"La jeunesse de ce pays, et celle du Continent, même, se cherche des mentors. Elle ne trouve, pour l'inspirer, que des morts qui n'auraient su quoi faire en ce siècle de grandes angoisses et de petites espérances".

Par Christophe
L'ai-je déjà raconté ? Possible, tant pis... Il y a quelques années, 10 ans, je crois, le temps passe, au Livre sur la Place, à Nancy, Alain Mabanckou a mis une condition à la dédicace que je lui demandais : aller voir une romancière qu'il voulait faire connaître. J'ai respecté ma promesse, eu ma dédicace, acheté "Contours du jour qui vient". Quelques semaines après, ce roman obtenait le prix Goncourt des Lycéens et moi, je savais que je continuerai à suivre de près son auteure, Léonora Miano. Récompensée par le Femina pour son précédent roman, "la saison de l'ombre" (disponible chez Pocket), elle nous propose en cette rentrée littéraire son nouveau roman, "Crépuscule du tourment", aux éditions Grasset. Un livre dans lequel on retrouve bon nombre des thèmes de prédilection de la romancière, mais aussi quelques nouvelles cordes à son arc, en particulier les questions liées au féminisme et une sensualité qui est un des axes à part entière de cette histoire.

Madame vit dans une immense maison dans un pays d'Afrique subsaharienne. C'est elle qui a apporté la fortune lors de son mariage avec un homme de qualité, Amos Musesedi, issue d'une famille très mal vue dans le pays, car son père fut administrateur colonial. Mais cette alliance permettait aux deux familles de conforter leur statut.
Toutefois, l'idylle n'a pas duré, malgré la naissance de deux enfants, Dio, l'aîné, et Tiki, la cadette. Ses origines n'ont pas empêché Madame de se détacher de son mari et d'être battue par lui, mais aussi par ses soeurs... Aujourd'hui, c'est au tour de son fils de la décevoir, car, après avoir rompu les liens avec les siens et vécu dans le Nord, il revient au pays natal accompagné d'une femme et d'un fils adoptif.
Cette femme s'appelle Ixora et, pour Madame, elle est une sans-généalogie... Il n'y a pas pire défaut, aux yeux de la matriarche, et, à peine est-elle arrivée, que Madame a décidé que Ixora ne resterait pas longtemps dans sa famille. En revanche, son fils, même s'il n'est pas son fils biologique, pourrait assurer la pérennité de la famille. Lui, elle l'aime déjà...
Madame a la nostalgie de la société africaine traditionnelle, celle d'avant la colonisation. Elle a d'ailleurs refusé d'appeler ses enfants par leur nom chrétien et a choisi Dio, c'est-à-dire l'ancre, pour son fils et Tiki, le Trésor, pour sa fille. Des noms lourds de symboles et qui, avec le nom de famille, devraient assurer leur avenir.
Disons-le, Madame est un peu tyrannique, tant auprès des siens qu'auprès du personnel qui travaille à l'entretien de sa somptueuse maison. Elle est surtout en colère, et a de bonnes raisons de l'être. Et pas seulement de son point de vue. Et celui sur lequel elle a décidé de passer cette colère, c'est son fils, qui ne cesse de la défier, de lui manquer de respect.
Amandla n'est pas Africaine mais Antillaise. Pourtant, un jour, elle a choisi de revenir aux origines et d'aller vivre sur le continent. Elle est Kémite, autrement dit, elle considère que l'héritage culturel de l'Afrique est issu de l'Egypte antique et voudrait renouer avec cette tradition qui a été peu à peu oubliée. C'est aussi une forme de monothéisme qui s'oppose donc aux religions traditionnelles du continent.
D'aucuns verront en elle une extrémiste. Mais, c'est elle aussi une femme en colère. En colère de voir s'être installé un monde patriarcal, de voir le Nord détenir le pouvoir partout, y compris sur le continent, de voir la modernité ne déboucher que sur des injustices... Voilà pourquoi elle a choisi des positions radicales : pour essayer de canaliser cette colère qui la consume.
