[T] Le Chardonneret de Donna Tartt

Si un tableau se fraie vraiment un chemin jusqu'à ton cœur et change ta façon de voir, de penser et de ressentir, tu ne te dis pas " oh, j'adore cette œuvre parce qu'elle est universelle ", " J'adore cette œuvre parce qu'elle parle à toute l'humanité ". Ce n'est pas la raison qui fait aimer une œuvre d'art. C'est plutôt un chuchotement secret provenant des ruelles. Psst, toi, hé gamin, oui, toi. Un bout de doigt qui glisse sur la photo fanée.

[T] Le Chardonneret de Donna Tartt

Commencé il y a plus de dix ans aujourd'hui, Le Chardonneret de Donna Tartt résonne tout particulièrement dans des temps troublés comme le nôtre. Grand pavé d'environ 800 pages, le roman a pourtant failli me tomber des mains à ses tout débuts : la faute à une exposition particulièrement classique, qui m'a fait craindre un rien de pose, trop de mélodrame. Posons un peu le contexte. Nous sommes dans une chambre d'hôtel à Amsterdam. Théodore Decker tourne dans sa chambre comme un lion en cage. Il a fait quelque chose de grave, on ne sait pas vraiment quoi. Il erre, son esprit vagabonde ; il vivote en attendant quelque chose - réponse ou châtiment. Et il repense, alors qu'elle semble lui apparaître, à sa mère disparue. Flash-back.

Je me suis fait un peu beaucoup avoir ces derniers temps, alors j'étais un peu méfiante. Je me laisse trop facilement attraper par les expositions à base de mais que s'est-il donc passé ?! Je me suis accrochée, pourtant, et j'ai retrouvé Théo à 13 ans, avec ses préoccupations de gamin normal. Il est convoqué par le principal avec sa mère, parce qu'il a fait je ne sais plus quelle bêtise (sans doute a-t-il été surpris à fumer quelque part). Le rendez-vous est à onze heures alors ils ont le temps, ils se promènent un peu... et puis sa mère y pense, il y a cette exposition de peintres flamands au Metropolitan Museum of Art, il faut absolument y aller avant que ça ne se termine, elle doit lui montrer quelque chose, un tableau qui a compté pour elle...

C'est là que tout s'enchaîne. Le roman nous explose à la figure, avec ou sans vilain jeu de mots ; les événements s'enchaînent, et surgissent autant de personnages hauts en couleur, façon roman-fleuve du XIXe siècle. A partir de là, cependant, je me dois de vous avertir. Je ne sais pas si l'intérêt du livre est dans son intrigue - je pense dans tous les cas qu'il ne se limite pas à cela - mais les effets de surprise y sont bien maîtrisés, et participent de l'état de sidération qui frappe notre personnage à plusieurs reprises. Dans tous les cas, le paragraphe suivant révèle quelques éléments de l'intrigue.

Orphelin de sa mère, sans père puisque celui-ci a disparu sans donner de nouvelles, Theo est recueilli par les Barbour, une famille de riches new yorkais qui semblent vivre dans un livre de bonnes manières. Le père disparu refait cependant surface. Theo décolle avec lui et sa nouvelle copine jusqu'à Las Vegas où il rencontre Boris, qui deviendra son meilleur ami et son compagnon de galère. Oh, et il y a Pippa, bien sûr, la jolie rousse qui a été brisée, comme lui, peut-être plus que lui, par l'accident ; et Hobie, le restaurateur de meubles chez qui il se réfugie et à qui il n'ose pas confier son secret. Car bien sûr, Theo a un secret. Dans le flou qui a suivi l'explosion, il a accompagné les dernie

rs instants d'un vieil homme, Welty, qui lui a confié dans son dernier souffle un paquet bizarroïde. A l'intérieur, Le Chardonneret, oiseau peint par Carel Fabritius, dont le maître fut Rembrandt. Peu de peintures sont arrivées jusqu'à nous, car l'atelier du peintre fut détruit par les flammes le 12 octobre 1754, suite à l'explosion d'une poudrière. Le jeune garçon garde le tableau, qui le suit tout au long de son aventure, et sert de fil rouge à notre histoire.

