Ces temps-ci, j'ai beaucoup de mal à lire. Je commence un bouquin, je le trouve même pas mal, j'enchaîne quelque chapitres... et puis je me désintéresse, je file à autre chose, je regarde mes messages sur un téléphone ou un ordinateur qui passe. Je ne sais pas si c'est l'été, la fatigue accumulée de l'année, de mauvais choix de lecture, mais je ne trouve plus, ces temps-ci, dans les livres, ce petit quelque chose qui m'accroche et qui fait que je reste rivée à ma lecture quoi qu'il arrive. C'est en voulant lutter contre cela que je suis allée, lors de ma pause déjeuner, acheter le dernier Annie Ernaux.
On peut s'inquiéter peut-être de la notoriété de l'auteur, qui pousse Gallimard à ajouter au livre un grand bandeau rouge où le nom Annie Ernaux s'étale en grandes lettres blanches. Le nom d'auteur ne risque-t-il pas, à terme, de devenir image de marque ? Garantie d'une expérience ? Difficile, en même temps, de condamner le réflexe : j'ai essayé de retrouver dans ce livre, ce que j'avais ressenti à ma première lecture de l'auteur... Même le titre, étrangement proche de celui que j'avais lu, Mémoire de fille, viendrait alors m'accuser...
C'était un été sans particularité météorologique, [...] un été immense comme ils le sont tous jusqu'à vingt-cinq ans, avant de se raccourcir en petits étés de plus en plus rapides dont la mémoire brouille l'ordre, ne laissant subsister que les étés spectaculaires de sécheresse et de canicule.
Mémoire de fille revient sur un été particulier dans la vie de l'auteur : celui de 1958 où, toute jeune, pleine d'espoirs et d'une folle envie de s'envoler, elle part pour être monitrice de colonies de vacances. S'ensuit ses premières expériences amoureuses et sexuelles. Sujet difficile, sinon racoleur : lorsque j'ai vu le sujet, j'ai même hésité une seconde à reposer le livre. Mais je voulais savoir à tout prix ce qu'Annie Ernaux souhaitait en faire, et c'est là sans doute tout l'intérêt de l'ouvrage.
Le sujet de ce bouquin n'occupe peut-être que la moitié de celui-ci. Au milieu du bouquin, l'aventure est consommée, la rupture aussi, et la jeune Annie a regagné Yvetot, son quotidien, et songe à ses projets d'avenir. Mais, comme une onde de choc, les événements de l'été 58 ont continué à façonner ses rêves, sa personnalité. L'ont-ils particulièrement hantée ? Oui et non. Les souvenirs s'étiolent, l'image de ce qui s'est passé s'efface peu à peu mais il en reste quelque chose d'aussi puissant qu'informulé dans le corps et dans l'attitude d'Annie.
Lorsqu'on y pense, sujet et procédés sont également classiques, surtout aujourd'hui. Lorsque l'auteur s'interroge sur celle qu'elle a été et sur son degré d'étrangeté, on peut se rappeler Proust ; lorsqu'elle réfléchit aux mensonges de la mémoire et aux pièges de l'écriture autobiographique, qu'elle s'évertue à éviter, c'est à la Nathalie Sarraute d' Enfances que l'on peut penser. Et pourtant, je ne saurais vous dire pourquoi, mais cela marche. Sans doute parce qu'il y a une rigueur de la langue et du sentiment, une obsession de trouver le bon mot pour exprimer ce qui s'est passé, une recherche de vérité qui n'est pas si partagée, même dans l'écriture personnelle : faire récit, c'est créer une mythologie personnelle, s'inventer son mensonge. La réécriture que fait Annie Ernaux de sa vie n'évite peut-être pas tout à fait cet écueil, car il est sans doute impossible de ne jamais tomber dedans, mais le récit des origines que constitue Mémoire de fille est assez puissant pour nous le faire oublier.
Mais cette fille en train de dévorer un gâteau à la crème au bord de l'Orne en pleurant, je la sais fière de ce qu'elle a vécu,tenant pour négligeable les avanies et les insultes.Elle est dans l'orgueil de l'expérience,de la détention d'un savoir nouveau dont elle ne peut mesurer,imaginer ce qu'il produira en elle dans les mois qui viennent.L'avenir d'une acquisition est imprévisible.
Cela ne fait que 158 pages, je l'ai dévoré, et cela m'a remis, au moins un peu, un pied dans l'étrier de la lecture.