"On ne revient pas en arrière sur les chemins de la vengeance".

Par Christophe
Voici un roman dont j'ai reporté la lecture à plusieurs reprises, en raison de l'actualité. Et puis, malgré l'ambiance particulière qui règne sur cet été 2016, je me suis dit qu'il ne fallait plus repousser cette lecture. Et, même si l'histoire est finalement, pour plusieurs raisons, assez éloignés des événements récents, il n'en demeure pas moins nombre de connexions qui font assez froid dans le dos. Pourtant, "Dawa", de Julien Suaudeau, paru en grand format chez Robert Laffont et disponible en poche chez Points, n'est pas seulement un roman consacré à la menace terroriste islamiste. Non, c'est un roman noir très riche, véritable chronique d'une France en pleine perte de repères, à tous les niveaux. Avec, au coeur de cette histoire sous forte tensions, une galerie de personnages qu'on devine terriblement seuls, en manque affectif profond. A chacun ses objectifs, ses rêves, ses ambitions, et tous les moyens sont bons pour y parvenir... Quant à la vengeance, elle est le moteur de l'intrigue et le symptôme des fêlures contemporaines de notre société.

Le renseignement français est sur les dents. Dans son collimateur, un imam, Larbi Ferhaoui. Considéré par les uns, y compris jusque dans les plus hautes sphères du pouvoir, comme un interlocuteur fiable au sein de l'Islam, un opposant aux fanatiques, il est, aux yeux des autres, et en particulier la DGSI, celui qui facilite les visées du Qatar dans sa conquête économique de la France.
Alexandre Marion est l'homme de l'ombre qui monte, qui monte. Eminence grise de la Place Beauveau, il est le directeur de cabinet du ministre de l'intérieur. Pourtant, entre les deux hommes, le courant passe mal. Le jeune ministre ambitionne de quitter rapidement la Place Beauveau pour Matignon, étape obligée vers l'Elysée, son véritable objectif.
Alex, lui, envisage sa carrière bien différemment, ce qui ne veut pas dire qu'il ne nourrit aucune ambition, bien au contraire. Mais, entre idéalisme et cynisme, il rêve d'une vie politique différente, où l'on ne laisserait pas un autre Etat s'emparer progressivement des différents leviers du pays... Oh bien sûr, avant l'intérêt général, Marion marche pour lui-même avant tout, mais sans rechercher la lumière.
Daniel Paoli dirige le renseignement intérieur français. Un flic blanchi sous le harnais, qui n'a jamais fait de concession et est arrivé à ce poste en étant autant respecté par ses hommes que haï par ses concurrents et par les politiques. Un dur, un vrai, Daniel Paoli, mais qui cache sous sa carapace de lourds secrets, dont l'un pourrait l'envoyer droit en prison. Mais pas avant d'avoir accompli son autre objectif...
Assan Bakiri a connu un parcours idéal jusqu'à devenir un universitaire reconnu, chargé de cours en LLCE, Langues, Littérature et Civilisations Etrangères. Son domaine, c'est le monde arabe, et il en est un brillant connaisseur. Mais, derrière ce masque tout à fait respectable, se cachent de noirs projets longuement mûris...
Sélim Arif est l'homme de confiance de l'imam Ferhaoui, son bras droit, celui qui gère toute sa communication. Une ascension qui a fait bien des jaloux et en fait le fruit de rumeurs permanentes. Pourtant, aucune de ces mauvaises langues n'imagine le rôle véritable que remplit Sélim auprès de l'imam. Celui de mouchard.
Hélène Faure est députée, élue de droite mais en bisbille avec son parti. La preuve : elle va incessamment sous peu sa candidature à la mairie de Paris, contre le candidat investi officiellement par son camp. Sa méthode : bannir la langue de bois, dire les vérités qui fâchent. Pour de vrai. Mais son ascension ne plaît pas à tout le monde. Ne manque que le moyen de pression pour la faire reculer.
Franck Meyrieu doit tout à Daniel Paoli. Ce jeune flic plein de ressources a bien failli voir sa carrière s'interrompre très tôt. Une erreur de jeunesse... Mais Paoli l'a aidé à s'en sortir et en a fait son homme de confiance. Désormais, suit le droit chemin, même s'il l'exerce en suivant parfois quelques méthodes peu orthodoxes... Être père l'a sauvé, également.
Laurence Leroy est journaliste. Déjà en charge d'une des émissions politiques les plus en vue du PAF, on lui promet un parcours doré, sans doute jusqu'au 20 heures. Mais, malgré son ambition, Laurence n'est pas prête à tout pour arriver. Et, dans un monde politico-médiatique qui grouille de pièges, de manipulations et de pressions, elle entend faire son métier sans céder à ces facilités.
