Les humeurs insolubles, Paolo Giordano

Par Sara

Rappelez-vous, le premier roman incroyable de Paolo Giordano : La solitude des nombres premiers. Un livre dont on se souvient par-delà les années.
Je suis tombée (presque) par hasard sur son dernier roman, Les humeurs insolubles (si l'on considère que se retrouver chez Bookoff un vendredi soir à 18h est entièrement le fruit du hasard, position pour le moins contestable). Et j'avais hâte de vous en parler.

Madame A., autrefois femme de ménage et nourrice dans le foyer du narrateur et de sa compagne Nora, se meurt, gravement atteinte par un cancer.
Elle affronte seule la maladie et la fin de sa vie, tenant à distance ceux qui tiennent à elle.
Face au mal qui la ronge, le couple se retrouve démuni, en proie aux humeurs qui dévastent l'un et l'autre alors qu'ils prennent conscience de leur impuissance.


Le récit de Paolo Giordano prend pour objet un sujet grave, à travers la maladie incurable.
Cela tombe bien, car Paolo est l'un des écrivains qui peuvent se permettre de s'attaquer à un tel sujet. Il démontre ici qu'il est capable de le traiter avec toute la délicatesse et l'intelligence indispensables pour ne pas sombrer dans le grotesque ou l'impudique.

La petite touche Giordano réside, à mon sens, dans la puissance de ses analogies. Ici, il est question des humeurs qui affectent les différents protagonistes et, au lieu de les rapprocher dans un contexte où chacun est bouleversé par l'inéluctable, les éloignent et les isolent : elles sont en cela insolubles, comme des substances liquides.

Au-delà de cette comparaison, l'auteur met en parallèle le cancer qui ronge Madame A. et la distance qui s'installe, du fait de cette épreuve, dans le jeune couple formé par le narrateur et Nora. L'auteur excelle à rendre poétique ce qui, au demeurant, ne s'y prête pas, et fait ainsi émerger un sens, une signification qui était jusque-là cachée, dont on n'avait pas pleinement conscience. La réalité du cancer, obscène lorsqu'elle est observée sans détour, n'est jamais aussi bien appréhendée que lorsqu'elle vient se superposer à l'évolution du couple, à travers les métastases qui se répandent peu à peu, au point qu'il ne reste un jour rien à sauver.

J'aime la pudeur employée par l'auteur pour dire le quotidien de la mort qui s'empare de Madame A., les réflexions que la situation fait naître, pour le narrateur comme pour son entourage, et la façon dont se côtoient les joies et les peines, sans retenue, parce que cette proximité hallucinante est terriblement réaliste.

Ainsi, si le roman ne m'a pas autant intimement bouleversée que La solitude des nombres premiers, il m'a émue et m'a renvoyée à des situations connues, en m'aidant à les lire. Le genre de lecture dont on sort un peu grandi.

  • Vous vous faites une joie de retrouver l'auteur de La solitude des nombres premiers
  • Vous êtes intéressé par les récits qui parlent du deuil


"Nous nous fabriquions donc, tous les deux, une petite consolation personnelle. Face à la mort d'autrui, il ne nous reste qu'à inventer des circonstances atténuantes, à attribuer au défunt un dernier geste d'empressement à notre égard, à disposer les coïncidences selon un fil logique."

"Ses seize mois de calvaire ne m'avaient pas permis de déterminer si le meilleur service à lui rendre consistait à la rapprocher de la vérité ou, au contraire, à encourager chez elle un espoir imaginaire, mais je penchais davantage pour un réalisme cru."

"Tout enfant est aussi un sismographe exceptionnel."

"Il arrive même à un jeune couple de tomber malade - d'hésitation, de répétition, de solitude. Les métastases éclosent, invisibles, et les nôtres ont bientôt atteint notre lit."

"La vie se resserre parfois à l'image d'un entonnoir, et des strates jaillissent de l'émulsion initiale des humeurs. [...] En dépit de nos espoirs, nous étions insolubles l'un dans l'autre."

"La pensée de la mort est réservée à ceux qui sont capables de lâcher prise, à ceux qui l'ont fait au moins une fois : plutôt qu'à une pensée, cela ressemble à un souvenir."