Il m'arrive rarement de vouloir absolument finir un livre avant de dormir, même s'il est un peu tard. Mais, ce fut le cas hier, avec le roman dont nous allons parler maintenant. Un roman, oui, dans la forme, mais dont le fond est nourri d'événements réels, vérifiables ainsi que de théories alternatives dont certaines poussent clairement à la réflexion. J'ai beaucoup lu les livres d'Ann Rule, avec "Fils de Sam" (aux éditions Ring), Michaël Mention s'inscrit dans cette lignée d'auteurs romançant les parcours criminels. Il le fait juste avec un peu plus de dureté que l'auteure d' "Un tueur si proche" et en optant plus ouvertement pour le romanesque, à travers les techniques narratives utilisés. Entre documentaire et fiction, voici un livre glaçant dont on sort avec pas mal de questions en tête (mais aussi quelques chansons, car, comme d'habitude avec Mention, la play-list est remarquable)...
Pendant un an, de l'été 1976 à l'été 1976, New York va connaître une période de psychose comme elle en a rarement connu dans son histoire. Un assassin rôde dans les rues du Bronx et du Queens et tire à vue, sur des jeunes femmes, des couples, avec une arme de gros calibre, un Bulldog calibre .44. N'importe qui peut être sa cible...
Cette série d'attaques va faire 6 victimes et laisser 7 autres personnes blessées, parfois grièvement. Une série qui aurait pu durer longtemps si un certain David Berkowitz n'avait pas été arrêté au début du mois d'août 1977, avec, en sa possession, suffisamment de preuves pour l'envoyer en prison pour le restant de ses jours, et même un peu plus.
Mais, ce n'est pas sous ce nom-là que Berkowitz s'est inscrit dans l'effroyable histoire des tueurs en série les plus connus. Non, cet assassin, on le connaît sous le nom dont il s'est lui-même affublé dans ses lettres, ahurissants, délirants courriers : le Fils de Sam. Un nom qui, encore aujourd'hui, 40 ans après le début de son odyssée meurtrière, demeure entouré de mystère...
J'ai choisi de débuter ce billet en allant à l'essentiel, en évoquant cette année terrible qui va atteindre son apogée avec un été 77 marqué non seulement par ces crimes, mais par d'autres événements qui ont durablement marqué la mémoire des New-yorkais et les a poussés à bout. Mais, Michaël Mention a procédé autrement, et nous allons en parler maintenant.
"Fils de Sam" n'est pas à proprement parler une biographie de David Berkowitz. Parlons plutôt de portrait. En tout cas, on va suivre son parcours depuis son enfance, difficile, douloureuse, marquée par un abandon et une adoption, jusqu'à nos jours, derrière les barreaux. Un portrait qui alterne entre récit à la troisième personne et des monologues de Berkowitz à la première personne.
Une plongée dans la tête d'un tueur qui n'est pas simplement une figure de style ou une manière de donner de la vie au récit. Non, ces passages s'appuient sur des faits, sur des déclarations, des interviews données par Berkowitz, mais ils viennent aussi illustrer le chaos mental de ce garçon, timide et réservé jusqu'au jour où il est passé à l'acte.
C'est près d'un demi-siècle que retrace ce livre, à travers le regard et les actes de David Berkowitz. Parce que le contexte dans lequel va évoluer le serial killer est tout aussi important que son parcours : l'époque psychédélique et flower power, d'abord, puis, la transition vers le disco et les années 80. Une vraie rupture entre les deux époques et surtout, une société américaine sous pression.
Prenons les choses dans l'ordre. Un gamin, abandonné par son père, puis par sa mère, adopté par une famille juive qui efface son nom de naissance pour lui donner le sien et, plus curieusement, inverse ses deux prénoms... Dès l'enfance, il se retrouve écartelé entre deux identités, Richard Falco et David Berkowitz...
Tout ne se passe pas bien et, quoi qu'on pense de Berkowitz, qu'il soit ou pas le Fils de Sam, on va y revenir, il semble manifester tous les signes qu'on considère désormais comme des comportements annonciateurs du tueur en série. A commencer par le meurtre d'animaux et la pyromanie. Sa profonde haine des femmes, également, nourrie par une profonde timidité et d'importants complexes.
Entre ces éléments et le parcours que nous décrit Michaël Mention par la voix même de Berkowitz, tout est réuni pour chasser tous les doutes et faire de David Berkowitz le Fils de Sam, sans aucune contestation possible. Oui, mais... Nombreux sont les doutes qui demeurent encore aujourd'hui et c'est l'un des points les plus passionnants du roman.
