"Ce qu'il avait décidé de fuir le rattraperait sans cesse comme Jonas redevable et sans cesse rattrapé par son refus".

J'ai honte. C'est le 813e billet de ce blog et il n'y sera même pas question de Maurice Leblanc, ni d'Arsène Lupin. En lieu et place, un roman français qui a pour cadre l'Amérique du milieu du XIXe siècle et une saga familiale s'étendant sur trois générations. Et les mésaventures de Jonas ne sont sans doute pas la seule référence biblique qui vient à l'esprit à la lecture de ce livre, puisque Caïn, Abel et leur petit différend seront aussi de la partie. "Sécessions", d'Olivier Sebban (paru aux éditions Rivages), est un roman plein de force et de souffle, la rencontre de quêtes qui peuvent sembler contradictoires et qui, pourtant, s'avéreront bien plus proches qu'il n'y paraît. Un roman dense servi par une écriture très visuelle, cinématographique, et des personnages qui semblent marquées du sceau de la tragédie...

Elijah est en fuite. En cette fin d'été 1840, il a quitté Savannah avec, à ses trousses, une troupe d'hommes dont l'objectif est clair : lui faire un mauvais sort, sans forcément passer par la case justice. Alors, Elijah fuit, sachant parfaitement qu'il méritera tout à fait ce qu'on lui réserve si on l'attrape, car il a tué son frère...
Elijah est le fils aîné d'un médecin de Savannah installée de longue date dans cette ville. Une famille de notables, une famille juive en vue dans une ville qui a accueilli l'une des premières et des plus importantes communautés israélite du Nouveau Monde. Une famille en pleine implosion à cause de son geste, de ce meurtre digne de Caïn.
Elijah fuit, en sachant que jamais il ne pourra revenir à Savannah. Il fuit pour sauver sa vie, qui ne tient plus qu'à un fil et risque de ne plus tenir bientôt qu'à une corde, avec un noeud coulant au bout. Et cette fuite ne l'empêche pas de nourrir une profonde culpabilité pour ce qu'il a fait. Une honte qui va l'accompagner longtemps...
Mais que s'est-il exactement passé à Savannah ? On ne le saura jamais exactement. Les circonstances du meurtre ne sont pas relatées, on n'en apprend que quelques bribes. En revanche, le mobile de ce meurtre, lui, est rapidement connu, même si on en comprend la portée que petit à petit. Et ne comptez pas sur moi pour vous en dire plus ici, pour le savoir, il vous faudra lire "Sécessions".
Parmi les poursuivants d'Elijah, se trouve son père, Amos, très éprouvé, on le saurait à moins, par cette situation. C'est comme s'il avait perdu ses deux fils en même temps, l'un parce qu'il est mort, l'autre, parce que son geste lui ôte d'office son statut de fils... Mais, Amos n'est pas un homme en colère, c'est d'abord un homme déchiré...
Car, on va vite le comprendre, renoncer à son fils aîné, même après son crime, lui est impossible. Il ne peut accepter l'idée de ne plus être père et ne le pourra jamais, jusqu'à son dernier souffle. Amos connaît la vérité et c'est pourquoi il a du mal à ressentir la même haine que ceux qui sont aux basques de son fils.
Elijah est le véritable pivot de ce roman, son fil conducteur aussi, puisque sa fuite va prendre la forme d'une odyssée à travers une Amérique encore réduite à ses 13 colonies et agitée de soubresauts qui vont aboutir quelques années plus tard à une terrible guerre civile. Pendant un quart de siècle, on va le suivre dans son impossible quête de rédemption.
Petit point biblique, qui va nous ramener au titre de ce billet. Jonas est un des prophètes communs aux trois grandes religions monothéistes. Il est connu pour avoir désobéi à Dieu, en fuyant vers Jaffa au lieu d'aller à Ninive, comme l'Eternel le lui avait demandé. La suite, c'est le gros poisson qui avale son bateau avant de le recracher sur les côtes...
Dans le judaïsme, le Livre de Jonas est lu lors de la fête du grand Pardon et Jonas symbolise la rédemption et la justice. Ainsi, voit-on mieux pourquoi Elijah s'identifie, et pas seulement dans la citation choisie pour titre de ce billet, à ce personnage. La mort de son frère, ce crime qui est un défi à Dieu et à son père, tout cela hante Elijah qui, d'expérience en expérience, cherche à expier sa faute.
Amos, lui, se débat dans des affres tout aussi profondes. La première partie du roman alterne la fuite d'Elijah et le désespoir d'Amos, qui nourrit sans doute autant de mépris pour lui-même que son entourage. Le notable est déchu, le chef de famille est à terre et l'homme est assis au coeur des décombres de son existence...
Puis, un troisième personnage apparaît et va prendre son essor dans la deuxième partie du livre : Isaac. Un jeune homme en quête de vengeance. Et pour cause : son oncle a tué son père alors qu'il n'était encore qu'un bébé. Il va traverser la Guerre de Sécession pour essayer de retrouver la trace de l'homme dont il veut se venger...
