"Elles avaient trouvé en Charlie l'époux idéal, celui que cherchent les religieuses mystiques et les jeunes héros de toutes les guerres depuis l'Antiquité".

Par Christophe
Charlie, ce n'est pas le patron des "Drôles de Dames", célèbre série des années 1970-80, mais un personnage bien moins recommandable. Il s'agit bien de Charles Manson, star inattendue de cette rentrée littéraire, puisqu'il est au coeur de deux romans parus ces dernières semaines. Un personnage sulfureux devenu incontournable dans la culture collective, malgré l'horreur des faits qui lui valent de purger une peine de prison à vie et des positions idéologiques sordides. Commençons par les faits bruts, racontés par Simon Liberati, dans "California Girls, paru aux éditions Grasset, dans la collection "Ceci n'est pas un fait divers", à laquelle appartenait déjà son "Jayne Mansfield 1967". Mais, nous le verrons dans le développement de ce billet, tout en conservant les codes imposés par cette collection, rester au plus près des faits, tels qu'ils sont apparus dans les dossiers policiers ou judiciaires, Simon Liberati opte pour des partis prix audacieux qui font aussi l'intérêt de ce livre.

Eté 1969, le fameux Summer of Love, le sommet de la vague hippie à travers les Etats-Unis. Au Ranch Spahn, une propriété située à Los Angeles et où furent tournés films et séries, dont "Bonanza", cohabitent trois communautés bien distinctes, autour du propriétaire, George Spahn, homme fortuné, octogénaire et aveugle.
Il y a, et c'est assez logique, les cowboys. Ils étaient les premiers sur place, vous me direz, dans un ranch, quoi de plus normal. Mais, ils sont aussi de moins en moins nombreux : les modes de vie évoluent, et ce personnage emblématique de l'Ouest américain est en train de disparaître, ou en tout cas, de se replier dans des zones plus éloignées de la métropole de LA.
Il y a les motards, plus Hell's Angels que Easy Rider. Voilà peut-être justement les successeurs des cowboys, avec leurs bolides rutilants, leurs cuirs et leur look reconnaissable entre mille. Leur aptitude aux trafics en tous genres, également, en particulier la drogue. Comme leur nom l'indique, on n'est pas avec des enfants de choeur.
Et puis, depuis un peu moins d'un an, il y a les hippies. Une communauté organisée autour d'un étrange personnage, à la petite taille (1,54m à peine), aux cheveux longs et au regard magnétique : Charles Manson. Hommes, femmes et enfants y vivent dans un contexte utopique instauré par Manson, entre sexe, drogue, musique, rapines, approvisionnement dans les poubelles et rejet de la société de consommation.
A y regarder de plus près, pourtant, la Manson Family, comme on va finir par les appeler, n'est pas tout à fait une communauté hippie comme les autres. D'abord, parce que l'emprise de Manson y est totale, en particulier sur les femmes qui composent le groupe. Ensuite, parce que les affaires qu'elles mènent ne sont pas toujours très glorieuses. Enfin, en raison du message du leader.
Raciste, professant en particulier une haine des noirs très violente, fasciné par Hitler et Lennon, artiste manqué qui rêvait de devenir une star de la pop avant de voir son rêve s'écrouler, Manson est animé par une obsession apocalyptique : déclencher une guerre totale qui serait l'Armageddon dont naîtrait un monde nouveau, idéal, ce qu'il appelle le "Helter Skelter"...
Au temps pour les hippies, on est clairement plus dans une dérive sectaire qui, en ce mois d'août, va prendre des proportions terribles et dramatiques. Lorsque Simon Liberati débute son livre, la Family a déjà frappé : Gary Hinman, un professeur de musique lui aussi rallié aux idées libertaires des hippies, a été sauvagement assassiné mais l'un de ses meurtriers, Bobby Beausoleil, a été arrêté.
Membre de la Manson Family, même s'il le nie, Bobby met en échec la stratégie de Manson par cette arrestation (tout n'est pas expliqué dans le livre, mais les circonstances sont assez stupides). Le leader charismatique décide alors de frapper une nouvelle fois, encore plus fort, et il se dit qu'il pourrait faire d'une pierre, deux coups.
L'idée est simple : commettre de nouveaux meurtres, capables de marquer les esprits, et tout mettre en oeuvre pour que ce soit les Blacks Panthers qui en soient accusés, afin de faire monter les tensions raciales jusqu'à l'explosion attendue, souhaitée. Et, quitte à frapper fort, autant en profiter pour se venger d'une récente humiliation.
Dans le viseur de Manson, le producteur de disques Terry Melcher, qui devait lui faire signer un contrat artistique avant de faire volte-face. C'est donc vers sa maison, située au 10050 Cielo Drive, à Los Angeles, que Manson lance ses troupes. Car le chef n'intervient pas lui-même, non, il envoie ses fidèles pour s'occuper des basses oeuvres...
