En 1700, Jean-Sébastien Bach a 15 ans et il décide de voler de ses propres ailes. Depuis 5 ans, après la mort de ses parents, il vit chez un de ses frères aînés auprès duquel il a reçu un premier apprentissage musical, sans oublier le cousin "Panier Percé". L'heure est venue de faire des études dans un cadre différent, de couper le cordon.
Commence alors une carrière qui va durer près de 50 ans, dans différents lieux, dont beaucoup en Thuringe, sa région natale, à laquelle il restera toujours très attaché, et jusqu'à Leipzig, ville où il prendra toute sa dimension. Dans cette période-là, il occupera différents postes d'organiste, de cantor, de maître de chapelle ou de musique.
Des postes pas toujours passionnants, qui ne lui valent pas toujours la reconnaissance qu'il mériterait mais qui lui permettent d'abord de faire vivre sa famille, qui sera nombreuse, et surtout de lui offrir le temps nécessaire à la composition. Car, avant tout le reste, Bach n'aspire qu'à une chose : composer, encore et encore, et toujours dans l'optique de servir Dieu.
Ne recherchant aucune gloire, ne commençant à faire imprimer ses oeuvres qu'à l'âge de 40 ans passé, sous l'impulsion d'un de ses fils, refusant toute concession jusqu'à souvent se fâcher avec ses employeurs, même lorsqu'il s'agit de puissants de ce monde, Bach n'a qu'un moteur : la création. Et pas une création figée, mais qui cherche toujours à proposer de la nouveauté.
Même s'il ne voyagera qu'en Allemagne, dans un périmètre assez limité, à la différence d'autres musiciens de l'époque qui faisaient le tour de l'Europe, France, Angleterre, Italie, Russie, même, dans les cours les plus puissantes du continent, en quête autant de gloire que de créativité, il saura se renouveler, sans cesse aux aguets des innovations musicales apparues dans les pays voisins.
Une créativité qui lui permet de bousculer les bien-pensances de tout poil, faisant évoluer les habitudes très classiques et très sobres du culte luthérien contre l'avis du clergé. Souvent agacé par l'immobilisme de ses contemporains, il cherche à provoquer certains pas l'intégration dans la musique d'église de rythmes et de sonorités profanes !
Mais, il réalise cette fusion, cette transition musicale sans jamais dévier de la foi profonde qui le guide, ce qui fait de lui un compositeur à part alors que le Siècle des Lumières s'installe. Jamais il ne cédera aux sirènes de l'opéra, genre en plein essor qui serait même, selon certains, le seul genre qui vaille à l'avenir.
Malgré cette vocation incroyable pour une musique qui semble occuper l'intégralité de son existence, c'est aussi l'histoire d'un époux dévoué et d'un père rempli de fierté et d'amour pour sa nombreuse progéniture. Un homme modeste mais sachant s'affirmer, un homme pieux que sa foi aide à affronter la mort, terriblement présente, aussi bien chez les aînés que chez ses proches et même ses enfants, la mortalité infantile restant énorme.
En 350 pages, Jean-Pierre Grivois nous raconte la vie d'un compositeur, peut-être le plus important compositeur de l'histoire, j'assume ce point de vue, 65 ans d'une existence dédiée à la musique, marquée par une incroyable productivité, puisque le catalogue des oeuvres de Bach, établi dans les années 1950 et que l'on connaît sous le sigle BWV, comprend plus d'un millier d'oeuvres.
Un roman qui montre quelle place-clé occupe Bach dans l'histoire de la musique, à un moment très particulier, lorsque la musique va quitter les églises, où elle était le plus souvent jouée, pour aller vers des salles de concert chez les plus riches, dans les théâtres et surtout, dans les opéras, dont beaucoup vont être construits à cette époque.
Déjà, en utilisant la polyphonie, les dissonances, Bach avait marqué sa volonté de rompre avec une tradition trop rigide. De même, la durée de ses oeuvres sacrées, cantates comme morceaux d'orgue, vont provoquer bien des reproches parce qu'il remet en cause un ordonnancement établi de longue date. Mais, au-delà de la structure, Jean-Sébastien va aller encore plus loin.
La musique, l'art musical, change en même temps que la société. Bach découvre les ballets de Lully, voit Monteverdi et Vivaldi délaisser peu à peu la musique sacrée pour se consacrer à ces nouveaux genres où la musique doit accompagner la comédie. Pour beaucoup, il s'agit d'une mésalliance, la musique, au service de Dieu, épousant la comédie, cet activité presque diabolique...
Bach, bien que très pieux et profondément croyant, ne s'offusque pas du tout de cela. Au contraire, il va puiser dans ces changements de l'inspiration, à la fois pour ses oeuvres pour orgue, mais aussi pour ses oeuvres sacrées. D'une certaine manière, ses passions en sont un des fruits, dans la manière de mettre musique et texte en adéquation, à l'encontre des chorals, écrits une fois pour toutes, immuables.
Cela lui vaudra la profonde inimitié de certains, alors que l'Europe bruisse encore de conflits religieux à cette époque. Même au sein du protestantisme, les courants s'oppose et, par exemple, les piétistes recherchent une relation à Dieu qui se passe de tout intermédiaire, y compris la musique. Bach sera une bête noire de ces doctrinaires.
Une situation presque paradoxale, tant il n'a jamais remis en cause l'enseignement religieux dans lequel il a été élevé. Au contraire, toute sa vie, il n'a cherché qu'une chose : que sa musique illustre les préceptes de Luther, que son oeuvre soit la plus fidèle à cette doctrine. Sans pour autant rester figé, comme prisonnier d'un carcan dogmatique.
