Mathias Enard : Rue des voleurs

mathias enardMathias Enard, né en 1972 à Niort, est un écrivain et traducteur français. Après une formation à l'École du Louvre il suit des études d’arabe et de persan à l'INALCO puis fait de longs séjours au Moyen-Orient avant de s’installer en 2000 à Barcelone. Il y anime plusieurs revues culturelles et, en 2010, il enseigne l'arabe à l'université autonome de Barcelone. Un premier roman en 2003, le Goncourt en 2015 avec Boussole. Rue des voleurs est paru en 2012.

Lakhdar, le narrateur, est un jeune Marocain vivant à Tanger. Au lycée il a appris l’espagnol et le français, langue qu’il approfondit en se régalant de la lecture des polars de la Série Noire. Avec son copain Bassam, ils lorgnent les filles – c’est de leur âge – mais la société musulmane marocaine ne leur facilite pas les choses. Alors, quand Lkhdar va se faire prendre à poil avec sa cousine Meryem, sa vie bascule. Renié par sa famille, il s’enfuit.

Roman initiatique, roman d’apprentissage, Mathias Enard par le truchement de son héros Lakdhar, nous entraine dans une longue dérive partant de Tanger et passant par Marrakech, Tunis, Algésiras et Barcelone durant les années 2011/2012 marquées principalement par les Printemps arabes, l’attentat du Café Argan à Marrakech, les mouvements européens d’indignation ou la tuerie de Toulouse… Certains d’entre vous vont peut-être s’en tenir là, avançant que les attentats islamistes et toutes ces horreurs, ils en lisent tous les jours des variantes dans le journal etc. Or, et c’est tout le mérite et la réussite de ce roman, jamais le lecteur de ce roman ne se sentira accablé par ce poids anxiogène qui pourrait/devrait en résulter.

Lakhdar est un brave garçon, un peu perdu dans ses rêves de bonheur simple fait d’amour pour les livres et pour sa cousine, sans ambitions particulières. Un innocent qui va traverser un monde en ébullition, balloté de droite et de gauche comme un bouchon sur le flot, rebondissant par chance ou hasard, au gré de rencontres fortuites ; qui lui fournira un petit boulot, qui lui trouvera un logement provisoire, c’est aussi par un coup de pot qu’il aura une longue liaison à rebondissements avec Judit, une étudiante en arabe, d’origine espagnole. Le monde est en ébullition mais plus proche encore, son ami Bassam sous l’influence de l’imam de la mosquée locale, change beaucoup, des soupçons, une inquiétude sourde, relient ces deux hommes à l’attentat du Café Argan, Lakhdar ne veut y croire, mais alors pourquoi les deux ont-ils disparus depuis ? Mille aventures – que je vous laisse découvrir - vont émailler les tribulations du jeune homme qui passera par des hauts et des bas, se cramponnant toujours à ses livres (« enfermé dans la tour d’ivoire des livres, qui est le seul endroit sur terre où il fasse bon vivre ») et à l’amour, pour découvrir que notre identité est toujours en mouvement.  

Le roman est bon car il en coche tous les critères : une belle et bonne histoire avec un fond/décor historique très proche, servi par une écriture brillante tout autant que simple en apparence. Le ton est toujours léger, même les horreurs restent discrètes dans le dit et n’interdisent pas un brin d’humour, « si Al-Qaida permet d’égorger les Infidèles, je ne vois pas pourquoi il serait interdit de les détrousser, et il partait d’un grand éclat de rire. » Pour rester sur l’écriture, le lecteur se réjouira d’une petite subtilité d’utilisation du temps présent par l’auteur : le récit découvrira-t-il est un présent de mémoire, Lakhdar se remémore ces évènements, tandis que son « présent » réel lui, ne nous sera révélé que par de minuscules indices distillés tout du long et la toute fin du roman très étonnante. C’est très fin, ça se mange sans faim. Et comme en filigrane, discrètement, se profile une figure de l’Islam autre que celle que voudrait nous faire ingurgiter certains exaltés.

« Saadi était un peu comme un grand frère ou un père, il s’inquiétait pour moi, me posait des questions ; je lui racontais ma vie, et il s’exclamait oh là là, ben dis donc, Lakhard mon fils, tu as bien morflé quand même ; il plaignait mon père, disait-il, d’avoir si peu de cœur ; il partageait mes doutes quant à Bassam et au Cheikh Nouredine. Il disait à voix basse si tu veux mon avis, tout ça c’est la faute de la religion, que Dieu me pardonne. S’il n’y avait pas la religion, les gens seraient plus heureux. »

mathias enardMathias Enard  Rue des voleurs  Actes Sud  - 252 pages –