c’est une maladie terriblement méconnue, alors qu’elle touche environ 10 % de la population mondiale, à des degrés divers, en fonction des pays. De nombreux médecins ne savent pas la diagnostiquer, par simple ignorance, et il s’agit souvent d’un cauchemar sans fin pour les personnes qui en souffrent, car on ne sait pas toujours ne serait-ce que leur nommer cet ennemi invisible. C’était donc notre petite contribution pour mieux la faire connaître.
Bien sûr, quand j’ai proposé ce choix à Seb (plutôt qu’une maladie mieux connue ou qu’une addiction « classique »), il a tout de suite été partant, parce qu’il connaissait ma situation personnelle et savait qu’on bâtirait notre mise en scène autour de Zachary à partir d’un problème peu abordé dans les livres de fiction, ce qui serait original, et que je connaissais très bien.

6. Est-il difficile de se mettre dans la tête d’un psychopathe ou d’imaginer des meurtres ?
Non, pas vraiment, en ce qui nous concerne !
(Et là, les lecteurs de votre blog commencent à se demander si nous ne sommes pas un peu dérangés !!)
En fait, si vous voulez tout savoir, nous avons procédé ainsi : nous avons d’abord choisi quelles « faiblesses humaines » correspondraient respectivement à chaque jour de la semaine, lors du second niveau de plan initial, puis nous avons choisi le crime qui traduirait le mieux chaque choix. À partir de là, le lieu et la « voix » du jour en ont découlé, chaque crime devant être commis dans un district différent et par une personne différente, avec une méthode bien spécifique et symboliquement liée au thème du jour.
Le choix des méthodes est presque infini, il faut simplement faire preuve d’inventivité et vérifier soigneusement chaque détail médico-légal. Seb et moi-même étant tous deux de gros adeptes de la littérature de type polar, nous avions de quoi être inspirés. Et puis nous avons une imagination un peu tordue… ^_^
Quelques lecteurs n’ont pas très bien saisi cet objectif de symétrie, d’un jour à un autre, avec un crime quotidien qui ouvre le bal à chaque fois. Par exemple, on nous a fait le commentaire suivant : « Dès le mardi soir, on a compris que chaque jour serait composé d’un meurtre, d’un chapitre sur Abigail, d’un autre sur Zachary, et d’une diatribe sulfureuse du marionnettiste… » Oui, mais c’est justement l’objectif, et tout a été fait pour ça : que le lecteur s’attende à cette construction dès le mercredi et cherche, durant chaque chapitre introductif, qui va être le meurtrier du jour, comment il va s’y prendre et, surtout, quel prétexte justifie son action…
Il ne s’agit pas d’un polar, mais bien d’un thriller fantastique, encore une fois : l’enquête n’est que subsidiaire, ce qui compte, c’est pourquoi ces meurtres sont jugés comme indispensables par celui qui les orchestre.
Et bien sûr, pendant que les jours s’égrènent et que les crimes s’enchaînent, on assiste parallèlement au calvaire d’Abigail et à ses efforts désespérés pour rester en vie sans sombrer dans la folie.

7. Quels genres de questions, sensations ou réactions vouliez-vous faire ressentir à vos lecteurs avec Max et pensez-vous avoir atteint votre objectif ?
Objectif atteint pleinement, je crois, même si nous regrettons que certains lecteurs aient mélangé auteurs et narrateur, en pensant que nous étions d’accord avec tout ce que la voix du mal raconte. J’avoue que ça nous a laissés perplexes…
Quand un lecteur nous dit : « je n’ai pas aimé votre livre, parce que je ne suis pas d’accord avec ce qui est dit dedans », je m’interroge… Le but même de la fiction n’est-il pas justement de déranger, de secouer, de mettre le doigt là où ça démange, pour bousculer les gens et les pousser à s’interroger ?
Nous ne sommes vraiment pas adeptes des livres qui laissent indifférents ou qui brossent le lecteur dans le sens du poil, avec Seb ; ceux où tout est « bien rangé » à la fin, où les méchants sont punis, où les bonnes intentions sont récompensées. Pour nous, cela revient à prendre les lecteurs pour des imbéciles. Car le monde ne ressemble pas du tout à cela : si l’on y rencontre de belles personnes, il est aussi plein de gens jaloux, d’homophobes, d’arrivistes, de racistes, etc. C’est un monde profondément injuste, inégalitaire, violent, fait de pauvreté et d’exploitation de l’homme par l’homme. Nous en avons la preuve chaque jour, à l’échelle d’un quartier ou de la planète tout entière.
Combattre ces horribles tendances ne devrait pas se résumer à les masquer ou les édulcorer, pour faire comme si elles n’existaient pas ; au contraire, à notre avis. Il faut absolument les évoquer, les pointer du doigt en les montrant exactement comme elles sont : hideuses.
Si l’on considère le premier crime, par exemple, la scène de viol qui ouvre le livre (tant pis, je spoile un peu !) : elle a scandalisé quelques personnes, qui l’ont jugée trop violente et même « pornographique », bien que l’acte lui-même prenne à peine deux pages au sein de ce chapitre. Vous connaissez beaucoup de viols qui sont calmes, propres et pudiques, vous ?
Bien sûr que c’est violent, horrible et honteux. C’est un crime, qui a une raison très précise de figurer au sein du récit, d’ailleurs. Il était hors de question de le rendre moins traumatisant, car c’est un acte dévastateur pour la victime. Ce serait une insulte pour toutes les femmes qui ont été violées un jour que d’amoindrir ce crime en le rendant moins brutal.
Je me demande donc si, parfois, les réactions virulentes de certains (rares, heureusement !) de nos lecteurs à propos de « Max » ne sont pas la conséquence d’une forme de « mauvais réveil », comme s’ils nous en voulaient un peu d’avoir secoué le cocotier pour leur agiter certains aspects (très laids) du monde sous le nez.
Cela ne nous empêche pas de mettre en avant de beaux comportements humains et ce livre contient aussi de nombreuses réactions courageuses et altruistes, chez plusieurs des personnages. Mais, encore une fois, ce n’est pas parce qu’on est « gentil » et animé par de bonnes intentions qu’on gagne forcément à la fin… malheureusement.
En résumé, nous voulions créer une expérience de lecture plus dérangeante encore qu’avec nos autres titres… et je crois que nous avons vraiment atteint notre objectif avec ce livre.

Et pour en découvrir encore plus sur Max, je vous propose cette vidéo « En Roue Libre avec Kathy Dorl » :