On est loin du personnage très austère qu'on nous a longtemps présenté, en tout cas, lorsque j'étais enfant, Bach avait ce côté très strict, très fermé. "Entre les notes de Bach" casse cette image-là, avec de nombreux exemples tirés de l'exceptionnel répertoire du virtuose d'Eisenach, sa ville natale. Loin d'être hiératique, le Bach que nous montre Grivois nous montre une formidable souplesse.
Une capacité de mettre à sa sauce les innovations venues d'ailleurs, qu'il capte et qui infusent aussitôt dans son esprit sans cesse en train d'imaginer de nouvelles mélodies. Tout en conservant une identité propre, tout en conservant l'Allemand comme langue principale de ses oeuvres, il modernise sa manière de composer, évitant ainsi de se répéter ou de copier ses collègues.
Sans être un rebelle, un avant-gardiste (ce que certains lui reprochent, d'ailleurs), Bach est un homme de son temps qui, jusqu'aux dernières années de sa vie, lorsque sa vue déclinera, va poursuivre son chemin sans en dévier, personnage insolite qui ne compose quasiment que de la musique sacrée, mais à la manière de son époque, une époque qui s'éloigne pourtant du divin.
Mais, ce que Grivois montre, c'est aussi le mode de vie d'un compositeur au XVIIIe siècle. Oh, de tous temps, être artiste et vivre de ce travail n'a jamais été une sinécure, c'est un fait. Encore aujourd'hui, combien d'entre eux tirent le diable par la queue ? L'instauration des droits d'auteur ne fait pas tout et cela reste compliqué.
Bach, lui, a vécu bien avant que cette idée révolutionnaire des droits d'auteur soit mise en place. Or, il n'imagine rien d'autre que composer, encore et encore, à un rythme totalement affolant, moindre que son ami Telemann, recordman en la matière. Et composer, ça ne rapporte rien, rien du tout. Pour gagner sa vie, il faut faire autre chose.
Enseigner, accompagner la liturgie ou bénéficier du soutien de riche mécènes capables de vous prendre à leur service. Pour les raisons évoquées ci-dessus, il est évident que le sacerdoce de Bach, si je puis dire, son choix assumé de n'envisager la musique que dans un cadre sacré, peut poser quelques problèmes supplémentaires.
Alors, il doit trouver des postes dans lesquels il pourra se décharger d'une partie de ses tâches pour pouvoir composer. Et cela ne va pas sans heurt, avec ceux qui l'emploient. Sans être un abominable caractériel, force est de constater que Bach est rarement resté longtemps en excellent termes avec ses employeurs successifs, à l'exception notable de Leopold, prince d'Anhalt-Köthen...
Une inflexibilité qui va même valoir à Bach, lui si sérieux, si pieux, de connaître la prison ! Voilà encore un épisode méconnu de la vie de ce musicien de génie que l'on découvre dans ce roman. Un livre qui retrace cette vie prodigieuse à travers le regard du principal intéressé puisque "Entre les notes de Bach" est écrit à la première personne.
Cela donne quelque chose de très intéressant, puisque Bach nous raconte la genèse de certaines de ses plus fameuses oeuvres, annonçant leur composition future quand l'idée lui vient à l'esprit. On découvre certains aspects de son travail, sa relation avec les auteurs des textes qu'il met en musique, parmi lesquels, chose très rare à l'époque, on trouve une femme, Christiana von Ziegler.
Aujourd'hui, le nom de Jean-Sébastien Bach est un incontournable dans le paysage de la musique classique. Mais, cette notoriété est très récente. Oublié après sa mort, on ne le redécouvrira qu'au XIXe siècle et ce n'est qu'au siècle dernier qu'il deviendra cette figure de proue. Précisions qui, bien sûr, ne sont pas dans le livre.
Mais, en revanche, "Entre les notes de Bach" montre le peu d'intérêt que porte Bach à la notoriété et à la postérité, au contraire de bien de ses confrères. Il n'a jamais recherché les honneurs, manigancé pour obtenir des postes prestigieux. Tout juste a-t-il fait jouer quelques connaissances pour que ses fils puissent occuper des postes dans des églises de Thuringe afin de lancer leurs carrières.
Pour lui-même, en revanche, il ne fait rien pour que sa réputation s'étende. Il est connu des professionnels, des organistes des générations précédentes comme Buxtehude ou Reinken ont entendu parler de lui avant de le rencontrer. Mais, Bach, de son vivant, n'est pas une star, pour employer un anachronisme. Une célébrité. Non, il est quasiment anonyme et ça ne lui fait ni chaud, ni froid.
Revisiter sa biographie, mettre son oeuvre en perspective (il vous sera difficile d'écouter toutes les oeuvres évoquées dans le livre, mais cela peut vous donner envie d'investir dans une intégrale !), tout cela permet de mesurer l'importance majeure de Bach dans l'histoire de la musique, en particulier dans la musique pour clavier.
Car, en plus d'un compositeur prolixe, il s'avéra aussi être un remarquable pédagogue, à travers "le Clavier bien tempéré", par exemple, ou encore "l'Art de la Fugue". Au hit-parade des compositeurs, Mozart et Beethoven seraient sûrement devant, en termes de popularité. Mais, ne vous-y trompez pas, sans Bach, tout aurait été très différent. Et la biographie romanesque de Grivois le rappelle avec brio.