Lev est un adolescent qui vit à Leningrad, dans un immeuble d'un quartier modeste de la ville. En cette année 1941, il survit, comme tous les habitants qui n'ont pas fui l'avancée des armées nazies. Lev, qui n'a pas encore l'âge pour combattre, a tout de même insisté pour rester dans cette nasse, régulièrement bombardée, en attente d'un prochain assaut et où il n'y a plus grand-chose à manger.
Avec les autres jeunes de son âge qui vivent encore dans son immeuble, Lev passe ses soirées sur le toit, à observer ce qui se passe dans cette ville moribonde, si possible en mangeant, en buvant ou en fumant tout ce qu'ils ont pu trouver, c'est-à-dire presque rien la plupart du temps. Et le timide Lev espère chaque soir attirer l'attention de la jolie Vera, qui lui préfère un autre de ses voisins...
Un soir, le groupe d'amis est témoin d'une scène incroyable : alors que la ville semble calme, un parachute se déploie dans le ciel et se dirige dans la rue qui passe devant l'immeuble. Aucun doute, c'est un soldat allemand qui tombe juste devant chez eux ! Enfin un peu d'action, Lev et ses amis se précipitent dans la rue.
Le parachutiste allemand est mort avant de toucher le sol. Une aubaine pour les adolescents, qui s'empressent de lui faire les poches. Le comestible en priorité, mais Lev en profite aussi pour récupérer un couteau in extremis. Car, avant qu'ils aient pu terminer leur fouille, une patrouille arrive. Dans "Piter" assiégée, ce qu'ils ont fait est sévèrement puni. On ne s'embarrasse pas de prisonniers...
Alors qu'ils regagnent fissa leur immeuble, Vera glisse sur le sol verglacé. Lev, n'écoutant que son bon coeur, qui bat pour la jolie demoiselle, lui file un coup de main. Un temps de retard qui lui vaut de se faire attraper par un des soldats de la patrouille. Et comme on ne peut compter sur personne, pas même sur celle pour qui on en pince, il se retrouve embarqué, avec bien peu d'espoir de s'en sortir.
Mais, à sa grande surprise, on ne l'abat pas au coin de la rue. On le conduit quelque part, dans Leningrad, avec un autre garçon. Kolia, se présente-t-il. La vingtaine, déserteur, même s'il s'en défend, lui aussi miraculeusement épargné. Et, peu après, on les introduit auprès du Colonel Gretchko, qui tient leurs vies entre ses mains.
L'officier, impressionnant, appartient au NKVD et il recherche deux garçons capables d'accomplir une mission de la plus haute importance. En effet, le colonel va marier sa fille dans moins d'une semaine et, malgré le blocus, il entend fêter cela dignement avec une fête énorme et un repas à la hauteur de l'événement.
Et ce repas sera raté s'il ne s'achève pas avec un gros gâteau concocté avec amour... Et avec des oeufs. Le hic, c'est qu'il manque justement cet ingrédient au colonel. Voilà ce que les deux captifs, sortis de leur geôle, vont devoir trouver : une douzaine d'oeufs, pour satisfaire l'ego démesuré d'un officier qui semble se moquer comme d'une guigne de ce qui se passe à Leningrad...
Mais où trouver des oeufs dans une ville qui crève de faim ? Où trouver ce véritable trésor, que Lev et Kolya n'ont plus eu à se mettre sous la dent depuis des mois et des mois ? Mais leur vie dépend de cette recherche. Car nul doute que le colonel sera moins clément s'ils reviennent les mains vides... Alors, une fois leur stupeur retombée, les deux garçons partent à la recherche de leur Graal...
"La ville des voleurs" repose d'abord sur ce contrat si particulier : des oeufs contre leur vie. Et c'est dans Leningrad en proie à tous les systèmes D, même les plus surprenants, mêmes les plus atroces, que Lev et Kolya entament leurs recherches. Les jours sont comptés, ils ont moins d'une semaine, et cela ne semble pas du luxe pour trouver ce que tout habitant de "Piter" tuerait pour avoir...
Et il est temps de parler de notre duo de chasseurs d'oeufs, même pas en chocolat, car c'est le second ressort fort de ce roman. D'un côté, Lev, qui est le narrateur du roman, un garçon timide, introverti, discret, fils d'un poète victime des purges staliniennes et qui se débat entre la méfiance qu'il nourrit envers le régime soviétique et sa peur des nazis.
De l'autre, Kolya, tout le contraire de Lev. A peine 20 ans mais une confiance en lui à toute épreuve, une arrogance naturelle au point d'en être agaçante, le sarcasme à la bouche en permanence, un dragueur prêt à tout pour séduire une femme et coucher avec et une inquiétude sincère pour un transit intestinal sérieusement malmené par les privations...
Point de départ ultra-classique : les deux personnages centraux n'ont rien en commun, n'ont rien pour être amis, se tapent sur les nerfs mais vont devoir passer outre afin de mener à bien leur mission. On a donc une sorte de scénario de buddy-movie dans les rues de Leningrad au bord de l'asphyxie... Difficile de faire plus sombre, mais, malgré cela, on sourit.
Eh oui, car la première partie du roman fourmille de situations plus improbables que les autres, ce qui ne veut pas dire qu'elles ne sont pas dangereuses, bien au contraire. On tient là un véritable roman picaresque où le contexte, malgré son caractère terrible, devient partie prenante de l'absurdité de la situation impossible dans laquelle se retrouve Lev et Kolya.
"La ville des voleurs", dans son édition de poche, fait un peu plus de 400 pages, c'est vous dire que les deux protagonistes vont avoir un peu plus de difficulté à trouver leurs oeufs qu'en descendant à l'épicerie du coin de la rue... Mais, malgré leurs efforts, la mission s'avère encore plus délicate qu'ils ne l'imaginaient au départ.