Ainsi reprend une odyssée effroyable qui va s'étendre sur deux nuits et une journée, près d'une dizaine d'assassinats particulièrement atroces, dont celui de l'actrice Sharon Tate, épouse de Roman Polanski et qui portait leur enfant... Tout cela doit vous parler, mais, évidemment, on va entrer dans le détail de ces nuits sanglantes (et qui auraient pu l'être plus encore...).
Simon Liberati a choisi de se concentrer sur ce court laps de temps. "California Girls" couvre simplement ces journées d'août 1969, essentiellement du 8 au 10, au cours desquels la Manson Family va terroriser Los Angeles. On ne va pas plus loin, on s'arrête sur une image forte, à la fois symbolique, troublante et qui fait passer un frisson dans le dos, mais pas de traque, d'arrestation, de procès...
Voilà pour ce premier parti pris. Le second, il nous amène au titre de ce roman : "California Girls". Bien sûr, on pense à la chanson des Beach Boys, et ce n'est pas un hasard, puisque, dans l'orbite de la Manson Family, on croise un des membres du groupe, Dennis Wilson. Il est d'ailleurs présent dans le récit, même s'il avait déjà commencé à prendre du recul avec Manson.

Mais, ce titre marque aussi le choix fort de Liberati : ne pas centrer son récit sur Manson, personnalité centrale, mondialement connue, charismatique, violent, obsédé sexuel et complètement cinglé, disons les choses clairement, mais sur ses adeptes, appelons-les ainsi, et en particulier, les jeunes femmes qui l'entouraient, l'idolâtraient et ont agi pour lui lors de ces journées.
Il y a bien sûr des hommes, parmi les assassins issues de la Manson Family : Tex Watson et Clem Grogan. Mais, autour d'eux, les femmes ont joué un rôle capital et ont surtout, semble-t-il, exercé les violences les plus importantes lors de ces crimes. Liberati ne cherche pas à expliquer comment l'emprise de Manson a débouché sur cette violence inouïe, il observe, relate, de façon clinique.
Il y a Susan Watkins, alias Sexy Sadie, Patricia Krenwinkel, surnommée Katie, Linda Kasabian et Leslie Van Houten. Elles ont entre 19 et 22 ans au moment des faits et elles se lancent dans cette expédition punitive sans aucun état d'âme. Seule Linda va douter, sérieusement, envisageant de fuir mais incapable, à ce moment-là, de rompre le lien qui l'enchaîne à Manson...
La presse les surnommera "les sorcières de Manson", et il faut reconnaître que le récit des événements est particulièrement impressionnant. Liberati ne se complaît pas dans les descriptions des violences, mais il insiste dessus, car c'est bien sûr un des éléments forts de compréhension de cette histoire, en particulier le récit de cette nuit chez Terry Melcher qui est un des gros morceaux du livre.
Liberati s'appuie sur les témoignages des différents intervenants pour essayer de cerner la personnalité de ces femmes. Encore une fois, on ne sort pas de ce court laps de temps sur lequel se déroule le livre. Pas question de revenir sur leur passé, leur histoire familiale, les raisons qui les ont poussées à fuir ce cocon, leur arrivée au sein de la Manson Family...
On peut se sentir un peu frustré par cette façon de faire, mais ce n'est pas le sujet du livre. C'est l'état d'esprit du moment qui compte, le caractère, la position au sein de la famille et les relations entre elles, également. Car, le dénominateur commun entre elles, c'est d'abord Manson. Ne croyez pas découvrir une bande de copines, super complices, non, mais elles sont des individualités agissantes.
Si le personnage de Manson est en retrait, c'est d'abord parce qu'il n'est pas sur les lieux des meurtres. Machiavélique, il s'organise même des alibis, preuve que sa folie ne va pas jusqu'à un courage surhumain, bien au contraire. On laisse les membres du groupe assumer les conséquences de leurs actes, on se planque et on fuit quand ça commence à chauffer...
En revanche, c'est son emprise qui est au coeur du livre. Même absent, Manson est là. Entre le lavage de cerveau exercé au fil des jours (imaginez ces assassins se rendre sur les lieux de leurs crimes en chantant, mais pas n'importe quoi, non, les chansons de Manson, quand même !) et les drogues absorbées en quantités insensées par chacun, il les tient.
Au point qu'elles le voient, l'entendent, qu'elle reçoivent des ordres, qu'ils les rassurent lorsqu'un soupçon de doute point dans leur esprit... La concentration et la détermination se relâche, hop !, le voilà qui se dresse devant elle, christique, presque, pour les remotiver, attiser leur soif de violence et de sang.
