Il y a 5 ans, le billet sur "le Turquetto", de Metin Arditi, fut le premier à connaître des consultations en grand nombre. Je lui dois même certaine rencontre qu'il m'est agréable d'évoquer ici. Et pourtant, depuis, je n'avais pas lu d'autre livre de cet auteur suisse d'origine turque, qui manie parfaitement la langue française. L'oubli est réparé avec un roman qui, en ces temps de canicule sur la France, m'a permis d'aller prendre l'air en Mer Egée, sur une île grecque, véritable petit paradis sur terre, dont la beauté est d'ailleurs un des enjeux de l'histoire. Avec "L'enfant qui mesurait le monde" (paru aux éditions Grasset), Metin Arditi nous offre un conte plein de tendresse et d'optimisme dans lequel l'éternel côtoie le présent et l'immuable se retrouve menacé par des changements trop profonds... Avec, au coeur de ce roman, une relation magnifique et très touchante entre un homme qui avance en âge et un enfant qui semble devoir le rester à jamais...
Eliot Peters est Américain. Mais ses parents étaient Grecs et ont quitté leur pays après la IIe Guerre Mondiale pour tenter leur chance de l'autre côté de l'Atlantique. Pour mettre toutes les chances du côté de leur garçon, ils ont choisi de ne pas l'appeler Elie Petropoulos, comme ça aurait dû être le cas, mais Eliot Peters, donc, un état civil parfait pour réussir dans ce nouveau pays.
Passionné de dessin et devenu architecte, Eliot a eu une fille, qu'il a choisi de baptiser d'un prénom grec : Evridiki. Eurydice... Mais celle que tout le monde appelait Dickie est morte, une douzaine d'années plus tôt. Un accident stupide, y en a-t-il qui ne le sont pas, d'ailleurs ? Une mort qui a bouleversé la vie de cet homme : venu enterrer sa fille, il n'a jamais plus quitté l'île où elle a perdu la vie.
Cette île, c'est Kalamaki, située au large des côtes du Péloponnèse, assez près d'Athènes, c'est un des nombreux joyaux que compte la Mer Egée. Des criques magnifiquement découpées et préservées, une eau limpide, des vestiges antiques, dont un amphithéâtre sur lequel travaillait Dickie... Un endroit magique, sauf si on y remâche son deuil...
Les premières années, Eliot a choisi de poursuivre la quête de sa fille : celle du mythique nombre d'or. Il a voyagé dans toute la Grèce pour aller vérifier que les principaux amphithéâtre, à Epidaure, Delphe ou Dodone, avaient bien été construits selon cette règle immuable. Pour l'architecte, c'était surtout le moyen de rester en contact avec sa fille.
Seul l'amphithéâtre de Kalamaki lui a résisté et, tandis qu'il cherchait pourquoi, le lien avec sa fille morte s'est défait. Eurydice s'en est retournée vers les Enfers et Eliot n'a rien pu y faire. C'est alors qu'il va faire une rencontre décisive : ses voisins. Elle s'appelle Maraki et elle a un fils d'une dizaine d'année qui se nomme Yannis.
Yannis est autiste. Ce mot, sauf erreur de ma part, n'est jamais écrit dans le roman. On le trouve en quatrième de couverture et dans les remerciements, et c'est tout. C'est un enfant replié sur lui-même, capable de colères terribles, presque mutique, qui ne peut vivre que dans l'ordre, un ordre qu'il a définit et que Maraki doit suivre scrupuleusement sous peine de nouveaux hurlements.
Mère célibataire, elle a presque tout sacrifié à son fils, qui ne peut vivre de façon autonome. Elle a juste conservé le bateau qui lui permet d'aller pêcher à la palangre, comme son père le lui a appris. Elle gagne petitement sa vie et en souffre parfois, comme de cette solitude qu'elle s'est imposée. Mais, c'est ce qu'il faut pour Yannis.
L'enfant, lui, a une passion qu'on découvre au fil des pages, c'est celle des chiffres. Entre sa mémoire et des capacités de calcul très vives, il s'est construit un monde très concret pour lui, complètement abstrait pour les autres. Mais, ce monde, c'est un barème, celui avec lequel il mesure les changements qui s'opèrent autour de lui. Et les changements, Yannis a horreur de ça, ça le fait paniquer...
