Les zombies, on y revient. Encore. Quoi que, ceux dont nous allons parler tiennent autant du fantôme que du zombie, mais nous en reparlerons. Et puis, surtout, voilà qu'on se trouve dans un roman qui ne sera pas étiqueté dans vos librairies comme un roman fantastique ou d'horreur, mais bien comme de la littérature blanche. Car, le zombie, ici, comme ça pouvait être le cas dans le "Berazachussetts" de Leandro Avalos Blacha, est porteur de satire, et du genre gratiné... Direction la Pologne, un pays aux prises avec son histoire récente et des démons qui, hélas, ont tendance à réapparaître à intervalles réguliers... Dans "la nuit des Juifs-vivants", Igor Ostachowicz fait se relever les victimes du ghetto de Varsovie et leur fait arpenter la capitale dans un drôle de carnaval macabre. De prime abord, cela semble loufoque et grand-guignolesque, porté par des personnages hauts en couleur, mais, après réflexion, on se dit que les spectres que la Pologne, et d'une bonne partie de l'Europe, devraient craindre ne sont sans doute pas ceux qu'on croit. Et puis, j'allais oublier, ce livre est l'occasion de parler des éditions de l'Antilope, une toute jeune maison qui fait sa première rentrée littéraire...
Le narrateur vit de travaux de carrelage qu'il réalise au noir, pour éviter les histoires de factures, explique-t-il. On comprend surtout qu'il est un peu un marginal, que la vie de son pays, son histoire, sa politique, ses compatriotes, les gens en général et même le genre humain dans son ensemble, ce n'est pas trop son truc.
Nihiliste et égoïste, voilà comment il se définit, sauf envers une personne : la Gigue. Une jeune femme un peu trop maigrichonne mais avec qui il vit et pour qui il ressent ce qui peut se rapprocher le plus de l'amour. Une jeune femme un peu perdue sur laquelle il veille, mais qu'il ne peut s'empêcher de blesser régulièrement. C'est un mec, quoi...
En cette journée, il va se passer bien des choses, dans la vie du narrateur et de la Gigue. Elle va accueillir chez elle un professeur de yoga, drôle d'oiseau, celui-là, que l'on ne connaîtra que sous le surnom d'Affreux. Quant au narrateur, il va faire deux rencontres coup sur coup : d'abord, Nostromo, baptisé ainsi parce qu'il lui trouve une ressemblance avec Alien, et la petite-fille de celui-ci.
Nostromo est un vieil homme que le carreleur a aidé lorsqu'il s'est trouvé mal en pleine rue. Résultat, il s'est retrouvé chez lui pour une récompense, au milieu d'un fatras de souvenirs... Et, pendant qu'il attendait ce cadeau de remerciement, et qu'il piquait, au passage, un curieux pendentif en forme de coeur, il a fait la connaissance de la petite-fille de Nostromo et de son opulente poitrine...
Un coup de foudre, un désir immédiat qui ne demande qu'à être assouvi... Et comme la Descendante vient de quitter son mari, après un coup de trop qui lui a laissé un bel oeil au beurre noir, eh bien, le carreleur a oublié la Gigue, l'amour, l'appartement, tout ça, et s'est laissé aller dans les bras de cette femme si différente de sa compagne...
Mais, tout cela, ce n'est rien. Rien du tout, de la roupie de sansonnet à côté d'une autre étrange découverte... Des bruits, des bruits de plus en plus marqués qui semblent venir de sous la terre, des souterrains, des caves, de sous le bitume comme de l'herbe des parcs de la ville... De quoi inquiéter le carreleur qui veut comprendre...
Et, dans sa cave, il découvre... Des zombies. Ou des fantômes. Ou un peu des deux. Des corps morts revenus à la vie, en tout cas, c'est certain. Des êtres qui étaient vivants il y a près de 70 ans et qui sont morts, là, à cet endroit, de manière terriblement violente, dans ce qui fut le ghetto de Varsovie. Des victimes de la barbarie nazie qui reviennent à la surface, incapables de trouver le repos...
