" Politiques de l'inimitié "

MBEMBE Achille

(La Découverte)

Un livre qui bouscule, un livre d'assistance pour qui doute, ne serait-ce que marginalement, de la validité des idées reçues, des idéologies frelatées que les tenants du Grand Désordre Capitaliste présentent comme le seul recours dont disposerait désormais une humanité au devenir incertain. Un modèle que, de Paris à Washington, les Maîtres du Monde prétendent imposer à toutes les sociétés humaines, celui d'une démocratie dont il s'avère cependant qu'elle dépérit jusqu'au cœur de celles qui s'érigèrent en parangon de toutes ses vertus.

Achille Mbembe n'y va pas avec le dos de la cuillère. Plus polémiste qu'historien et philosophe ? Pour qui prend peur face à ce qui s'extrait du moule façonné par les tenants et défenseurs des idées dominantes, sans aucun doute. Mais dans le fatras qui prévaut aujourd'hui, face à l'absence de perspectives, le propos de l'auteur de " Critique de la raison nègre " apporte un souffle nouveau, une vraie critique, une parole contraire qui ont réjoui le Lecteur. Une observation sans concession. " L'histoire de la démocratie moderne est, au fond, une histoire à deux visages, voire à deux corps - le corps solaire, d'une part, et le corps nocturne, d'autre part. L'empire colonial et l'Etat à esclaves - et plus précisément la plantation et le bagne - constituent les emblèmes majeurs de ce corps nocturne. "

Voilà bien d'où nous venons. Voilà bien les éléments constitutifs majeurs de l'histoire de nos sociétés modernes, européennes ou américaines. Ce que l'histoire officielle s'évite d'observer de trop près afin de ne pas abîmer le mythe de cette démocratie. Voilà bien ce constant recours à la violence qui se pare de vertus humanistes pour mieux dissimuler les abominations. Voilà cette nécessité de s'inventer en permanence de possibles ennemis porteurs de tous les maux susceptibles de mettre en péril l'existence des démocraties. " ... vivre par l'épée est devenu la norme. Y compris dans les démocraties, la lutte politique consiste de plus en plus en une lutte pour savoir qui saura aménager les mesures les plus répressives face à la menace ennemie. " La démocratie s'accommode non seulement de la peur, mais elle fait de cette peur l'instrument de la domination exercée par ceux qui n'entendent rien changer au système qu'ils régentent. D'où les politiques de l'inimitié. Dont les racines remontent, dans l'ère moderne, aux conquêtes coloniales et à l'esclavagisme.

Le Lecteur partage le constat qu'établit Achille Mbembe : " ... l'époque, décidément, est à la séparation, aux mouvements de haine, à l'hostilité et, surtout, à la lutte contre l'ennemi, en conséquence de quoi les démocraties libérales, déjà fort lessivées par les forces du capital, de la technologie et du militarisme, sont aspirées dans un vaste processus d'inversion. " Donc de régression, voire même d'achèvement. " Irrépressibles, le désir d'ennemi, le désir d'apartheid et le fantasme d'extermination constituent la ligne de feu, bref, l'épreuve décisive du début de ce siècle. Vecteurs par excellence du décervelage contemporain, ils contraignent, partout, les régimes démocratiques à puer de la bouche et, le délire hargneux, de vivre des vies d'ivrognes. "

Est-il encore possible de ne plus puer de la bouche et de ne pas vivre des vies d'ivrognes ? Le Lecteur, pour sa part, ne dissimule rien de ses angoisses. Suffira-t-il d'explorer la " pharmacie de Fanon " pour y trouver les remèdes susceptibles s'enrayer la contagion. Achille Mbembe semble le croire. Mais peut-être, et au bout du compte, n'émet-il qu'un vœu pieu ?

Achille Mbembe - Politiques de l'inimitié