"Charles Bronson n'est rien d'autre que la mort transportée sur un écran".

Par Christophe
En cette rentrée littéraire, j'ai déjà croisé un personnage qui se fait appeler Charles-Bronson dans "Crépuscule du tourment", de Léonora Miano, et un autre qu'on surnomme Bronson dans "La jeune fille et la guerre", de Sara Novic... A croire que l'acteur, décédé en 2003, connaît un regain de popularité inattendu. A tel point qu'un roman lui est même entièrement consacré, "Bronson", d'Arnaud Sagnard, qui vient d'être publié chez Stock. Un livre qui mêle éléments biographiques, on s'en serait douter, analyse de la filmographie de la star, mais aussi regard sur les époques traversées ou encore sur la vie de l'auteur lui-même, car oui, on a ajouté un zeste d'auto-fiction à cette histoire. Mais, au-delà de ça, je dirais qu'on a en main un roman psychanalytique, dont le second personnage central est la mort. Une mort que Bronson affronte les yeux dans les yeux, comme dans un film de Sergio Leone...

A l'origine, il y a Karolis Dionyzas Bucinskis, qui, à l'américaine, va devenir Charles Dennis Buchinsky. Son père, originaire de Lituanie, a migré en Amérique, en passant par Ellis Island. Sa femme, elle, a des racines russes et mettra au monde pas moins de 15 enfants. Ils vivent en Pennsylvanie où le père travaille dans les mines de charbon.
C'est le destin des Bunchinski (patronyme en cours d'américanisation). Charles sera le premier à fréquenter le collège, puis le lycée. Ce qui ne l'empêchera pas de devoir multiplier les petits boulots, de se rapprocher des puits et des galeries et même de faire un peu de taule. Mais, contrairement à ses frères, ceux qu'il a connu, puisque ses deux aînés sont morts avant sa naissance, il échappera à ce destin carboné...
Ce changement de cap, c'est sans doute à l'armée, qu'il le doit : à son retour du Japon, où il a combattu, les tests indiquent qu'il est fait pour les travaux artistiques... Suivront des cours de théâtre à New York, avant de partir pour Hollywood... On ne peut pas dire qu'il soit l'acteur le plus doué de sa génération, non, c'est même tout l'inverse.
Mais il a une gueule, comme on dit, et une présence, impressionnante, musculeuse, monolithique, minérale, ce qui lui confère un indéniable charisme. Et puis, il y a ce silence... Charles Buchinsky n'est pas taiseux, non, il est carrément mutique. Un trait de caractère qui va devenir une marque de fabrique : l'économie de mots sera présente dans tous ses rôles.
Oubliez les emplois de jeune premier, de figure comique ou de tragédien à l'antique. Son visage si particulier lui vaudra de jouer souvent des Indiens, chose surprenante pour un descendant de Baltes et de Tatars, mais aussi et surtout, des rôles de tueurs. La mort, la voilà... Elle est omniprésente dans le livre d'Arnaud Sagnard, et pas seulement par écran interposé.
Soyons honnête, j'ai gentiment sorti du contexte la phrase de titre de ce billet, mais je ne crois pas trahir le propos du livre en agissant ainsi. La mort est partout, dans cette histoire, dans la vie de Bronson, celle d'avant le cinéma et celle qui suivra, dans celle de son idole, Wallace Beery et dans sa filmographie, en particulier la dernière partie, lorsqu'il endossera le costume de justicier...
Cette thématique assez morbide et très noire, comme du charbon, tiens, tiens, permet aussi à Arnaud Sagnard d'évoquer un certain âge d'or Hollywoodien, bien moins reluisant qu'on le présentait. Dans la vie, comme à l'écran, il y a le décor, et son envers. Et ce qui se passe derrière est franchement peu glorieux, parfois, carrément écoeurant...
On est au coeur d'une industrie vorace et anthropophage qui, pour quelques figures de proue mises en lumière pour le plaisir du public, les fameuses stars, dévore d'autres personnes, en quantités gigantesques et sans aucun état d'âme. Business is business et Bronson, une fois passés ses modestes débuts, a su accéder à ce statut protégé.
Mais, si le cinéma peut rendre immortel, la vie, elle, n'a pas cette générosité. La mort, Charles Bronson va la côtoyer tout au long de son existence, presque au quotidien, jusqu'à la dernière partie de sa vie. Jusqu'à sa propre mort. Et l'on peut se demander si ses rôles, dans lesquels il incarne des instruments de mort, mais sans en jouir, souvent en en souffrant, n'est pas sa psychanalyse à lui. Son exorcisme.
Le livre est émaillé d'extraits de films, de scènes que nous raconte Arnaud Sagnard. Et celui qui est le plus présent n'est pas "Il était une fois dans l'ouest", "les sept mercenaires" ou "la grande évasion", mais un film moins connu, "le Flingueur", dans son titre français. En VO : "The Mechanic". Il y joue... un tueur à gages, dont les crimes sont parfaits puisqu'ils passent pour des morts naturelles...

