On connaît tous cette anecdote, le roi Louis XVI écrivant dans son journal à la date du 14 juillet 1789 un simple mot : "Rien". Et pourtant, cette journée va entrer dans l'histoire au point d'être considérée comme un (le ?) point de départ de la Révolution française. C'est cette journée qui est au coeur d'un des romans de cette rentrée littéraire estivale (eh oui, déjà !), mais avec un regard intéressant à plus d'un titre. Après le très remarqué "Tristesse de la terre", qui arrive en poche chez Babel, me semble-t-il, Eric Vuillard signe un court roman sobrement intitulé "14 juillet", toujours aux éditions Actes Sud. Un livre dans lequel il change le point de vue, délaissant l'histoire officielle pour s'intéresser aux sans-nom, ceux qui ont été oubliés, avalés par cette même Histoire. Et, au travers de ces destins que le roman permet de sortir du néant, il dresse un discret mais évident parallèle avec la situation de la France de nos jours...
La prise de la Bastille. Le 14 juillet 1789. Une date, un lieu, un bâtiment. Et une révolte, non sire, une révolution qui débute. Tout cela, on le sait, on croit le savoir. Et pourtant, déjà, le 26 avril 1789, la capitale est secouée par de terribles émeutes. La manufacture de papier-peint de la Folie Titon, d'où décolla, six ans plus tôt, Montgolfier, à bord de son étrange ballon, est mise à sac.
A l'origine, une déclaration du maître des lieux, Jean-Baptiste Réveillon, trois jours plus tôt, annonçant qu'il souhaiterait baisser les salaires de ses employés face à une concurrence de plus en plus rude. Or, depuis l'hiver précédent, les récoltes sont mauvaises, le prix du pain s'est envolé et les Parisiens, et pas seulement les employés de M. Réveillon, ont faim.
Sa suggestion met le feu aux poudres et, dans les jours suivants, la tension monte jusqu'à exploser. On brûle l'effigie de Réveillon puis les émeutes éclatent, des pillages ont lieu, la troupe est prise à partie et riposte. C'est un carnage, sans doute plusieurs centaines de morts au total, la grande majorité dans la foule.
Ces événements, on les a bien oubliés. Ou en tout cas, on n'en parle pas autant que du 14 juillet suivant. Mais, lorsque les Parisiens se dirigent vers la Bastille, ce jour d'été orageux, nul doute qu'ils gardent en mémoire ce drame. Certains y ont sans doute même assisté. Et cette fois, il n'est pas question de céder, même sous le feu des militaires.
"14 juillet", c'est le récit de cette journée historique, au cours de laquelle le peuple de Paris va abattre un des symboles de l'arbitraire monarchique : la citadelle de la Bastille. En ce mardi, la révolte va souffler, et souffler fort, dans toute la capitale, jusqu'à entamer la démolition cette prison dressée à cet endroit, près de la Porte Saint-Antoine, depuis le XIVe siècle.
Mais, plutôt que de revenir sur ce qu'on retenu les historiens, sur cette histoire qu'on dit officiel et qu'on retrouve (enfin, peut-être encore) dans les livres scolaires, Eric Vuillard choisit le contrechamp et s'intéresse à ces hommes et ces femmes dont les noms se sont rapidement effacés, à part dans quelques chroniques bien incomplètes, au contraire des acteurs principaux, issus des classes aisées.
L'auteur se fond dans ce Tiers Etat, représenté depuis mai aux Etats Généraux, mais qui n'a pas la parole. Le peuple, celui qui souffre, qui crève de faim, qui peine à se vêtir, qui n'a pas les moyens de rêver, bref, celui qui a de vraies raisons de s'indigner, et pas juste intellectuelles comme ceux qui les représentent à Versailles, ceux qui se sont retirés un mois plus tôt dans la Salle du Jeu de Paume.
Ils sont artisans, petits commerçants, ouvriers, employés ou rien du tout, ils sont jeunes pour la plupart, même si, en cette époque, l'espérance de vie n'est pas la même qu'aujourd'hui. Ce sont des hommes, pour beaucoup, en tout cas, c'est ce qu'on a reconnu, et l'on ne trouve que quelques figures féminines dans les récits de l'époque.
Certains joueront un rôle sous la Révolution, comme Jean Antoine Rossignol, qui finira carrément général, avant d'être déporté par Napoléon. D'autres vont disparaître dans cette foule compacte qui va se masser autour de la Bastille. Sans oublier ceux qui mourront, ce 14 juillet, autour d'une centaine. On dit que la moitié des Parisiens était présente au pied des murailles, avec la ferme envie d'en découdre !