Autour de celui qui est considéré comme le "Fils de Sam", se sont constituées des théories complotistes, comme souvent, mais d'autres théories alternatives, parfois voisines, sèment le doute. Et si c'est le cas, c'est parce qu'elles font écho aux propres déclarations de Berkowitz depuis qu'il a été mis sous les verrous.
Berkowitz a rapidement avoué ses crimes dans la foulée de son arrestation. Mais, ensuite, il n'a plus rien dit, n'a jamais cherché, comme tant d'autres serial killers, à négocier des réductions de peine contre des informations. Il s'est même rétracté et a semé de drôle de petits cailloux, entre indices un peu abscons et déclarations, amenant à se demander s'il raconte n'importe quoi... Ou pas.
Et, si l'on doit résumer en un mot cette alternative, c'est simple, ce mot, c'est : Satan. Oui, annoncé ainsi, ça laisse rêveur. Enfin, ça fait cauchemarder, plutôt. Mais, et l'on en revient au contexte de l'époque, dans les années qui ont précédé le "Summer of Sam", le diable était extrêmement à la mode, au point d'apparaître très souvent dans la culture populaire.
Qui n'a pas fredonné "Sympathy for the Devil", des Stones, vu et revu "Rosemary's baby", de Polanski ou "l'Exorciste", de Friedkin, j'en passe ? Et ça, c'est la face visible de la question. Cette décennie est aussi marqué par l'éclosion et la forte expansion des courants, sociétés et sectes sataniques à travers les Etats-Unis...
Voilà qui ne fait pas qu'ajouter une touche sombre à toute cette affaire, elle la rend extrêmement trouble. Ajoutez-y les barbouzeries de la CIA, les recherches étranges (et illégales) menées par l'Agence, l'usage important de drogues, une certaine folie en phase avec cette époque de liberté, et vous avez un devant les yeux un tableau tout à fait intéressant. Et tout à fait flippant.
Berkowitz s'y inscrit-il, dans ce tableau ? Officiellement, non. Il a agi seul, de son propre chef, sans autre motivation qu'une schizophrénie paranoïde, comme l'ont diagnostiqué les psys. A moins que le Fils de Sam soit un sacré manipulateur qui a embrouillé tout son monde en jouant les cinglés et qu'il soit "juste" un tueur sans pitié, ni affect...
Autour du parcours du tueur, de sa personnalité complexe, de ses non-dits et de ses délires, du sourire qu'on voit sur la photo prise au moment de son arrestation, Michaël Mention dresse le portrait d'une Amérique à la Ellroy, où la CIA agit indépendamment de tout autre pouvoir légitime, où l'on adore Satan au cours de messes noires avec sacrifices en point d'orgue, etc.
Tout ce contrepoint est passionnant, même s'il reste léger, et pour cause, les personnages-clés, dont très peu sont encore en vie, n'ont pas laissé de témoignage de première main. Mais, leur trace persiste et peut légitimement semer le doute. Et s'il y avait plusieurs Fils de Sam ? Et si le "Summer of Sam" était une action concertée pour terroriser une ville, un pays ?
New York est d'ailleurs un des personnages du roman, d'où le titre de ce billet. Berkowitz est un vrai new-yorkais, fier de l'être, fan des Yankees et capable de déambuler dans ses rues, dans ses quartiers pour en respirer l'atmosphère. Une "Big Apple" aussi fascinante et emblématique qu'elle peut paraître, aux yeux de fanatiques, comme un repère de perdition et de débauche...
Et puis, il y a la peur. Sur ce blog, nous avons évoqué un autre roman de Michaël Mention, "Adieu demain", dans lequel la place donné à la peur m'avait marqué au point que j'en avais fait l'angle principal du billet. Dans "Fils de Sam", elle est aussi très présente, mais utilisée différemment, et donc, ressentie différemment.
Dans "Demain Adieu", la peur était partout, touchait tous les personnages, les principaux protagonistes comme les plus secondaires, et finissait par faire tache d'huile sur tout le pays. Une psychose. Dans "Fils de Sam", le petit Berkowitz est mort de peur. Peur de lui-même. Peur de ces femmes qu'il appelle des "fémmons" (adaptation du "WEMON" qu'on trouve dans la première lettre du Fils de Sam).