Lorsqu'elle a rencontré Dio, il l'a séduite autant qu'agacée. Bientôt, ils ont formé un couple, tout en comprenant très vite que ça ne fonctionnerait pas entre eux. Et pas uniquement parce que Amandla également a subi les foudres de Madame, qui ne voyait certainement pas en elle la digne épouse de son fils.
Le hasard (et pas seulement, mais je ne veux pas trop en dire) va placer sur son chemin Ixora, celle qui lui a succédé dans la vie de Dio. La voilà aussi en colère contre lui, pas parce qu'elle rencontre une rivale, mais à cause des actes de son ex. Et c'est la solidarité féminine qui va jouer, parce qu'elles se doivent de se serrer les coudes...
Ixora, déjà évoquée, vient du Nord. Elle aussi est Antillaise et non pas Africaine. Enseignante, elle a choisi de faire régulièrement étudier à ses élèves des textes d'écrivains et surtout de poètes afro-américains, de les sensibiliser à leurs origines, leur culture. Dans un Nord où le racisme est de plus e plus clairement exprimé, elle peine à se retrouver.
Ixora a donc eu un enfant, mais son compagnon est décédé. Il était le meilleur, le seul ami de Dio et, après son décès, les deux adultes se sont rapprochés pour former un couple. Dio a adopté officiellement le petit garçon. Puis, il a décidé de rentrer sur le Continent pour fuir ce Nord où l'on ne veut pas de lui. C'est aussi cela qui a poussé la jeune femme à le suivre.
Mais, l'amitié n'a pas évolue vers l'amour. Et cela, Madame l'a tout de suite perçu. Quel est l'avenir du couple formé par Ixora et Dio ? Les événements qui sont au coeur du livre vont nous le dire. Avec une histoire bien particulière dont je ne vous parlerai pas, c'est ainsi ! C'est le déclic qui va précipiter les choses et relier un peu plus solidement que prévu la jeune femme aux autres protagonistes.
Et puis, il y a Tiki, la fille cadette de Madame. Sans doute la plus libre de ces quatre femmes. Celle qui a su, discrètement, tracer son chemin, en rupture avec tout le reste, mais en le faisant sans éclat, sans brusquerie. Elle vit au Nord, a su s'épanouir dans une vie qui confine à la marginalité, s'est acculturée, à travers une culture très Nordiste, en particulier sur le plan musical.
Sans doute Madame serait-elle encore plus furieuse contre elle que contre Dio si elle se rendait compte de son parcours. Mais, malgré ses idées bien arrêtées, Madame se préoccupe bien plus de son fils, dépositaire de l'avenir de la famille... Alors, elle a le champ libre et, si tout n'est pas parfait, elle a suivi le chemin d'une émancipation en voie de réussite.
Ces quatre femmes sont les quatre intervenantes de "Crépuscule du tourment". Elles interviennent dans cet ordre, Madame, Amandla, Ixora et Tiki, chacune son chapitre, chacune son monologue, chacune son adresse à Dio. Et leurs récits, en se recoupant, se complétant, forment plus que le rassemblement de quatre portraits.
Il y a d'abord l'histoire de Dio, personnage qui n'a pas la parole, qui n'est sans doute même pas présent et son portrait qui se dessine en creux. Mais, surtout, ce sont les secrets et les non-dits de sa famille qui vont finir par apparaître. Pas au grand jour, non, mais aux yeux du lecteur, qui va alors mieux comprendre les enjeux qui se cachent derrière tout cela...
Je dois dire que ce mode de narration donne de la densité au roman. Mais, il a, de mon point de vue, un petit défaut : il fige un peu l'histoire, qui perd en vivacité. Reste un roman exigeant où Léonora Miano évoque des thèmes qui lui sont cher, comme les méfaits du colonialisme, mais aussi le miroir aux alouettes européen, l'émigration et le retour au pays...
Il est aussi question des oppositions entre tradition et modernité, de ces sociétés africaines qui restent coincées dans le fatalisme et la tradition, alors que la modernité les contraint un peu plus, les soumet au Nord. Et puis, comme c'était le cas dans "la saison de l'ombre", Léonora Miano ne manque pas de rappeler aussi les erreurs commises par le passé par les Africains eux-mêmes, dont le souvenir et la responsabilité ne doivent pas être effacées par le colonialisme.