Oui, ce sont ces petits, ces sans-grade, ce Paris d'en bas qui est le personnage principal du roman d'Eric Vuillard. Le romancier peut se permettre, à partir des miettes qu'il a collectées à leur sujet, quelques noms de famille, quelques âges, quelques lieux de naissances, quelques métiers, reconstituer leur journée du 14 juillet.
Chacun de ces personnages a contribué à sa façon à faire entrer cette journée dans l'Histoire. Chacun, à sa façon, a contribué à la prise de la Bastille. Par des gestes anodins, parfois, par quelques mots, quelques actions, par leur sacrifice, aussi, quand le gouverneur de Launay a fait tirer sur la foule... Et tout cela, on le vit dans ce roman comme si on était au milieu de cette foule.
Cela donne un tableau très vivant des événements, avec un récit est servi par une écriture très visuelle. On sent bien que Eric Vuillard a également écrit pour le cinéma et qu'il a réalisé un long métrage. Certaines scènes sont vraiment scénarisées, comme cet homme, touché, mourant, dont le dernier regard se porte sur un bouton d'or poussant à même la muraille...
De plus, c'est un roman court et dense, moins de 200 pages, dans le format réduit de la collection "Un endroit où aller", chez Actes Sud. Pas de temps mort, tout s'enchaîne parfaitement, c'est à la fois spectaculaire et violent, comme ces pillages qui touchent le Garde-Meuble de la Couronne et même les coulisses de l'Opéra pour y trouver des armes.
Le savoir-faire d'Eric Vuillard, c'est d'écrire véritablement une chronique à partir d'un catalogue d'anecdotes, de raconter cette journée à la fois joyeuse et chaotique, dramatique et pleine d'entrain, avec fluidité. Le style est assez soutenu, mais on lit sans problème cette histoire qu'on croyait connaître et qu'on découvre sous un jour presque complètement nouveau.
Dans le cours du roman, l'auteur évoque Michelet, le célèbre historien considéré comme le chantre de cette histoire officielle, dont je parlais plus haut. D'une certaine manière, "14 juillet" est une réponse à sa vision de l'Histoire en offrant, même si c'est par le biais de la fiction (démarche pas forcément si éloignée de celle de Michelet, d'ailleurs), un autre regard sur cet événement.
Mais Vuillard va plus loin encore. Ce que je vais écrire n'est indiqué nulle part, c'est mon ressenti de lecteur que je vous livre. Et pourtant, je suis assez sûr de moi. Son "14 juillet" entre en résonance avec notre époque. Non, nous ne sommes pas en 1789, mais bien en 2016, et pourtant, les luttes sociales qui ont marqué la première moitié de l'année ont des points communs avec le contexte pré-révolutionnaire.
D'abord, une Cour coupée des réalités, qui flambent et dépense sans compter alors que l'Etat est exsangue et que la population souffre de la faim. Mais, plus largement encore, une déconnexion réelle entre le peuple et les élites, et particulièrement ceux qui sont censés les représenter. J'ai parlé des Etats Généraux, plus haut, ce n'est pas la seule chose qui frappe.
Les ambassades, envoyées par l'Hôtel de Ville pour parlementer avec de Launay, sont composés de personnalités dont les milieux sociaux et les intérêts n'ont rien à voir avec ceux du peuple rassemblé devant le monument. Comment pourraient-ils s'y reconnaître ? Et comment peuvent-ils défendre leur point de vue, puisqu'on ne les écoute pas, on les ignore ?
Autre clin d'oeil de l'histoire, Necker. Un ministre d'Etat qui est issu des rangs d'une grande banque d'affaires, ça ne vous rappelle personne ? Bon, évidemment, Jacques Necker, dont les mesures prises depuis l'année précédente, sont plutôt populaires, a été viré le 11 juillet... Alors, les comparaisons, parfois, ont leurs limites... A moins que...
Nombreux sont les exemples présents dans "14 juillet" et qu'on pourrait mettre en perspective avec les événements sociaux de 2016. A commencer par cette volonté patronale de faire baisser les salaires, qui mit le feu aux poudres, en avril. On peut aussi, comme avec le titre de ce billet, voir des réflexions sur la sédition ou la contestation d'une situation imposée.
Jusqu'à cette allusion, discrète, à la dernière page, à "nos Elysées dérisoires", tiens, tiens, qui renforce l'impression que la chronique historique nous parle plus que jamais du temps présent. Qu'on soit d'accord ou pas, avec ce point de vue, il est en tout cas très bien défendu à travers ce roman plein de bruits et de fureur, mais aussi d'espoirs (bien qu'on sache pertinemment qu'ils sont souvent déçus).