Momo et Soul sont les meilleurs amis du monde. Ils vivent dans la cité des 3000, un des coins les plus abandonnés de France. Momo, son truc, c'est la boxe. D'ailleurs, il doit disputer prochainement le combat le plus important de sa jeune carrière, celui qui pourrait être la première marche vers une carrière olympique, qui sait. A condition qu'il ne se consacre qu'à ça...
Soul, lui, fait partie de ceux qui ne croient pas avoir de perspective d'avenir. Né sous la mauvaise étoile, avec les mauvaises cartes en main. Pourtant, Soul est un excellent élève, qui va en fac, obtient de bons résultats. Mais à quoi bon tout cela, lorsqu'on est un enfant des 3000 ? A un petit boulot de livreur de bouffe chinoise dans la cité, et ensuite ?
Et puis, soudain, la menace tombe. Un groupe qui se fait appeler Dawa et qui menace de mettre Paris à feu et à sang. Dans 15 jours, au plus tard, la capitale française sera visée par une série d'attentats simultanés... Pendant que le groupe met au point son projet, les flics essayent de remonter des pistes, bien minces, et les politiques se préparent au pire, c'est-à-dire la mise à mal de leurs ambitions par ce projet insensé...
"Dawa" est un roman choral, vous l'aurez compris, très délicat à résumer, parce qu'il y a des éléments à découvrir au fil de la lecture, parce que ce sont aussi les liens entre les personnages que je viens d'énumérer qui composent la structure du récit. Et parce que, sous cette histoire de terrorisme, il y a donc une sombre histoire de vengeance.
Là encore, difficile de parler de ce point névralgique du roman de Julien Suaudeau. Mais, on n'est pas dans l'explication du processus de radicalisation, dans la recherche d'explication sur ce qui pousse à fomenter des attentats. Dans "Dawa", la dimension terroriste et islamiste n'est qu'un instrument d'un projet bien différent, tellement plus classique, donc, cette fameuse vengeance.
Une vengeance que l'on découvre à double tranchant. Car, pendant que cette histoire d'attentats prend de l'ampleur, un autre projet est en voie de réalisation. Là encore, on est loin de quelconques idéaux, mais bien dans l'optique de régler des comptes, de rendre au centuple le mal qui a été fait, il y a longtemps. Et la tension vient aussi de la mise en place de ces deux projets antagonistes.
Julien Suaudeau, pour autant, ne perd pas de vue sa réflexion sur le phénomène violent qui nous touche. "Dawa" est paru en 2014 et pourtant, nombre de ses composantes font désagréablement écho avec tout ce qui s'est passé ces deux dernières années en France. A commencer par la date annoncée des attentats : un vendredi 13...
Même s'il recourt clairement à la fiction, ce sont bien les racines du mal qu'essaye de mettre en perspective l'auteur. Des racines qui remontent à l'histoire de la France depuis la fin de la IIe Guerre Mondiale. Avec un élément très fort mis en évidence : le basculement, en moins de trois générations, d'idéaux très politiques vers des idéaux religieux.
Comme si les désillusions de la décolonisation avaient poussé certains vers un activisme différent, teinté de religion. A plusieurs reprises, Suaudeau insiste sur la naïveté de ces jeunes qui se laissent séduire par une religion dont ils ne connaissent rien ou presque. La description relève de l'embrigadement, mais la démarche diffère-t-elle tellement d'autres fanatismes plus laïques ?
Il y a, dans "Dawa", des éléments qui m'ont rappelé un autre roman, "le village de l'Allemand", de Boualem Sansal. Attention, entendons-nous bien, je parle de passerelles entre les deux livres et de raisonnements qui vont dans une direction proche. Pour le reste, ce sont deux romans sensiblement différents, de par le choix de Julien Suaudeau d'élargir son histoire à d'autres domaines que la cité.
Puisqu'on évoque la délicate question de la religion, un mot du titre, "Dawa". Le choix est tout sauf anodin. Sans doute, comme moi, connaissez-vous le sens argotique de ce mot, allez, parlons clair, le dawa, c'est le bordel. On comprend donc bien ce choix, puisque l'objectif est bien là : foutre le bordel en France en annonçant une vague d'attentats.
Mais, et c'est moins évident, ce mot a aussi une acception religieuse loin d'être anodine : le da'wa est une forme de prosélytisme utilisée dans les premiers temps de l'Islam, afin de convaincre les non-musulmans à écouter le message de la religion du Prophète. On comprend alors la dimension de ce choix de mots dans le contexte du roman (et même plus largement).
