Voici un roman qui a pas mal fait parler de lui, avant même son arrivée en librairie, et cela avait éveillé ma curiosité. Pour des raisons géographiques, et même géopolitiques, on va dire, même si ce dernier mot est un peu emphatique. Je l'ai eu en main, je m'y suis plongé (bien que ce mot ne soit pas très heureux...) et je l'ai dévoré. Il faut dire que tout est fait pour inciter le lecteur à ne pas s'arrêter, à ne pas même reprendre son souffle... "Anguille sous roche" est le premier roman d'un tout jeune écrivain de 27 ans, Ali Zamir (publié aux éditions le Tripode). De nationalité comorienne, originaire de l'île d'Anjouan, il écrit en français, et quel français ! C'est vivant, exubérant, coloré, joyeux même dans les pires moments... Je vais vous parler d'Anguille, une jeune demoiselle au destin tragique mais à l'aplomb et à la prolixité remarquables. Un personnage qui marque pour longtemps...
Anguille est en train de se noyer. Plus exactement, elle flotte au milieu de l'océan, accrochée à un réservoir, mais comme elle ne sait pas nager et que ses forces s'épuisent, elle ne se fait guère d'illusion sur son sort à court terme... Pourtant, avec l'énergie de son désespoir, elle s'adresse à nous, lecteurs, et, avant de sombrer corps et bien, elle nous raconte pourquoi et comment elle s'est retrouvée là...
Anguille est une jeune femme de 17 ans qui est née et vit à Mutsamudu, la capitale de l'île d'Anjouan, une des plus importantes des Comores. Elle vit avec son père, Connaît-Tout, et sa soeur jumelle, Crotale. Oui, drôles de prénoms, pour des demoiselles, mais cela tenait à coeur de leur père, qui souhaitait ainsi dès leur naissance leur offrir de quoi affronter la vie et se protéger.
Si Crotale n'est pas une lycéenne très motivée, peinant à se lever le matin et traînant avec ses amis à la sortie des cours, Anguille, au contraire, n'est jamais en retard. Mais, Anguille n'est pas très populaire. Elle n'a pas d'ami, comme sa soeur, elle est presque transparente aux yeux des autres et, forcément, elle a un peu de vague-à-l'âme.
Mais, avant de continuer, il nous faut parler de Connaît-Tout. C'est un pêcheur, depuis longtemps, mais c'est aussi un personnage extrêmement curieux. Son nom, il le doit au fait qu'il lit tout ce qui passe à portée de sa main, en particulier des articles de journaux, même ceux qui traînent par terre ou qu'on abandonne au vent.
C'est un père protecteur qui couve ses deux filles depuis qu'il est allé les chercher chez leur tante, Tranquille, alors que les filles vivaient chez elle depuis la mort de leur mère. C'était il y a 12 ans et depuis, Connaît-Tout parvient tant bien que mal à concilier son métier et sa vie de père, laissant une certaine autonomie à ses enfants, désormais adolescentes.
Anguille vit donc la vie d'une jeune fille de son âge, avec une certaine insouciance mais aussi une réelle solitude. Elle est presque une petite fille modèle, tant sa vie semble réglée de manière immuable. Mais elle est aussi à l'âge des premiers émois, des premiers sentiments, des premiers coups de foudre...
Je ne vais pas en dire plus. Peut-être en ai-je même déjà trop dit. Mais, vous laisser sans autre détail que cette demoiselle en plein océan, attendant que ses dernières forces l'abandonnent, ça me paraissait un peu trop juste. Mais, son histoire va se dévoiler étape par étape, événement par événement et, d'une certaine façon, rebondissement par rebondissement.
Il faut dire que, malgré sa situation plus que précaire, Anguille se révèle être une sacrée conteuse ! Elle a un bagout, la demoiselle, et certainement pas froid aux yeux ! C'est bien simple, son récit tiens... en une phrase. Eh oui, si le livre compte un peu moins de 320 pages, vous n'y trouverez pas un point avant la dernière page.
La seule ponctuation, même à la fin des chapitres, même à la fin des différentes parties qui composent le livre, ce sont des virgules. D'ailleurs, la phrase que j'ai extraite pour servir de titre à ce billet ne commence pas par une majuscule, puisqu'elle est précédée d'une virgule et devrait également se terminer par une autre virgule, quand bien même elle achève une partie...
Cela donne un rythme haletant à cette histoire, comme si Anguille, poussée par l'imminence de la mort, voulait tout faire pour achever son récit avant de sombrer. Oui, dit comme ça, ce n'est pas franchement joyeux. Et pourtant, là encore, Anguille nous surprend : son récit est tout sauf larmoyant ou apitoyé, au contraire, c'est une force incroyable qu'elle nous transmet.
Elle met dans la relation de son histoire une flamme incroyable, qu'une certaine colère ne doit pas manquer d'alimenter. Tout sort en vrac, Anguille s'égare, digresse, repart en arrière, apporte des précisions puis revient à ses moutons, comme une espèce de ressac permanent qui semble épouser celui de l'océan dans lequel elle flotte pour quelques instants encore.
