Avec "Le soleil sous la soie" et "la Part de l'aube", Eric Marchal s'est imposé rapidement comme l'un des meilleurs auteurs français de romans historiques. Désormais, on attend le "Marchal nouveau" (incomparablement meilleur que son homologue vinicole du Beaujolais) et le cru 2016, arrivé au printemps, est à la hauteur de l'attente. Encore une fois, on change de décor, d'époque et de thématiques, on rencontre des personnages fictifs captivants, on croise des personnages historiques et on assiste à des événements marquants... Ajoutez, ici, un décor exceptionnel et le parrainage d'un certain Jules Verne, et voilà une recette qui donne un bon moment de lecture. "Là où rêvent les étoiles", publié aux éditions Anne Carrière, est une saga familiale qui vient harmonieusement s'inscrire dans une époque précise : la deuxième moitié du XIXe siècle, celle de la Révolution industrielle. Avec pour moteur, cet étrange concept qu'on appelle le progrès...
Tout commence par une rencontre, un jour d'été 1863 dans la Sierra Nevada. Gustave Bönickhausen, jeune ingénieur français travaillant pour une société de chemins de fer, est à la recherche de passages pouvant permettre de faire circuler des trains dans la région. Des passages qui emprunteraient des ouvrages d'art dont il serait le concepteur, évidemment.
Mais, sur la route du retour vers Grenade, voilà la route obstruée. Et pas par un obstacle naturel, mais par un étrange objet : un ballon, d'une taille respectable, dont la toile arbore quelques plaques d'aluminium, un métal hors de prix, à cette époque. Et ceci, ce n'est que l'apparence, l'objet comporte quelques autres surprises que son propriétaire va bientôt détailler à l'ingénieur.
Il s'agit d'un autre jeune homme, lui aussi français, nommé Clément Delhorme. Sa passion : la météorologie, dont il essaye de percer les secrets à l'aide de ce ballon qu'il essaye de faire s'envoler le plus haut possible. Il a déjà dépassé les 9000m, mais il espère bien aller rapidement encore plus haut et atteindre les plus hautes couches de l'atmosphère.
Entre Gustave et Clément, le courant passe aussitôt et ce dernier invite le premier à venir loger chez lui le temps de son séjour grenadin. Un "chez lui" pas ordinaire, puisque Delhorme et son épouse Alicia vivent dans l'enceinte du plus beau monument de la ville : l'Alhambra, dont la fondation remonte à l'époque médiévale et à la dynastie des Nasrides.
Depuis, ce palais immense a pourtant été laissé à l'abandon et menace ruine. Alicia, fascinée par ce lieu, est venue aider Rafael Contreras, dont la famille travaille à sa restauration. Avec l'accord des autorités locales, elle en a fait sa résidence principale, celle où elle donnera bientôt le jour à son premier enfant, dont elle est enceinte.
A Alicia, l'architecture et les compétences artistiques, à Clément, la science et la recherche. Même si le couple consacre l'essentiel de son temps à ses activités respectives, il est uni, amoureux, et la naissance à venir va lui offrir le plus beau des cadeaux. Mais, vous le verrez, cette naissance ne sera pas de tout repos !
Quant à Gustave, ce qu'il va découvrir des recherches de Clément va lui ouvrir de nouvelles perspectives. En plus de leur amitié, c'est une collaboration fructueuse qui va s'ouvrir. Car Clément possède un savoir essentiel qui pourra être un atout maître dans les futurs projets de Gustave : il apprend à prévoir les éléments et sait comment tenir compte du vent dans les calculs...
"Là où rêvent les étoiles", c'est le récit de cette étrange amitié entre les deux hommes, aussi différents qu'on puisse l'être, mais très complémentaires. Gustave est ambitieux et entend laisser sa marque indélébile dans le monde à travers d'incroyables constructions ; Clément, lui, n'attend qu'une chose : se rendre utile, mais peu importe si son nom reste, il n'agit ni pour la gloire, ni pour la postérité.