Pour autant, "Dawa" ne se limite pas à la question du fanatisme religieux. Julien Suaudeau nous sert une critique au vitriol des coulisses du pouvoir en France... Certains personnages ne sont pas nommés, mais on les reconnaît aisément, à commencer par le tandem dirigeant actuellement l'exécutif, et ils en prennent pour leur grade.
De l'élu, aux ambitions personnelles appuyées et dépassant largement l'intérêt général, aux sherpas qui tirent les ficelles dans l'ombre, sans oublier ces spécialistes de la "compol", la communication politique, qui ne servent pas forcément les maîtres que l'on croit. C'est crapoteux au possible, désolant, inquiétant, même, pour nous, commun des mortels...
D'un côté, cette menace terroriste qui, hélas, n'a rien d'abstrait, désormais, et de l'autre, ces hommes chargés de la destinée du pays mais qui ne pensent qu'à eux, qu'à leur petit ou grand pouvoir, qu'à leur position et comment la conserver ou l'améliorer... Des joueurs dont le jouet est un pays, et un pays qu'ils ont déjà en partie hypothéqué en en livrant des pans entiers au Qatar...
"Dawa" n'est pas le thriller que certains pourraient attendre, avec une menace terroriste qu'il faut démanteler. Mais la tension est bien là et augmente dans la dernière partie du livre, quand l'échéance approche. On pourrait mettre en lien ce roman avec la première saison de la série "Homeland", là encore sans comparer totalement les récits.
Mais on retrouve ce mélange de politique et d'enquête, ces objectifs personnels et l'énormité du risque encouru. Pour moi, "Dawa" est tout de même plus un roman noir, qui repose beaucoup sur ses personnages, plus que sur l'action brute, et sur les relations entre eux. Certains des personnages cités plus haut ne se rencontreront jamais, n'auront même aucun idée de l'existence des autres, et pourtant, ils sont tous liés.
Roman noir aussi parce que l'écriture de Julien Suaudeau est très construite, avec un style recherché qui se rapproche plus de la littérature blanche que du thriller. Soyez prévenu, c'est une lecture qui se mérite, mais c'est d'une grande force, d'une grande richesse. Et les personnages ont tous de l'épaisseur, de l'ampleur, jusque dans ces moments difficiles qui vont tous les rendre humains...
Car, l'autre dimension forte du livre, c'est aussi cela : la solitude extrême que l'on ressent chez ces femmes et ces hommes. Les milieux sont différents, les causes également, mais tous ont cette particularité qu'ils se sentent seuls... Certains se sont construits des carapaces imputrescibles et ne laissent approcher personne, d'autres sont séparés de ceux ou celles qu'ils aiment...
Et puis, il y a ceux qui ont dans le coeur l'inextinguible flamme de la haine. Cette haine qui ne pourra (et encore, en est-on certain ?) être assouvie que dans la vengeance... Ceux-là ont sans doute franchi un point de non-retour, au contraire de la plupart des autres à qui il faudrait assez peu pour (re)donner un sens à leur vie.
Amour, amitié, parentalité, famille, ces éléments sont au coeur de "Dawa", autant par leur présence et leur manifestation que par leur absence. Et la réponse puissante aux dévoiements, aux fourvoiements, aux erreurs de jugement... Et au destin qui bat en brèche l'idée que les hommes naissent libres et égaux en droit, y compris dans le pays des droits de l'homme.
Ce que dénonce Julien Suaudeau, c'est le retour en force du déterminisme social, qui s'appuie plus encore qu'avant sur des critères sociaux, liés au milieu d'origine, mais aussi à la race et à la religion, pour le livre qui nous concerne. Ce nouveau déterminisme qui conduit toute une génération à se sentir exclue de la société, sans espoir de s'élever.
La réponse au fatalisme qu'entraîne ce simple constat, ce sentiment profondément ancré, peut alors être le fanatisme. Parce qu'il offre des perspectives nouvelles, mais aussi une forme de vengeance sur le destin et l'ordre établi... La religion ne devient alors que l'outil d'une révolte qui va pourtant plonger dans l'absurdité d'un nihilisme absolu...
A l'image de la couverture de son grand format, "Dawa" est donc un roman noir, très sombre. Mais, il n'est certainement pas dénué d'espoir. Parce que liberté, égalité et peut-être plus encore fraternité ne sont pas des vains mots. Mais il faudra aussi certainement une prise de conscience collective et politique pour offrir de nouveaux horizons et des lendemains plus chantants pour concurrencer les trop séduisantes sirènes de l'obscurantisme.