N'en disons pas trop, mais c'est vraiment ce trio de personnages qui est au coeur du roman, leurs parcours respectifs constituant le moteur d'une intrigue qui n'est pas racontée de façon linéaire, chronologique, mais étape par étape. Ainsi, dans la deuxième moitié du livre, Olivier Sebban utilise régulièrement le flash-back, faisant alterner époques et personnages simultanément.
Pourtant, réduire le roman à ces trois seuls hommes seraient une erreur. Autour d'eux, une galerie de personnages secondaires aux rôles non-négligeables parce qu'ils confirment Elijah, Amos et Isaac dans leur posture. Et, mais là, je ne vais pas aller plus loin, parce que certains vont avoir un rôle décisif dans le dénouement de cette saga.
Un dénouement assez surprenant, d'ailleurs, qui va faire apparaître une donnée loin d'être évidente au départ : les trajectoires parallèles des trois membres de la famille Delmar. Et, au-delà de ceux dont nous suivons les aventures dans ce livre, c'est une véritable malédiction familiale qui semble se répéter inexorablement, siècle après siècle, poussant ses membres mâles à fuir, sans cesse.
La famille Delmar devient le symbole d'un peuple juif à qui le Destin, ou les hommes, ne laissent jamais l'occasion de se sédentariser bien longtemps. A chaque époque, sa faute, parfois bien moindre que le crime d'Elijah. Le simple fait d'être juif a pu suffire, comme le rappelle cette clé, qui traverse "Sécessions" d'un bout à l'autre, comme un témoin que se transmet chaque génération.
C'est d'ailleurs là que l'on retrouve toute l'importance du pluriel dans le titre du livre. C'est bien l'histoire de sécessions successives, de membres d'une famille qui, un jour, doivent tout quitter et tout laisser derrière eux, partir et recommencer de zéro leur existence, jusqu'au prochain drame qui poussera un autre Delmar à couper les ponts lui aussi.
Cela va jusqu'à pousser ses membres à renier leur appartenance à la famille Delmar. Changer de nom pourrait-il suffire à enrayer la malédiction, à rompre le cercle vicieux de ces départs forcés ? L'exemple d'Elijah pourrait presque le laisser penser, mais le Destin, ou les hommes, sont loin d'être aussi compréhensifs...
Il doit avoir une drôle d'allure, l'arbre généalogique des Delmar ! Comme si chaque nouvelle branche naissait d'une rupture, comme s'il était impossible de le voir s'épanouir dans la continuité... Voilà pourquoi, malgré le rôle non-négligeable tenu par les personnages secondaires, qui n'appartiennent pas à la famille Delmar, "Sécessions" est bel et bien une saga familiale.
Olivier Sebban possède une écriture riche et envoûtante, extrêmement visuelle, presque cinématographique. Prenez les premières pages, la fuite d'Elijah par les marais, dans lesquels il se plonge pour échapper à ses poursuivants et à leurs chiens. Il y a un soin dans le détail qui permet au lecteur de se sentir aux côtés du personnage, dans sa posture bien délicate.
Tout au long du livre, on va retrouver cette écriture captivante, qui donne à voir, qui permet de ressentir parfaitement les atmosphères mais aussi les décors. Et particulièrement dans les chapitres qui se déroulent en pleine Guerre de Sécession, où l'on se retrouve au coeur de l'action, au coeur de cette folie, de cette violence...
Tous les sens sont mis à contribution par ce style qui m'a énormément plus. On se coule dans l'histoire en se laissant porter par cette écriture dense et fluide à la fois. Les aboiements des chiens lors de la poursuite initiale, le roulis du steamboat que prend Elijah, le bruit et la fureur du champ de bataille de Gettysburg, le froid hiver des environs de Chicago, tout cela est parfaitement rendu...
Olivier Sebban s'inscrit dans une lignée littéraire très américaine. Par certains côtés, son écriture renvoie à quelques pionniers du Nouveau Monde, comme Nathaniel Hawthorne ou Fenimore Cooper. Mais on retrouve aussi quelques échos avec des écrivains plus récents, comme le regretté Jim Harrison. Attention, je ne fais pas de comparaison, je donne des repères, tout subjectifs et personnels.
J'ajouterai un roman évoqué sur ce blog il y a quelque temps, déjà, avec lequel il y a de vraies passerelles, "la polka des bâtards", de Stephen Wright, avec, tout de même, une différence très importante : "Sécessions" n'a rien d'une satire, comme pouvait l'être cet autre roman, dans lequel l'Amérique n'est pas juste un décor mais un personnage à part entière.
"Sécessions" est une lecture plutôt exigeante qui transportera, je n'en doute pas, les lecteurs qui feront l'effort. L'histoire est forte, surprenante dans sa dernière ligne droite, et l'univers est riche et profond dans une Amérique encore balbutiante. C'est rude, souvent violent, et les personnages, même s'ils refoulent énormément leurs sentiments, ont de l'épaisseur.
Si vous avez aimé des séries comme "Deadwood" ou "Copper", vous devriez apprécier ces "Sécessions", roman où personne n'est ménagé, où les secrets de famille et les non-dits s'infectent rapidement avec des conséquences souvent dramatiques, où cette Amérique balance rapidement vers la violence et la débauche, quand d'autres la rêveraient puritaine...