Et, pendant que l'un poursuit ses rêves, l'autre donne forme à ses ambitions : le pont Maria Pia, à Porto, sera la première de ses grandes réalisations, avant deux monuments mondialement connus : la Statue de la Liberté et la Tour Eiffel. Car, si vous l'ignoriez, comme moi, Eiffel n'est pas le patronyme de naissance de Gustave, mais c'était bien Bönickhausen, et vous apprendrez l'histoire de ce changement dans le roman.
Il serait toutefois restrictif de résumer ce roman-fleuve (730 pages, environ), à l'histoire des Delhorme et du futur Gustave Eiffel. Non, ce livre retrace aussi le destin de 5 jeunes gens nés presque tous le même jour : Jezequel, Javier, Victoria, Irving et Nyssia. Unis comme les doigts de la main, ils suivront pourtant chacun leur route, allant jusqu'à fragiliser cette incroyable amitié...
L'action débute en 1863, comme dit plus haut, mais le récit linéaire des événements, qui va s'étendre sur un quart de siècle, est régulièrement interrompu par la relation d'événements se déroulant plus tardivement, en 1918. Des intermèdes qui vont permettre, petit à petit, de révéler certaines choses qui sont advenues mais aussi de mettre en place les éléments d'une intrigue centrale...
De cette intrigue, je ne vais rien dire, puisque son contexte se met en place progressivement et que sa résolution n'intervient que dans les toutes dernières pages. Mais, elle va permettre d'accentuer encore les différences philosophiques profondes qui séparent Clément et Gustave. Et donner au livre une vraie puissance romanesque...
Parlons de Clément. Contrairement à Gustave, c'est un personnage fictif, sorti de l'imagination d'Eric Marchal. En avançant dans le roman, une comparaison m'est venue à l'esprit : Clément, c'est le Professeur Tournesol. En moins sourd. Et en plus sociable. Mais il y a de ça, dans cette incroyable passion qui anime Clément jusqu'à lui faire parfois perdre tout repère dans la vie réelle.
Oui, Clément a ce petit côté "savant fou" que le personnage d'Hergé possède également, même si Clément, malgré sa passion pour les ballons et les airs, a un peu plus les pieds sur terre. Mais, surprise, en fin d'ouvrage, une note de l'auteur apportant quelques précisions au lecteur. Et, dans ces deux pages, l'explication du personnage qui a pu inspirer en partie Clément : Auguste Piccard.
Or, c'est aussi ce physicien suisse qui aurait inspiré Hergé pour créer le personnage de Tournesol... La boucle est bouclée, et vient placer Clément dans cette famille des pionniers un peu dingue qui ont fini par voir se réaliser leurs rêves les plus insensés ou qui ont contribué à poser les jalons pour d'autres. Et, dans ce domaine, la famille Piccard continue de s'illustrer, Bertrand, le petit-fils, poursuivant l'aventure à travers des projets comme Solar Impulse.
Après avoir évoqué la modernisation de la médecine dans "le Soleil sous la soie", après l'archéologie et les Lumières dans "La Part de l'aube", c'est donc le progrès et la naissance de l'ingénierie moderne qui est au coeur de "Là où rêvent les étoiles". Autour des personnages fictifs que sont les membres de la famille Delhorme (au sens large), Eiffel et ses collaborateurs.
Eric Marchal rend hommage à ces bâtisseurs d'un nouveau genre, maniant l'acier comme d'autre, avant eux, la pierre. Le temps n'est plus aux cathédraaaaaa-les, comme le chantait Bruno Pelletier, mais à des constructions plus gigantesques encore. Des monuments défiant l'esprit humain autant que les éléments et la physique, encore pas complètement maîtrisée.
Le progrès, c'est la possibilité de construire ces ponts enjambant des fleuves à des endroits jusqu'ici inaccessibles, comme de fragiles esquifs que pluie, vent et neige ne parviennent à abattre. Le récit de la construction de la Tour Eiffel, par exemple, symbolise parfaitement cette irruption du progrès dans la société, avec les freins et les oppositions que cela occasionne.
C'est aussi un des enjeux du roman : la nouveauté ne plaira jamais à tout le monde, le doute et la répulsion entourent toujours l'action des pionniers jusqu'à ce que leur travail les dissipe, en partie, tout du moins. Et tant pis pour les sceptiques que rien ne pourrait convaincre. Comme ce ministre qui préfère continuer à écrire avec une plume d'oiseau alors que les plumes en métal donnent de bien meilleurs résultats...