Et puis, vient le passage à l'acte. Le premier est incertain, vous le verrez. On évoque deux agressions au couteau la veille de Noël 1974, mais l'épopée du Fils de Sam débutera véritablement quelques mois plus tard. Et, à partir de là, la peur n'existe plus pour Berkowitz que de façon unidimensionnelle : celle qu'il inflige.
Et il l'inflige à ses cibles, aux jeunes femmes brunes à cheveux longs, puisqu'il semble les viser d'abord, puis toutes les jeunes femmes, puis le Bronx et le Queens, où il frappe, puis toute la ville, puis, etc., etc. Il se nourrit de cette peur, s'en délecte, en jouit, comme de ces incendies qu'il a allumé en si grand nombre... Un modèle de psychose, que ce "Summer of Sam"...
Pour le lecteur, cette peur se diffuse par le récit cru, sans fioriture, des crimes du Fils de Sam, alternant avec les monologues du tueur (présumé ?), par l'incertitude que l'on ressent en permanence, par la personnalité de Berkowitz, tellement éloignée du gamin craintif du début, devenu d'un cynisme effroyable et affichant une confiance en lui imperturbable...
Une métamorphose qui, d'ailleurs, plaide en faveur des thèses alternatives : comment, seul, aurait-il pu autant changer ? N'aurait-il pas croisé la route d'un groupe, d'une... famille, au sens de celle de Charles Manson, autre personnage-phare de la période ? Se pourrait-il que ce soit au sein d'une église satanique qu'il ait perdu toute inhibition pour devenir ce bloc de glace ?
Aïe, me voilà reparti alors que je voulais m'acheminer vers la conclusion de ce billet... Allez, reprenons-nous, en évoquant un autre élément important de "Fils de Sam" qui est, lui aussi, un vecteur fort d'émotions dans le livre : l'iconographie. Des photos, des fac-simile, des illustrations, un matériau très riche qui complète le récit et l'argumentaire de Michaël Mention.
D'un côté, les victimes, dont les visages nous bouleversent, forcément, image désuètes d'un bonheur brusquement interrompu à coup de calibre .44 ; de l'autre, les personnages importants, aux mines (forcément) patibulaires, dont les parcours sont bien peu reluisants et qui pourraient avoir joué un rôle dans la création du Fils de Sam.
Michaël Mention joue avec les théories du complot, mais il faut reconnaître que, sans valider tout, certains aspects font douter. Comme ces portraits-robots tous si différents, dans lesquels on ne reconnaît pas Berkowitz... Sans tomber dans les histoires de manipulations mentales, de projets à la Big Brother ou de complot sataniste, on peut raisonnablement se demander si Sam n'avait pas plusieurs fils...
Enfin, il y a ces lettres... Celles du Fils de Sam, envoyées aux médias ou aux policiers, d'autres écrites par Berkowitz, on peut le penser, et qui attestent de sa personnalité aussi troublante que troublée... Cette écriture elle-même fait frissonner lorsqu'on pose son regard dessus. Ces lettres, dans leur forme autant que dans leur fond sont une marque du dément, bien plus que du démon...
Le dernier point, il paraît accessoire, mais il est indissociable du travail de Michaël Mention, c'est la musique. Comment illustrer au mieux une époque ? En écoutant la musique qu'on y jouait. "Fils de Sam" nous plonge d'abord au coeur du rock progressif, avant de lorgner vers le disco, mais pas trop, je vous rassure. Et la play-list est juste top.
En conclusion, au-delà de ce que l'on sait de l'épopée sanglante du Fils de Sam, des crimes qui lui sont attribués et des aveux de Berkowitz, Michaël Mention fait un travail gigantesque pour remettre ce tueur en série dans son contexte, dans la documentation, la réflexion, l'argumentation et même, la mise en forme, avec une narration très réussie.
On découvre tout cela un peu effaré, troublé, déboussolé... On constate, mais, a posteriori, c'est toujours plus facile que dans le feu de l'action, que la police aurait pu mettre la main sur Berkowitz plus tôt... On se dit surtout que l'Amérique de l'après-guerre n'a rien d'un rêve ou d'un eldorado, mais qu'elle sert de façade à une réalité proprement hallucinante (sans jeux de mots).
Je n'ai pu me détacher de ce livre, que j'ai lu quasiment d'une traite, et j'en suis sorti glacé, comme cela m'arrive bien peu souvent. Avec une dernière réflexion : voici encore un livre qui démontre que les auteurs de fiction pourront toujours avoir le plus impressionnant des talents, jamais ils n'arriveront à la hauteur de ce que le réel peut produire. Et, à travers lui, la folie humaine.