Alors, Lev et Kolya vont finir par choisir une autre option : aller chercher les oeufs directement au cul des poules. Et, avouez que c'est cocasse, il va leur falloir pour cela, se jeter dans la gueule du loup. Un loup qui, forcément, porte un uniforme allemand. Et de picaresque, le roman va prendre une toute autre tournure...
Petit à petit, c'est le véritable visage de la guerre qui va apparaître, en particulier aux yeux de Lev, puisque, contrairement à son compagnon d'infortune, il n'a pas connu le front. Bien sûr, la ville assiégée n'a rien d'un paradis, mais aucun combat ne s'y déroule et les soldats nazis sont une sorte de croquemitaine, comme s'ils n'existaient pas réellement.
Mais, pour trouver ces audits oeufs, les deux garçons vont se lancer dans une odyssée au cours de laquelle cette abstraction pourrait bien prendre une dangereuse consistance... Tombés de Charybde en Scylla, de l'impitoyable colonel du NKVD à l'ennemi juré, ils vont devoir faire preuve de ruse, de courage et même, d'une certaine folie, pour espérer parvenir à leurs fins.
Restons-en là pour l'histoire et parlons de son auteur. Le nom de David Benioff vous dit peut-être quelque chose. Il est l'auteur de "la 25e heure", que Spike Lee a adapté au cinéma, avec un casting mené par Edward Norton et Philipp Seymour Hoffmann. Un roman et un films noirs qui ne vous diront peut-être rien...
En revanche, depuis plusieurs saisons, David Benioff est à la tête d'un des plus gros succès télévisuels mondiaux, puisque c'est à lui que l'on doit l'adaptation en série du cycle de fantasy de G.R.R. Martin, "Game of thrones". Si, si, regardez, on voit son nom apparaître à la fin du générique, comme co-créateur et executive producer, pour reprendre la terminologie américaine.
Peu de lien, a priori, entre la série et le roman dont nous parlons. Quoi que... Car, dans la série, on attend que l'hiver arrive et, lorsqu'on franchit le mur, l'hiver est déjà là. Eh bien, dans "la ville des voleurs", il y a un peu de ça, avec des nazis dans le rôle des Marcheurs Blancs et des spectres... Mais là, la quête est clairement identifiée : cette fichue douzaine d'oeufs !
Je plaisante et je force le trait, mais l'hiver russe, impitoyable, qui eut raison des troupes napoléoniennes au début du XIXe siècle et sera l'épine plantée profondément dans le pied des armées hitlériennes, est un élément important du roman. Il complique tout, pour Lev et Kolya, mais pour tout les personnages. Il glace jusqu'aux os, ne donne pas le droit à l'erreur, tue, aussi.
Roman picaresque, roman de guerre, roman d'aventures, "la ville des voleurs" est aussi un roman où les sentiments prennent une place non-négligeable. L'amitié, bien sûr, même si elle n'a rien d'évident au départ entre Lev et Kolya, mais aussi l'amour. Mais je ne dirai rien de cet aspect, désolé, cela nous obligerait à aller trop loin dans l'histoire...
En revanche, le mot de conclusion va évoquer les premières pages du livre, assez surprenante. On a bien un roman en main, aucun doute, mais avec, peut-être, un caractère biographique et familial. David Benioff dit s'inspirer de souvenirs de son grand-père, qui a connu ce terrible siège de Leningrad dans sa jeunesse, avant d'émigrer aux Etats-Unis par la suite.
Ces premières pages, qui se déroulent à notre époque, sont pleines de tendresse filiale et d'admiration. Et amusez-vous à les relire après avoir terminé le livre, car elles s'éclairent d'un jour nouveau, qui renforce les impressions premières. Mais, vous noterez que j'ai émis un doute, que j'ai glissé un peut-être, à propos du côté biographique.
Je ne le remets pas en cause, je n'en ai pas les moyens, mais je crois que, si Benioff a pioché dans les anecdotes de son grand-père pour se lancer dans l'écriture de "la ville des voleurs", il a aussi fait fonctionner son imagination. N'y voyez pas un reproche, ce n'en est absolument pas un. Mais, c'est l'occasion de terminer ce billet avec une citation qui m'a marqué.
Lorsque, à la fin de ce prologue, David Benioff remercie son grand-père pour ce matériau brut, mais lui fait remarquer que certains souvenirs lui paraissent légèrement enjolivés, le grand-père lui répond du tac-au-tac cette phrase que chaque écrivain devrait afficher au-dessus de son bureau : "Tu es écrivain. Débrouille-toi".
David Benioff s'est donc débrouillé pour nous offrir un roman étonnant, où l'abomination de la guerre est omniprésente et dénoncée fermement. Mais, s'y ajoute l'absurdité totale de cette quête, de cette recherche des oeufs pour cet improbable gâteau de mariage, pour donner une dimension terriblement cruelle et cynique à cette histoire.
Il ne faudrait pas oublier, et j'en terminerai avec ça, l'hommage appuyé que David Benioff rend à la littérature russe et, à travers elle, à l'âme slave, pleine de romantisme et de fatalisme. Sans chercher à écrire lui-même un roman russe, il en utilise certaines clés, dont ces deux personnages attachants que sont Lev et Kolya, qui quittent définitivement l'adolescence au cours de cette quête délirante.
Mais, il parvient à inscrire dans son histoire cette thématique du roman russe, comme Stephen King, récemment, dans "Carnets noirs", inscrivait le thème du Grand Roman Américain dans son intrigue. Une sorte de running-gag qui traverse le récit et qui, au final, va prendre une teinte bien plus douloureuse, en devenant l'un des éléments du drame qui se joue.