Parmi eux, il y a Rachela, qui veut qu'on l'appelle Raytchel, à l'américaine, une adolescente tourmentée qui n'a jamais pu trouver le chemin de l'au-delà, et son père, qui a choisi de rester avec elle, refusant de l'abandonner dans la mort comme il l'aurait fait dans la vie... Comme les autres personnages évoqués, ils vont fréquenter de plus en plus souvent l'appartement du carreleur.
Mais, ils ne sont pas les seuls. Il y a d'autres zombies-fantômes, de plus en plus nombreux, exclusivement des Juifs, les autres morts ne semblant pas souffrir des mêmes tourments. Peu à peu, ils vont découvrir le monde moderne, la Pologne du XXIe siècle, et se dire que c'est quand même nettement mieux que les souterrains, les caves et les égouts...
Et puis, parce que la vie n'est jamais vraiment rose, il y a des néo-nazis, hommes brutaux aux idées frustes, racistes et méchants, mais peu structurés. Ils vont trouver des chefs capables de les relancer dans une lutte qui redevient dans l'actualité alors que les morts se baladent librement dans les rues de Varsovie (et sur ses remparts ?).
D'abord en la personne d'un officier allemand, un SS vrai de vrai qui, allez savoir pourquoi et comment, a lui aussi décidé de revenir d'entre les morts pour hanter les lieux de ses moins glorieux faits d'arme. Et puis, il y a l'Affreux Absolu. Rien à voir avec le yoga, cet Affreux-là, non, c'est le mal absolu, débarqué à Varsovie où il sent bien que la situation est propice à ses ambitions sordides...
Enfin, n'oublions pas Jerzy, un employé honnête et travailleur, qui va se retrouver de l'arbitraire patronal (enfin, c'est ce qu'il croit) et va pousser son délégué syndical, Wojtek, à lancer un mouvement syndical fort pour que le droit du travail ne soit plus bafoué... Mais, dans une ville en effervescence, où se profile une bataille pas comme les autres, seront-ils entendus ?
Notre ami carreleur, lui, se retrouve embarqué dans ce tourbillon d'événements dont il se serait volontiers moqué. Mais il a bien meilleur coeur qu'il ne veut nous le faire croire (et aussi l'envie de continuer à coucher avec la petite-fille de Nostromo, ce qui n'aide rien) et voilà ce marginal, fils d'un antisémite notoire, qui va devenir un des porte-drapeaux de la résurrection des Juifs de Varsovie...
Vous voyez donc que toute cette joyeuse bande ne peut engendrer la mélancolie et que sa simple présence au coeur de la capitale polonaise a de quoi poser pas mal de soucis à tout le monde. Cela donne une histoire sans queue (si ce n'est celle du Diable en personne), ni tête, complètement loufoque, drôle et pleine de mauvais esprit, mais aussi, pas mal de questionnements profonds.
Le plus évident, il concerne la résurgence du racisme, et plus particulièrement de l'antisémitisme en Pologne. Sans doute ne se sont-ils jamais éteint, ni sous le régime communiste, ni depuis le retour à la démocratie, mais, on l'a vu encore ces dernières semaines, comme dans nombre de pays, ces sentiments se libèrent dans la sphère publique, jusque, parfois, dans les plus hautes instances nationales...
Igor Ostachowicz met en scène cette histoire de fantômes-zombies pour en faire une allégorie d'un devoir de mémoire qui a tendance a tomber en désuétude. Des ghettos des grandes villes aux camps d'extermination, la Pologne est pourtant indissociable de cette sombre page de l'histoire contemporaine. Une page que certains voudraient tourner, jusqu'à redonner du lustre à ces démons mortifères.
Ces questions sont pour moi le coeur de "la nuit des Juifs-vivants" et, si l'auteur a choisi de les traiter de manière décalé, avec ce côté grand-guignol plein de gags et de situations bizarres, on comprend bien que les interrogations qui les accompagnent sont bien plus profondes, surtout bien plus dramatiques et teintées d'inquiétude.
Les néo-nazis d'Igor Ostachowicz sont des bras cassés, ridicules et à la cervelle bien creuse, mais ils n'en ont pas moins un réel pouvoir de nuisance, surtout si de nouvelles figures plus charismatiques se dressaient, comme par le passé. Mais, au-delà de cette frange très extrémistes, c'est la défiance du pays envers les juifs, en tout premier lieu, mais aussi les étrangers en général qui est montrée du doigt.