Au-delà d'Eiffel, mais aussi, citons-les, de Bartholdi, Koechlin, Nouguier, Compagnon, et même Seyrig, parti pour la concurrence, c'est toute une génération d'hommes ayant fait avancer la science en la faisant sortir des laboratoires à laquelle rend hommage l'auteur. Ce qu'ils ont construit tient toujours debout plus d'un siècle après, même si on a parfois désaffecté certains viaducs, preuve que leur folie tenait la route...
Mais, Eric Marchal nous plonge également au coeur du XIXe siècle et de tous les changements, politiques, économiques, sociétaux, artistiques qu'il apporte. La République, qui s'installe enfin durablement, le capitalisme et le paternalisme qui se développent, à l'image du Bon Marché, ce grand magasin qui fascinera jusqu'à Zola, ou encore l'avènement d'une nouvelle bourgeoisie.
Des bourgeois à la richesse tapageuse, qui n'hésitent pas à flirter ouvertement avec la décadence, faisant entrer l'Europe dans ce qu'on va appeler la Belle-Epoque. Une période qui sera la première à être immortalisée par les photographes, dont les techniques ne cessent de se perfectionner, jusqu'à annoncer la naissance prochaine du cinématographe...
Une société qui sied parfaitement aux appétences de Gustave Eiffel, mais beaucoup moins à Clément Delhorme. Et, si ce Paris turbulent occupe une place importante dans le livre, il ne prendra jamais vraiment la place de l'Andalousie aimée de l'aérostier. Deux lieux qui symbolisent encore les différences profondes entre le pragmatique Eiffel et le doux rêveur Delhorme.
Si Eiffel met la capitale à ses pieds, en attendant que le scandale de Panama le fasse tomber de son piédestal, Delhorme est habité par Grenade et par l'Alhambra. Ce lieu incroyable, que Eric Marchal nous emmène visiter largement (n'hésitez pas à consulter ce site si vous n'avez jamais eu la chance d'y aller pour de vrai), est, à sa manière, un personnage à part entière du roman.
Il lui donne un côté onirique, ces vénérables murs témoignant d'une histoire d'une richesse inouïe, aujourd'hui reléguée définitivement dans le passé. Eric Marchal rappelle que ce chef d'oeuvre, pendant médiéval des imposantes constructions à la Eiffel, a bien failli disparaître. En adjoignant Alicia à l'un des membres de la famille Contreras, qui a sans doute sauvé le monument, il salue aussi cette famille à qui le patrimoine de l'humanité doit beaucoup.
Une photo de l'Alhambra va clore ce billet, j'en ai l'envie depuis que j'ai lu "Là où rêvent les étoiles", et vous comprendrez certainement pourquoi c'est amplement justifiant en vous y plongeant à votre tour. Mais, auparavant, il faut dire un mot de littérature, car elle est très présente au fil des pages. Il y a celui qu'on cite, qu'on croise, Victor Hugo.
Figure tutélaire, monument de son vivant, dont la plume a traversé les frontières (son plus grand fan est grenadin !). Et comment ne pas penser à lui, en visitant l'envoûtant quartier troglodyte du Sacromonte, habité par les Gitans ? On finira même par le rencontrer, dans une scène incroyablement émouvante et puissante à plus d'un titre.
A travers le personnage de Nyssia, lectrice boulimique dès son plus jeune âge et que la lecture va pousser à vouloir voyager pour que l'imaginaire qu'elle s'est forgé prenne forme, on voit passer une bonne partie de la production littéraire de l'époque, jusqu'aux livres qui n'auraient jamais dû atterrir dans les mains d'une demoiselle de bonne famille, telles "les Fleurs du Mal"...
Mais, s'il y a un auteur qui plane (jeu de mots, un euro dans le nourrain !) sur ce roman, c'est bien Jules Verne, dont la fiction alimente aussi l'imaginaire d'un Clément Delhorme (mais aussi, on le verra, d'un Camille Flammarion), et le personnage imaginé par Eric Marchal est un vibrant hommage, à plus d'un siècle d'intervalle, d'un auteur de roman d'aventures à un autre...