Lorsque Eliot rencontre Yannis, il ressent pour ce petit bonhomme un élan d'affection qui le pousse à essayer de le faire sortir de sa coquille. Avec des dessins, en lui racontant la mythologie grecque dont l'enfant ne sait rien, il tente de créer un lien qui le sorte de sa routine immuable et des peurs qu'il ne sait pas exprimer.
"L'enfant qui mesurait le monde", c'est d'abord la rencontre de ces trois solitudes, celle de l'homme endeuillé qui entame la dernière partie de sa vie, celle de la femme qui a tout sacrifié à cet enfant qu'elle aime tant, même si elle s'agace de ses sautes d'humeur, et l'enfant, prisonnier de l'autisme qui barre son horizon...
C'est alors qu'un événement survient : un promoteur décide de construire sur l'île un luxueux complexe immobilier. Une aubaine pour l'île, appauvrie de longue date et plus encore depuis que la Grèce est dans le collimateur de l'Union Européenne, du FMI et de la Banque Mondiale. Les perspectives pour Kalamaki sont énormes, inespérées, un retour à la prospérité que tous attendent.
Mais à quel prix ? Bien sûr, l'argent, les infrastructures, le confort, mais aussi le béton, une crique sans doute défigurée, une route sur tout le littoral et des touristes en masse... L'euphorie générale est tempérée par certains, en particulier Eliot, qui ne voudrait pas voir la sépulture de sa fille abîmée, et aussi pour Yannis, qui comprend bien que tout cela pourrait changer radicalement son monde si bien ordonné.
Eliot voit alors l'occasion de renouer avec sa fille : dans ses derniers mails, elle évoquait un projet sur lequel elle travaillait, le projet d'une école qui accueillerait quelques étudiants triés sur le volet, pour y recevoir un enseignement s'inspirant des écoles de l'antiquité. Un retour aux sources sur la terre qui a vu naître la philosophie... Mais ce projet a-t-il la moindre chance de voir le jour, face à la puissance financière du promoteur ?
"L'enfant qui mesurait le monde", c'est la collision de l'éternité et du présent, de l'immuable et du changement, de l'ordre et du désordre, de la tradition et de la modernité, de la culture et du loisir, de la beauté et de l'utilitaire, entre la Grèce éternelle et la Grèce ruinée, au sens économique, cette fois. Bref, la collision entre l'humain et le monde libéral qui l'avale.
L'éternité, ce sont ces vestiges antiques qui ont traversé les siècles, dont on cherche encore à élucider les mystères, symboles d'une civilisation placée sous le signe du beau avant toute autre choses ; le présent, c'est ce projet touristique gigantesque aux attraits aussi séduisants que le chant des sirènes, mais aux conséquences difficilement mesurables, mais sans doute préjudiciables à moyen terme.
L'immuable, c'est la vie sur l'île, si calme, si tranquille, modeste mais pas forcément malheureuse. C'est cette mer, ces vents, cette douceur de vivre ; le changement, ce sont ces touristes qui se presseront en nombre, sans doute toute l'année, un mouvement perpétuel qui permettra à tous les habitants de l'île d'augmenter leur niveau de vie mais se répercutera sur leur quotidien, sans doute.
L'immuable, c'est aussi Yannis. A l'échelle du monde et du projet, c'est anecdotique, mais les peurs de l'enfant sont, pour le lecteur, un des éléments forts du roman. Très vite, il comprend que son monde, tel qu'il l'a élaboré autour des chiffres, va être totalement chamboulé par le projet d'hôtel et il en est terrifié.
L'ordre, c'est là encore Yannis qui le focalise, avec sa vie si réglée qui ne supporte aucun changement, même minime... Il est alors déstabilisé et comme il ne peut exprimer son angoisse, c'est la violence qui éclate. Le désordre, c'est ce libéralisme économique qui a précipité la Grèce dans le gouffre et qui, avec un cynisme rare, se propose en bouée de sauvetage, mais avant tout pour le bénéfice du promoteur, bien sûr...
La tradition, c'est la pêche à la palangre, que pratique Maraki et qui sera sans doute insuffisante pour nourrir l'ensemble des touristes attendus. Mais c'est aussi la mythologie, qui tient une bonne place dans le roman, à travers l'enseignement d'Eliot. La modernité, c'est le tourisme de masse qu'on veut instaurer sur l'île, évidemment, sans se soucier des conséquences...
La culture et le loisir, ce sont les deux projets si éloignés l'un de l'autre qui s'opposent pour désenclaver l'île : cet hôtel si attrayant, dont les retombées sont assurées et seront abondantes. Et puis ce projet fou d'école à l'antique, mais dans une version modernisée, tout de même, dont sortiront des élèves ayant été formés à la pensée avant tout le reste.
