Je ne connaissais pas Henri Roorda avant de tomber sur lui dans Une forêt cachée, où Eric Dussert dresse le portrait de 156 écrivains oubliés. Destins tragiques, mauvaises combinaisons de circonstances, œuvres maudites : lire les présentations pleines d'esprit et d'érudition d' Une forêt cachée ne donne qu'une envie, celle de découvrir tous ces (non) illustres paumés. Hélas, leurs ouvrages ne sont pas toujours si faciles à trouver.
Par chance, l'excuse ne tient plus pour Henri Roorda. Les Mille et une nuits rééditent en effet ses ouvrages, et c'est ainsi que je suis tombée sur A prendre ou à laisser, le programme de lecture du professeur d'optimisme, il y a quelques mois, en librairie, alors que je cherchais vainement un peu de bonne humeur. Le petit volume a traîné un moment dans mes rayonnages mais juste avant mes vacances, et puisqu'il me fallait un classique du mois de juillet, je l'ai pris et je l'ai lu. En voici la chronique, avec un peu de retard...
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Aujourd'hui, on parle beaucoup de livres feel good. Je ne sais pas bien comment prendre ledit concept. Serait feel good tout produit culturel qui nous ferait du bien. Qui réconforte. Voire qui fait l'effet d'un anti-dépresseur. Qui nous aère l'esprit. Nous redonne la pêche. Il suffit de taper " roman feel good " sur un moteur recherche pour trouver plusieurs sélections de titres qui sont là pour nous redonner le sourire, et où on l'on retrouve histoires de vie, romances et contes sous des couvertures colorées, avec un titre un peu fantasque, juste ce qu'il faut. Je ne pense pas que ces romans soient mauvais en soi - j'ai même très apprécié des titres contemporains qu'on pourrait, sans mal, ranger dans cette catégorie. Mais la catégorie en tant que telle mérite d'être interrogée. Permettez-moi donc un petit hors-sujet (c'est pour mieux revenir à Roorda, je vous le promets), et penchons-nous sur deux définitions glanées dans la presse féminine :
Et si vous mettiez un peu de soleil dans vos lectures ? Cet été, on lâche les polars, et on se jette dans des livres feel good qui font du bien à la tête et au cœur.
Terra feminaStyle vif, aisé, dosant savamment les problèmes qu'ils n'escamotent pas, donc, on les dévore sans les lâcher, mais interrompre notre lecture pour aller se baigner ou faire goûter les enfants, ne nous fait pas perdre le fil. De vrais livres de vacances, qui ne chamboulent pas grand-chose dans nos vies et n'ont rien à voir avec Proust, mais ce n'est justement pas ce qu'on leur demande après une journée harassante ou sur la plage...
Femme actuelle
Dans un monde déjà trop dur, où l'on renonce volontiers à des histoires trop sombres ou trop intenses (du moins est-ce ainsi que je comprends l'opposition feel good/polar), la lecture feel good fleure bon les vacances et le soleil : surtout sans prise de tête, surtout sans exigence. En somme, une forme de lecture récréative qui est là pour nous distraire. La deuxième définition choisie est, quand on y pense, excessivement restrictive (j'en garde d'autres plus nuancées et plus intéressantes pour un futur article), mais elle a le mérite d'expliciter ce qu'on attend et ce que l'on n'attend pas de ce genre d'ouvrage. Et tout bien considéré, le roman feel-good semble avant tout un nouveau terme marketing, destiné à rajeunir un peu notre ancien best-seller de l'été.
Pourquoi je tique, alors ? On devrait pouvoir se délasser sur la plage avec un gros pavé sans s'attirer les regards méprisants des puristes autoproclamés de la Littérature. Mais ce n'est pas parce que je m'inquiète des choix de lecture de ma voisine ; c'est que le glissement de sens n'est pas anodin. Définir la lecture qui fait du bien comme un livre simple qui ne chamboule pas grand chose, c'est restreindre drastiquement ce que peut nous apporter la littérature... et ce qui peut nous faire du bien.
Si je faisais la liste, à part moi, des livres qui m'ont fait du bien, je mettrais sûrement A la recherche du temps perdu, Crimes et châtiments ou encore L'Histoire sans fin (oui.) bien avant des petites histoires légères qui m'ont amusée (ou agacée) sur le moment, mais dont je n'ai pas retenu grand chose. Et je ne serais pas la première à penser que le bonheur se trouve dans la recherche de légèreté ou le happy end à tout prix. Bien sûr - et heureusement - bien des romans qu'on pourrait étiqueter feel good offrent plus qu'un shot d'endorphine assuré, et vont plus loin que cette simple définition (Venise n'est pas en Italie d'Ivan Calbérac, chroniqué l'année dernière, en est un bon exemple.)
Mais alors ? C'est le même problème que je signalais dans ma chronique de Devance tous les adieux. C'est que c'est réduire la littérature à une seule fonction et, pire, à une fonction soigneusement prédéfinie - qu'elle prenne bien garde à ne pas en avoir une autre ! C'est aussi circonscrire le bonheur à une définition très limitée, mais c'est un autre débat, n'est-ce pas... ?
N'empêche, c'est dommage La littérature pour se sentir bien, pour mieux se comprendre et mieux appréhender le monde, c'est tout de même un beau programme. En plus, il y a des livres qui correspondent très bien à cette définition-là : A prendre ou à laisser d'Henri Roorda en est un. (Pirouette, nous revoilà dans notre sujet).
Ce petit ouvrage rassemble un certain nombre de chroniques que Roorda a d'abord publiées dans la presse suisse sous pseudonyme. En accord avec l'esprit de la chronique, qui manie volontiers le coq-à-l'âne, les allusions et les paradoxes, il saute d'un sujet à l'autre, les évoquant, les approfondissant un peu, mais un peu seulement, avant de passer à autre chose. Cela parle des passants dans la rue, de la guerre, de l'éducation, des pyjamas, des mathématiques ou encore de la petite fille de l'auteur. Et ça essaie de tirer de ces expériences, foncièrement banales, des petites leçons de vie à l'usage de tous. C'est plaisant, et ça se picore très bien. Moi qui n'aime pas lire dans les transports, je me suis surprise à les savourer dans le bus. Nul doute que cela correspondrait très bien pour la plage.
Mais ce qui est d'autant plus plaisant, c'est moins l'aspect amusant de la plupart de ces petits textes (qui ont, pour l'ensemble, plutôt très bien vieilli), c'est leur esprit, leur ton emprunt d'une philosophie toute simple, et pas si facile à appliquer au quotidien. Ce sont des petits morceaux de sagesse de l'homme moderne, pris dans un monde en conflit, dans un monde qui justifie toutes les guerres et toutes les violences ; morceaux d'amertume assez enrobés de sucre pour les avaler sans crainte, et qui nous laissent ainsi que me laissent les lectures que je préfère : inspirés et songeurs. Je me suis surprise à oublier mes contrariétés habituelles, à ouvrir les yeux autour de moi, à me sentir mieux.
En somme, A prendre ou à laisser, ce serait mon idéal de livre feel good. Une invitation à penser (soyons avec Roorda des roseaux pensotants !) notre petite vie et la terrible condition humaine qui va avec, avec le sourire s'il vous plaît.
On nous a recommandé, quand nous étions petits, d'aimer tous nos semblables. Quelques êtres d'élite y parviennent. Mais pour cela, ils emploient un truc excellent : ils aiment l'Humanité, en bloc, et ne s'intéressent pas aux individus.