Mais, d'autres thèmes viennent s'ajouter à ce panorama. A commencer par la condition de la femme. "Crépuscule du tourment" est un roman qui se présente comme féministe. Ses protagonistes sont des femmes fortes qui défient à leur manière les règles établies et cherchent à se libérer de ces carcans qui se renouvellent de génération en génération.
C'est à cette mécanique qu'elles souhaitent toutes mettre un terme, si elles le peuvent. Mais l'on comprend bien que les obstacles seront encore nombreux avant d'y parvenir, que changer les mentalités est un processus de longue haleine. Le changement ne se fera pas brutalement, mais sans doute, là aussi, au fil des générations... Et les femmes devraient en être les moteurs.
Comme le dit le titre de ce billet, et c'est avant tout à Dio que l'on pense en le lisant, mais pas uniquement, il faut que des voix s'imposent au-dessus du brouhaha, qu'elles remettent les choses en place, modifient les orientations. Ces voix pourraient parfaitement être celles de femmes capables de s'opposer au fonctionnement traditionnel du système faisant la part belle aux hommes.
"Être femme, c'est serrer les dents à l'intérieur, s'accrocher un sourire sur le visage. C'est endurer chaque instant. Encaisser les coups du mari. Savoir qu'on lui appartient sans le posséder". On ne saurait être plus clair. Dans "Crépuscule du tourment", il est beaucoup question de domination et de soumission. Aussi bien en ce qui concerne les femmes que le continent lui-même.
Madame, par exemple, s'est soumise, longtemps, a enduré, longtemps, a encaissé, longtemps, avant de réagir, énergiquement, mais tout en gardant sauves les apparences, et donc, à ses yeux, le plus important... Encore une fois, elle va certainement devoir prendre en charge ces fameuses apparences, à moins que tout cela ne soit l'occasion d'aller un cran au-delà...
Dans ce pays subsaharien qui ne dit jamais son nom et sert de décor à ce roman, on trouve un endroit très particulier : Vieux Pays. Une communauté de femmes, au coeur même d'une société dominée par l'homme. Cet endroit, si particulier, où l'on n'est pas accepté si facilement, est un élément assez important du roman, mais surtout très fort, parce qu'il y a peut-être là certains des mentors qui manquent à la jeunesse, aux jeunes femmes du pays...
Domination, soumission... C'est aussi un élément qu'on retrouve dans les relations entre hommes et femmes. Avec une dimensions sensuelle, et même sexuelle, qui, me semble-t-il, est une des autres nouveautés chez Léonora Miano. Le sexe, outil de domination patriarcal, qui contribue à réduire la femme à un ventre, d'où doivent sortir des héritiers...
L'émancipation passe donc aussi par-là. A l'origine, en lisant le livre, j'avais pensé à évoqué l'homosexualité qui tient une place non-négligeable dans le livre. Et puis, j'ai avancé dans ma lecture et certains éléments m'ont poussé à changer mon fusil d'épaule. Evoquer l'homosexualité, oui, car c'est indispensable, mais seulement dans un cadre plus large, celui de la sexualité.
Il est question d'émancipation, mais aussi d'épanouissement, et cela passe par la sexualité. Aucun des personnages n'a su le trouver avec son compagnon officiel. Mais, ailleurs... Et, à travers cela aussi, s'est fait la prise de conscience que tout pouvait être remis en question. Que la femme pouvait prendre son destin en main, sa vie en main, son bonheur en main...
"Crépuscule du tourment", qui appelle sans doute une suite, puisque la page de garde mentionne un sous-titre, "1 - Melancholy", est un roman plein de profondeur dans lequel chacune des narratrices affirme sa personnalité, à travers des styles, des préoccupations, des buts, des choix idéologiques ou culturels différents.
Je crois que les lecteurs qui ont déjà lu certains des livres de Léonora Miano s'y retrouveront parfaitement, même si ce livre demande patience et effort face à sa densité. En revanche, ce n'est pas le livre que je conseillerais à qui voudrait découvrir la romancière. "Contours du jour qui vient", par exemple, me semble un meilleur choix.