Enfin, la beauté et l'utilitaire, à travers cette crique qui doit accueillir le complexe. L'une des plus belles de la Mer Egée, nous dit-on. Mais pour combien de temps ? Car une fois bétonnée, une fois que les piscines, les bâtiments, les plages et tout le nécessaire pour offrir aux touristes des vacances de rêve, qu'en restera-t-il ?
L'affrontement paraît totalement inégal. On quitte la mythologie gréco-latine un instant, car c'est David contre Goliath, cette affaire... C'est aussi l'occasion pour Metin Arditi de donner un point de vue sur la crise grecque et de n'épargner personne, au passage. Des responsabilités des Grecs eux-mêmes, dans la gestion du pays, et la corruption, à l'avidité des promoteurs, en passant par les abus des institutions internationales, tout est là.
Autant de choses qui dépassent complètement le pauvre Yannis, dont le monde se résume aux bateaux de pêche de l'île, au nombre de clients du café ou encore du menu qu'on doit lui servir. Et pourtant, la rencontre avec Eliot va être une étincelle pour le garçon, qui va enfin laisser quelqu'un entrer dans son monde...
Cette relation entre Eliot et Yannis est le temps fort de ce roman. C'est une histoire magnifique, pleine de tendresse pour le jeune garçon, mais aussi pour cet homme qui ne se résout pas à la perte de sa fille. Et, tandis qu'on se presse pour lancer le projet touristique au plus vite, qu'on amorce un changement radical et rapide, eux nous donne une sorte d'éloge de la lenteur, de la patience...
Rien n'est facile, avec Yannis, mais Eliot a tout son temps. Il essaye des choses, cherche à provoquer la curiosité de l'enfant, joue sur sa formidable mémoire, trouve dans la mythologie un réservoir inépuisable d'histoires susceptibles de passionner même l'enfant si rationnel qu'est Yannis... Et, aux chiffres, il va ajouter les lettres...
Je ne veux pas écarter Maraki de ce billet, elle est aussi très importante et elle aussi suscite l'émotion, en particulier dans une scène magnifique où elle danse. Mais, elle est spectatrice de la relation de son fils et de cet homme qu'elle a invité dans leurs vies. Et elle va être spectatrice de l'éclosion de son fils, dans une scène absolument bouleversante, qui m'a mis les larmes aux yeux.
J'ai dit en préambule que ce roman était un conte. Il ne débute pourtant pas par "Il était une fois" et personne ne se marie à la fin. Mais, c'est un conte, qu'on pourrait qualifier de philosophique, d'ailleurs, puisque les esprits de Socrate, Platon, Aristote et tant d'autres ne sont pas très loin, car j'ai trouvé cette histoire d'un immense optimisme.
Metin Arditi plante un décor splendide, y implante une histoire forte, avec cet enfant hors du commun, capable de souder toute la population de l'île autour de lui, d'être un vecteur de lien social et d'écoute dans un monde qui en manque cruellement, lui qui ne sait pas s'adresser aux autres, quel incroyable et superbe paradoxe !
La logique, ce serait, un peu comme dans "On aurait dit une femme couchée sur le dos (ses longs cheveux de pierre descendant jusque dans l'eau)", de Corine Jamar, qui se déroule sur une plage de Crète, celle où furent tournées des scènes de Zorba le Grec, mais qui, depuis, a subi l'arrivée du tourisme de masse qui a tout modifié, de voir triompher le puissant promoteur, et advienne que pourra !
Mais, Metin Arditi imagine autre chose, qui va nous emmener vers un idéal qui tient effectivement plus de conte que des évolutions réelles du monde tel qu'il va. Et j'écris cela en le déplorant vraiment, tant l'idée qui dirige "l'Enfant qui mesurait le monde" m'a paru belle. Utopique. Et même humaine, car c'est aussi sur ces cordes-là qu'il joue avant tout.
Cet optimisme, il fait du bien au coeur et à l'âme. Surtout lorsqu'il s'allie à cette tendresse immense qui unit Yannis et Eliot. On se prend à rêver de s'asseoir en haut de cet énigmatique amphithéâtre de Kalamaki pour regarder la mer à leurs côtés. Dans cet Eden qui accueillera alors celui qui aura contribué à extraire en partie un enfant de son enfer mental, tout en s'extrayant de son propre enfer personnel...