Je découvrais avec ce roman Eric Vuillard, n'ayant pas pris le temps, à sa sortie, de lire "Tristesse de la terre", dont le sujet m'intéressait pourtant. Vous connaissez le dicton : trop de livres, trop peu de temps... Mais j'y reviendrai, sans doute avec la sortie en poche de ce précédent livre. Avec l'envie de retrouver cette écriture qui donne à voir, mais pas seulement, en sollicitant tous les sens.
La prise de la Bastille. Le 14 juillet 1789. Une date, un lieu, un bâtiment. Et une révolte, non sire, une révolution qui débute. Tout cela, on le sait, on croit le savoir. Et pourtant, déjà, le 26 avril 1789, la capitale est secouée par de terribles émeutes. La manufacture de papier-peint de la Folie Titon, d'où décolla, six ans plus tôt, Montgolfier, à bord de son étrange ballon, est mise à sac.
A l'origine, une déclaration du maître des lieux, Jean-Baptiste Réveillon, trois jours plus tôt, annonçant qu'il souhaiterait baisser les salaires de ses employés face à une concurrence de plus en plus rude. Or, depuis l'hiver précédent, les récoltes sont mauvaises, le prix du pain s'est envolé et les Parisiens, et pas seulement les employés de M. Réveillon, ont faim.
Sa suggestion met le feu aux poudres et, dans les jours suivants, la tension monte jusqu'à exploser. On brûle l'effigie de Réveillon puis les émeutes éclatent, des pillages ont lieu, la troupe est prise à partie et riposte. C'est un carnage, sans doute plusieurs centaines de morts au total, la grande majorité dans la foule.
Ces événements, on les a bien oubliés. Ou en tout cas, on n'en parle pas autant que du 14 juillet suivant. Mais, lorsque les Parisiens se dirigent vers la Bastille, ce jour d'été orageux, nul doute qu'ils gardent en mémoire ce drame. Certains y ont sans doute même assisté. Et cette fois, il n'est pas question de céder, même sous le feu des militaires.
"14 juillet", c'est le récit de cette journée historique, au cours de laquelle le peuple de Paris va abattre un des symboles de l'arbitraire monarchique : la citadelle de la Bastille. En ce mardi, la révolte va souffler, et souffler fort, dans toute la capitale, jusqu'à entamer la démolition cette prison dressée à cet endroit, près de la Porte Saint-Antoine, depuis le XIVe siècle.
Mais, plutôt que de revenir sur ce qu'on retenu les historiens, sur cette histoire qu'on dit officiel et qu'on retrouve (enfin, peut-être encore) dans les livres scolaires, Eric Vuillard choisit le contrechamp et s'intéresse à ces hommes et ces femmes dont les noms se sont rapidement effacés, à part dans quelques chroniques bien incomplètes, au contraire des acteurs principaux, issus des classes aisées.
L'auteur se fond dans ce Tiers Etat, représenté depuis mai aux Etats Généraux, mais qui n'a pas la parole. Le peuple, celui qui souffre, qui crève de faim, qui peine à se vêtir, qui n'a pas les moyens de rêver, bref, celui qui a de vraies raisons de s'indigner, et pas juste intellectuelles comme ceux qui les représentent à Versailles, ceux qui se sont retirés un mois plus tôt dans la Salle du Jeu de Paume.
Ils sont artisans, petits commerçants, ouvriers, employés ou rien du tout, ils sont jeunes pour la plupart, même si, en cette époque, l'espérance de vie n'est pas la même qu'aujourd'hui. Ce sont des hommes, pour beaucoup, en tout cas, c'est ce qu'on a reconnu, et l'on ne trouve que quelques figures féminines dans les récits de l'époque.
Certains joueront un rôle sous la Révolution, comme Jean Antoine Rossignol, qui finira carrément général, avant d'être déporté par Napoléon. D'autres vont disparaître dans cette foule compacte qui va se masser autour de la Bastille. Sans oublier ceux qui mourront, ce 14 juillet, autour d'une centaine. On dit que la moitié des Parisiens était présente au pied des murailles, avec la ferme envie d'en découdre !
Oui, ce sont ces petits, ces sans-grade, ce Paris d'en bas qui est le personnage principal du roman d'Eric Vuillard. Le romancier peut se permettre, à partir des miettes qu'il a collectées à leur sujet, quelques noms de famille, quelques âges, quelques lieux de naissances, quelques métiers, reconstituer leur journée du 14 juillet.