Le naturel de ce personnage est absolument confondant et contraste de manière sidérante avec le contexte, terrible, effrayant. Anguille ne mâche pas ses mots et reprend tout depuis le début ou presque, pour que nous comprenons bien que sa probable noyade est la conséquence de tout un processus, d'un enchaînement d'événements qui en fait quasiment un personnage de tragédie antique.
Cette construction si particulière n'est pas sans rappeler par exemple celle de "Verre Cassé", d'Alain Mabanckou, même s'il me semble me souvenir que, dans le texte de l'auteur congolais, on croise des points de suspension et pas uniquement des virgules. Mais, il y a la même impression de déluge verbal qui vous prend d'entrée et ne vous lâche plus.
Parmi les références, je cite également celle qu'on trouve en quatrième de couverture, "l'Art de la joie", de Goliarda Sapienza. Soyons honnête, je fais entièrement confiance à l'éditeur, n'ayant pas lu ce roman, mais je tenais à le signaler également. Et il ne me reste plus qu'à combler cette lacune prochainement, en lisant cet autre livre...
Enfin, dernière référence, la situation d'Anguille m'a rappelé "Bain de Lune", qui débute par la découverte du corps d'une femme qui a échappé de peu à la noyade et se souvient alors de son passé familial... Il y a quelques passerelles entre ces deux livres, même si leur ton, leur finalité et leur narration sont très différents, je le précise.
A ce rythme suscité par l'absence de rupture syntaxique, s'ajoute une langue formidable, pleine de créativité, extrêmement visuelle, riches en expressions savoureuses. Tout au long de cette lecture, j'ai eu la sensation d'être face à Anguille, d'entendre sa voix plus encore que de la lire. Et vu sa situation, cela s'accompagne d'une certaine culpabilité, tant on voudrait pouvoir lui tendre la main.
Parmi les paradoxes qui se dégagent, il y a cela : on est dans une écriture qui s'inscrit en droite ligne dans la tradition orale africaine, alors qu'on est bel et bien à l'écrit. Et c'est bien un roman qu'on a en main, pas une pièce de théâtre, même si je serais curieux de voir ce que pourrait donner une adaptation sur scène de cette histoire...
L'autre grand paradoxe, mais je crois déjà en avoir parlé brièvement, c'est que ce récit, par sa spontanéité, par son exubérance et pas l'énergie qu'elle déploie, en devient amusant, parfois drôle, en tout cas, dans la première moitié. Mais, même lorsque les événements et la situation se dégradent, son verbe permet de conserver un côté cocasse pendant la majeure partie du livre.
"Anguille sous roche", c'est une sorte de vaudeville à la comorienne, et d'ailleurs, on a un élément qui revient à plusieurs reprises et qui est le bruit que fait la porte de la maison de Connaît-Tout, si caractéristique qu'elle signale toute arrivée ou tout départ. Mais c'est aussi un roman picaresque, car Anguille se confronte véritablement pour la première fois à la vie, aux autres et au monde qui l'entoure.
Difficile de ne pas parler dans ce billet de la situation des Comores. Quatre îles principales composent cet archipel : Grande Comore, Anjouan, où se déroule "Anguille sous roche, Mohéli et Mayotte. Depuis 2011, cette dernière île est devenue Département et Région d'Outre-Mer et, en tant que telle, fait partie de la République Française, les trois autres formant un Etat indépendant.
L'année 2016 est marquée par un fort regain de tension dans l'archipel. Mayotte voit arriver d'importantes populations, la plupart issues des autres îles, cherchant à gagner le territoire français, la plupart clandestinement. Une situation difficile, dans une région qui est l'une des plus pauvres au monde, avec une France qui se retrouve en position de gendarme...
Cette situation difficile, bien sûr, on la découvre dans "Anguille sous roche". Je ne vais pas en dire plus, mais il est important de se pencher sur ce contexte mouvementé en parallèle de la lecture du roman, si vous ne la connaissez pas, car on en a finalement assez peu parler et le lecteur risque, s'il n'a pas toutes les clés du contexte, de ne pas en mesurer tous les enjeux.
Ali Zamir a d'ailleurs été rattrapé par ces événements, puisque, invité en France métropolitaine pour présenter son premier roman dans certains salons de la rentrée littéraire et en librairie, il s'est vu refuser son visa dans un premier temps... Une décision rapidement modifiée, et heureusement, mais qui montre à quel point ces questions sont sensibles actuellement...
Bien sûr, en soi, le fait que ce livre nous emmène aux Comores suscite la curiosité. Ce contexte si particulier sublime l'histoire d'Anguille qui n'est pas forcément extrêmement originale en soi. En revanche, l'écriture d'Ali Zamir et ce décor si particulier dans lequel cette histoire se déroule, tout cela contribue à faire de ce roman une vraie découverte.
Le primo-romancier nous offre en tout cas une magnifique héroïne, forte et tragique, pleine de caractère mais aussi malmenée par le destin. Oui, je le redis, en guise de conclusion, il y a quelque chose d'antique, chez Anguille, mais aussi un incroyable charisme, un magnétisme qui captive le lecteur et l'emmène dans son sillage, au coeur de cet océan qu'elle a si souvent aimer observer...