Mais la mort, on la retrouve aussi dans les passages d'auto-fiction où Arnaud Sagnard parle au lecteur, lui raconte certains épisodes marquants. A une différence près, toutefois : dans ces parties-là, ce n'est pas la mort elle-même que l'on voit à l'oeuvre, mais on voit son spectre planer, menaçant, sardonique, sans forcément frapper.
Un moment, je me suis demandé pourquoi Arnaud Sagnard ne s'en était pas tenu à un récit purement biographique, pourquoi il nous emmenait à ses côtés, dans ses recherches sur l'acteur, ou carrément dans sa propre vie. Et puis, je me suis dit qu'il faisait un peu comme Emmanuel Carrère, quand il parle d'un autre : une identification à ce lui qu'on voudrait être.
Et si Arnaud Sagnard, qui n'est pas tendre avec Charles Bronson, dont il ne salue pas le talent exceptionnel, loin de là, et dont il ne défend pas le côté brutal, parano et extrémiste, lorsqu'il prône de se faire justice soi-même, est fasciné par cet acteur-là, c'est parce qu'il n'a pas peur de la mort. Il la dompte, il l'incarne, quand lui la redoute, en a une peur bleue.
Voilà pourquoi je parlais de roman psychanalytique, en préambule. On pourrait même dire un roman psychiatrique, puisque Arnaud Sagnard concède son obsession et sa folie, nées du travail effectué autour du personnage mystérieux, inquiétant, trouble et pourtant lumineux de Charles Bronson et qui ont pris de plus en plus de place dans son existence.
Le travail, c'est clair, est fouillé, intense, à la fois en ce qui concerne la vie de Charles Buchinsky et l'oeuvre de Charles Bronson (ainsi rebaptisé du nom d'un des boulevards qui traversent Hollywood). Une somme de lecture, de films, d'articles, d'archives qui permet de mettre en évidence tout un tas d'éléments parfois troublants, des coïncidences qui entrent en résonance avec son parcours.
C'est aussi un travail propice à la digression, vous l'aurez compris. En ce qui me concerne, aucun souci, on apprend plein de choses, on découvre des histoires, des anecdotes, des personnages et des destins étonnants, comme celui d'Al Mulock et d'autres comédiens et comédiennes à la célébrité bien moindre. Et l'ensemble est cohérent et se lit avec intérêt.
J'ai évoqué la mort, mais il faut bien sûr parler du charbon et de la mine. Il n'y est pas descendu, il n'en a pas souffert comme son père et certains de ses frères, tués par cette poussière qui s'infiltre partout. Et pourtant, tant de choses, directement ou indirectement, l'y ramènent. Souvenez-vous de "la Grande Evasion" : c'est lui, le spécialiste des tunnels !
Pour une fois, ce n'est pas lui qui tient le flingue, c'est lui qui creuse, pour parodier une fameuse réplique qu'il aurait pu prononcer, s'il n'avait pas décliné l'offre de Sergio Leone et laissé Clint Eastwood incarner le personnage principal du "Bon, la Brute et le Truand"... Mais, le voilà sous terre, lui qui avait tout mis en oeuvre pour ne jamais s'y retrouver...
A de nombreuses reprises, Arnaud Sagnard évoque cette carrure impressionnante, ce visage impassible et pourtant capable de faire passer tant de choses, et les relie au charbon, à la pierre, à la terre, à toutes ces matières sur lesquelles il a grandi et qu'il a laissées derrière lui, sans se retourner. Sans y retourner, ou bien plus tard, très rapidement.
Je suis de la même génération qu'Arnaud Sagnard, celle qui avait le droit régulièrement aux films mettant en scène Charles Bronson à la télé. Il était une véritable star (dans les années 1970, à Paris, on a projeté jusqu'à 9 de ses films en même temps !), même si la qualité de sa production a sérieusement décliné, lorsqu'il est devenu le justicier appliquant la tolérance zéro à sa façon...
Je ne sais pas vraiment ce qu'il représente pour des générations nées après la mienne, après le net ralentissement de sa carrière à partir de la fin des années 1980. Le connaissent-ils ? Qu'évoque-t-il ? Le visage qui leur apparaît est-il celui des Indiens, de l'homme à l'harmonica ou du justicier ? Il serait intéressant de voir quel public va vouloir lire ce roman.
Avec un paradoxe : comme tant d'autres icônes du cinéma qu'on appelle populaire (souvent avec une touche péjorative dans le ton), n'est-il pas en passe de devenir désormais un sujet d'études pour cinéphiles fous, capables de se passionner pour la carrière d'un homme auquel, en leur âme et conscience, ils ne trouvent que de médiocres qualités ?
Son étoile sur Hollywood Boulevard, son statut d'acteur le mieux payé au monde, occupé pendant quelques années, sa riche filmographie, très représentatives des productions hollywoodiennes de son époque, westerns, films de guerre, thrillers, tout cela place pourtant Charles Bronson dans une espèce de panthéon du Septième Art, un nom dont on se souvient, une gueule qui réveille des souvenirs.
Et, si Arnaud Sagnard convoque Marguerite Duras, dont le lien avec Charles Bronson ne saute pas aux yeux, il faut bien le dire, vous me permettrez de conclure ce billet en me référant à Sacha Guitry. Car, il manque une réponse dans "Bronson", à une question sur laquelle je vous laisse méditer : le silence qui succède à Charles Bronson est-il encore du Charles Bronson ?