Chacun de ces personnages a contribué à sa façon à faire entrer cette journée dans l'Histoire. Chacun, à sa façon, a contribué à la prise de la Bastille. Par des gestes anodins, parfois, par quelques mots, quelques actions, par leur sacrifice, aussi, quand le gouverneur de Launay a fait tirer sur la foule... Et tout cela, on le vit dans ce roman comme si on était au milieu de cette foule.
Cela donne un tableau très vivant des événements, avec un récit est servi par une écriture très visuelle. On sent bien que Eric Vuillard a également écrit pour le cinéma et qu'il a réalisé un long métrage. Certaines scènes sont vraiment scénarisées, comme cet homme, touché, mourant, dont le dernier regard se porte sur un bouton d'or poussant à même la muraille...
De plus, c'est un roman court et dense, moins de 200 pages, dans le format réduit de la collection "Un endroit où aller", chez Actes Sud. Pas de temps mort, tout s'enchaîne parfaitement, c'est à la fois spectaculaire et violent, comme ces pillages qui touchent le Garde-Meuble de la Couronne et même les coulisses de l'Opéra pour y trouver des armes.
Le savoir-faire d'Eric Vuillard, c'est d'écrire véritablement une chronique à partir d'un catalogue d'anecdotes, de raconter cette journée à la fois joyeuse et chaotique, dramatique et pleine d'entrain, avec fluidité. Le style est assez soutenu, mais on lit sans problème cette histoire qu'on croyait connaître et qu'on découvre sous un jour presque complètement nouveau.
Dans le cours du roman, l'auteur évoque Michelet, le célèbre historien considéré comme le chantre de cette histoire officielle, dont je parlais plus haut. D'une certaine manière, "14 juillet" est une réponse à sa vision de l'Histoire en offrant, même si c'est par le biais de la fiction (démarche pas forcément si éloignée de celle de Michelet, d'ailleurs), un autre regard sur cet événement.
Mais Vuillard va plus loin encore. Ce que je vais écrire n'est indiqué nulle part, c'est mon ressenti de lecteur que je vous livre. Et pourtant, je suis assez sûr de moi. Son "14 juillet" entre en résonance avec notre époque. Non, nous ne sommes pas en 1789, mais bien en 2016, et pourtant, les luttes sociales qui ont marqué la première moitié de l'année ont des points communs avec le contexte pré-révolutionnaire.
D'abord, une Cour coupée des réalités, qui flambent et dépense sans compter alors que l'Etat est exsangue et que la population souffre de la faim. Mais, plus largement encore, une déconnexion réelle entre le peuple et les élites, et particulièrement ceux qui sont censés les représenter. J'ai parlé des Etats Généraux, plus haut, ce n'est pas la seule chose qui frappe.
Les ambassades, envoyées par l'Hôtel de Ville pour parlementer avec de Launay, sont composés de personnalités dont les milieux sociaux et les intérêts n'ont rien à voir avec ceux du peuple rassemblé devant le monument. Comment pourraient-ils s'y reconnaître ? Et comment peuvent-ils défendre leur point de vue, puisqu'on ne les écoute pas, on les ignore ?
Autre clin d'oeil de l'histoire, Necker. Un ministre d'Etat qui est issu des rangs d'une grande banque d'affaires, ça ne vous rappelle personne ? Bon, évidemment, Jacques Necker, dont les mesures prises depuis l'année précédente, sont plutôt populaires, a été viré le 11 juillet... Alors, les comparaisons, parfois, ont leurs limites... A moins que...
Nombreux sont les exemples présents dans "14 juillet" et qu'on pourrait mettre en perspective avec les événements sociaux de 2016. A commencer par cette volonté patronale de faire baisser les salaires, qui mit le feu aux poudres, en avril. On peut aussi, comme avec le titre de ce billet, voir des réflexions sur la sédition ou la contestation d'une situation imposée.
Jusqu'à cette allusion, discrète, à la dernière page, à "nos Elysées dérisoires", tiens, tiens, qui renforce l'impression que la chronique historique nous parle plus que jamais du temps présent. Qu'on soit d'accord ou pas, avec ce point de vue, il est en tout cas très bien défendu à travers ce roman plein de bruits et de fureur, mais aussi d'espoirs (bien qu'on sache pertinemment qu'ils sont souvent déçus).
Je découvrais avec ce roman Eric Vuillard, n'ayant pas pris le temps, à sa sortie, de lire "Tristesse de la terre", dont le sujet m'intéressait pourtant. Vous connaissez le dicton : trop de livres, trop peu de temps... Mais j'y reviendrai, sans doute avec la sortie en poche de ce précédent livre. Avec l'envie de retrouver cette écriture qui donne à voir, mais pas seulement, en sollicitant tous les sens.