De nombreux noms ont été convoqués pour caractériser Le Chardonneret, qui a été récompensé par le Prix Pullitzer de la fiction en 2014. J'en retiendrai deux, dont les échos m'ont semblé particulièrement significatifs. Dickens, d'abord, qui par le parcours d'un orphelin nous fait découvrir différentes strates de la société londonienne dans Oliver Twist. Les Barbour et Hobie le restaurateur de meubles se partagent le rôle du gentil , qui recueille Oliver malgré ses bêtises, et l'entoure d'affection et de bons soins ; tandis que le père et ses magouilles, avec sa recherche constante d'argent, et l'ami Boris, qui initie Theo à la drogue et l'embarque, incidemment, dans des histoires de gangster, rappellent assez bien Fagin et ses gamins chapardeurs. On pensera également à Crime et châtiment de Dostoïevsky pour le rapport aussi fasciné que paranoïaque que Théo entretient avec son tableau volé :

Toute ma vie d'adulte, j'avais été nourri en privé par cette grande joie cachée et sauvage : la conviction que ma vie entière tenait en équilibre sur un secret qui pouvait la faire exploser à n'importe quel moment.

Mensonges et dissimulations, qui contribuent à transformer Theo au fil des années, à l'éloigner de lui-même et de sa cicatrice première, jamais tout à fait refermée. Le Chardonneret est un long roman, voire un très long roman : je n'ai pas été surprise d'apprendre, en lisant une interview, que son auteur a mis dix ans à l'écrire. L'effort est mesuré, cependant, car certaines parties filent comme le vent : le roman est rythmé intelligemment et à chaque fois que l'intérêt se calme un peu, que le personnage principal semble s'installer un peu dans une période de sa vie, une nouvelle péripétie survient et remet tout en question. Surtout, lorsqu'on arrive à la fin, on se rend compte que ce roman est long par nécessité : il fallait que le personnage passe par autant d'épreuves, et qu'il rencontre autant de personnages pour prendre la mesure du temps, pour comprendre de quoi il en retournait.

La conclusion souffre cependant de quelques longueurs et maladresses : sans doute était-il difficile pour l'auteur d'abandonner brusquement son personnage, et Donna Tartt le fait disserter sur son expérience pendant quelques pages de trop. Par chance, comme ça aurait pu être le risque pour une histoire si longue, le dénouement ne m'a pas semblé trop déceptif. Force du secret, pouvoir de l'art rédempteur : les thèmes traités par Le Chardonneret ne sont certes pas nouveaux, mais ils sont traités efficacement, avec ce qu'il faut de rebondissements pour les réactualiser un peu.

Et au petit pan de mur jaune d'un tableau de Vermeer (un peintre flamand, encore !) qui fait remettre en cause à l'écrivain Bergotte tout le travail de sa vie dans A la recherche du temps perdu, c'est un simple petit oiseau rouge et jaune, dressé sur son perchoir qui, dans Le Chardonneret, renvoie à Théo la vérité crue de sa condition.

Mais que dit le tableau à propos de Fabritius lui-même? Rien sur la dévotion religieuse, romantique ou familiale; sur la crainte respectueuse du citoyen, l'ambition professionnelle ou sur le respect pour la richesse ou le pouvoir. Il n'y a là qu'un minuscule battement de cœur et la solitude, un mur lumineux et ensoleillé, et ce sentiment qu'il n'y aura pas d'échappatoire. Le temps immobile, qui ne pourrait être nommé comme tel. Enfermé au cœur de la lumière : le petit prisonnier stoïque.

Une lecture plaisante, pleine de l'amour de l'art, et de personnages qu'on n'oublie pas.