Igor Ostachowicz a été pendant plusieurs années l'un des conseillers de Donald Tusk (un nom à finir dans "House of cards", mais pas le prénom...), ancien premier ministre polonais, désormais président du Conseil Européen. Libéral et pro-européen, il a pu assister à la montée de plus en plus forte des conservatismes dans le pays au cours de la dernière décennie. Depuis son entrée dans l'UE, pourrait-on dire...
Mais, sa satire ne s'arrête pas aux questions de racisme et d'antisémitisme. Igor Ostachowicz se moque aussi de ce libéralisme un peu fou qui touche la Pologne comme une majorité de pays occidentaux. Son symbole, c'est ce pauvre Jerzy, complètement à côté de la plaque à chacune de ses apparitions, mais symbole de ce monde des travailleurs qui, du jour au lendemain, peuvent se retrouver au chômage, sans avoir eu le temps de dire ouf.
"La nuit des Juifs-vivants" est aussi une critique acerbe d'une société contemporaine vouée entièrement à l'égoïsme et au consumérisme. Le chacun pour soi est partout, on le voit d'ailleurs bien avec le narrateur, qui ne s'en cache pas, même si ses actes démentent un peu son point de vue. Mais, on sent bien, dans le même temps, qu'il fait partie de ceux qui ne se préoccupent guère de la portée de leurs actes. Comme le vol du pendentif de Nostromo...
Quant à la consommation, elle est devenue, même dans ce pays si catholique, un véritable culte, possédant ses temples où l'on vient communier en remplissant ses caddies, en faisant du lèche-vitrine, ou en profitant des restaurants, des cinémas et autres activités de loisirs. Ce n'est pas un hasard si Arkadia, gigantesque centre commercial au coeur de Varsovie, va devenir un des lieux importants du roman...
Le roman, même s'il part un peu dans tous les sens, reste jusqu'au bout intéressant et pousse aussi le lecteur à la réflexion, dans un final bien plus sombre que le reste du roman. Un examen de conscience qui dépasse forcément les frontières polonaises mais qui, évidemment, prend dans ce pays une dimension tout à fait particulière, car les tentations révisionnistes existent, hélas, avec tout ce qu'elles pourraient entraîner si l'on n'y prend garde...
Difficile de ne pas s'arrêter sur le titre de ce livre. Evidemment, on pense tout de suite au classique du cinéma d'horreur signé George Romero, "la Nuit des Morts-vivants". Mais, là encore, Igor Ostachowicz contre-balance le côté potache de sa métaphore en ramenant aussi l'expression "Nuit des Juifs-vivants" à des pages d'histoire dramatiques.
Je ne veux pas trop en dire sur le déroulement de l'histoire et l'explication à double sens du titre arrive dans la dernière partie, mais, ce côté très ambivalent du roman, toujours entre grosse blague, pas toujours de très bon goût (lisez la quatrième de couverture, elle vous donnera une idée, la scène en entier vaut son pesant de cacahuètes), et lien avec l'époque du nazisme et les horreurs qui s'y rapportent.
Un dernier mot sur les éditions de l'Antilope, qui publient ce roman polonais. Le mieux est encore de vous renvoyer à leur site internet, évidemment, mais il est bon de préciser que cette maison a publié ses premiers titres cette année, le livre d'Igor Ostachowicz est le quatrième au catalogue. A la tête de l'Antilope, deux éditeurs expérimentés, Anne-Sophie Dreyfus et Gilles Rozier.
Et une ligne directrice claire : publier des livres ayant trait à la culture juive telle qu'elle s'exprime à travers le monde. L'argumentaire évoque sa richesse et ses paradoxes et, si l'on regarde ce catalogue naissant, qui s'enrichira d'une autre sortie en octobre, on voit bien que les choix éditoriaux seront variés, divers et volontiers originaux.
Cette "Nuit des Juifs-vivants" en est une preuve, en tout cas. Il est certain que l'on peut se sentir un peu mal à l'aise face à ce genre de texte, qui joue avec des choses terribles et choisit l'humour et l'ironie féroce pour les évoquer, mais ce rire n'est qu'un bouclier face à la folie d'un monde oublieux et inculte, au risque de commettre de nouvelles effroyables erreurs...