Je dois dire que c'est un point particulièrement effrayant, qui frôle le fantastique, d'ailleurs, mais montre à quel point Manson a imprégné jusqu'à saturation l'esprit de ses disciples. Il n'y a plus que lui, rien d'autres. Peu importe qui est visé, à peine se rendront-ils compte que Melcher, la cible première, est absent de son domicile. Les autres n'ont rien à voir avec la vengeance de Manson, mais peu importe.
On a lu, entendu énormément de choses sur la mise en scène du crime de Sharon Tate et de ses amis. Le livre de Liberati casse justement les idées reçues et remet les choses en place. Comme cette première victime, un jeune homme de l'âge de 19 ans qui se trouvait là complètement par hasard, puis l'actrice et ses proches, incapables de comprendre ce qui leur arrive...
Mais, ce à quoi on assiste n'a rien d'un crime rituel, sataniste, comme on l'a si souvent dit. C'est tout le contraire : c'est un massacre sauvage, désordonné, une spirale de violence qui monte, qui monte, jusqu'à totale perte de contrôle, mais avec une froideur, un détachement, un cynisme sidérants, face aux supplications des victimes, considérées avec mépris et moquerie...
Si Satan a quelque chose à voir dans cette affaire, ce n'est certainement pas comme objet d'adoration et destinataire de ces sacrifices. Non, le seul qui doit recevoir ces offrandes sanglantes, c'est bien Manson lui-même et personne d'autre, jusqu'au plaisir pervers qu'il aura à se faire raconter les faits auxquels il n'a pas assisté, par lâcheté.
Comme toujours, avec cette collection dédiée aux faits divers et ce cahier des charges qui impose de rester au plus prêts de ce qui s'est passé, de ce qu'on en sait, on frémit à l'évocation des crimes, au récit de leur perpétration, aux réactions des assassins... La puissance du réel s'impose en force en comparaison des filtres qu'autorisent la fiction.
Liberati met son écriture, son style certes clinique mais tout de même précis et pas complaisant, bien au contraire, au service de cette histoire. Son objectif, c'est bien de nous montrer ces femmes, jolis brins de fille malgré des conditions de vie et une hygiène qui ne leur permettent pas d'être véritablement mises en valeur.
Les filles de la Manson Family sont presque des caricatures de hippies, sales, dépenaillés, défoncées jusqu'à la moelle, souffrant de maladies vénériennes qu'on se refile allègrement. Mais, sous cette apparence, ancrée dans les esprits parce que les rares photos d'époque l'illustre parfaitement, ce qui frappe, c'est leur froideur.
On le sait, à l'exception de Linda Kasabian, qui exprimera de véritables regrets et témoignera par la suite contre Manson et ses acolytes, les autres n'ont jamais montré ce genre de sentiment, de réaction. Elles ont assumé et assument encore, puisque la plupart des tueurs de ce mois d'août sont encore en vie, et n'ont jamais cherché à obtenir aucun pardon.
Là encore, on sort du cadre du livre en se demandant si ces réactions sont le fait de l'endoctrinement de Manson, des drogues ou si elles étaient prédisposées à se conduire comme des sociopathes. En revanche, et c'est aussi quelque chose qui ébranle et qui effraie, on sent bien qu'une fois les premiers actes meurtriers commis, la violence agit sur elle comme une addiction supplémentaire, avec une montée régulière dans l'horreur...
Au lecteur de réfléchir à cela, en cherchant de l'information complémentaire sur les acteurs des drames, les circonstances antérieures comme ultérieures, de se faire une opinion sur quelque chose qui n'a rien de simple, finalement. Mais Liberati apporte un point de vue décalé au "mythe" Manson, car la plupart des documentaires se focalisent sur le gourou, oubliant ses bras armés.
Rares sont les assassins de masse à être des femmes. La jubilation que ressentent les "sorcières de Manson" suite à leurs actes, leur envie de persévérer est tout à fait troublant, dérangeant. Bien plus qu'un énième récit sur Manson, qui poursuit, à plus de 80 ans désormais, ses provocations lors des interviews qu'il accorde...
Mais elles ? Plusieurs, comme Manson, sont encore derrière les barreaux, une est décédée en prison, sa liberté conditionnelle ayant été rejetée même une fois son cancer entré en phase terminale. Mais, Linda a retrouvé la liberté, sans plus faire parler d'elle, comme une autre membre de la Family, Lynette "Squeaky" Fromme, qui, des années plus tard, tirera sur le président Gerald Ford...
Pour retrouver quelle existence ? Avec quelles séquelles ? Et comment se défaire de l'emprise d'un homme comme Charles Manson ? Toutes ces réflexions, elles sont suscitées par un livre comme "California Girls", qui apporte des faits bruts et laisse le lecteur avec ses questions, ses jugements moraux, ses peurs, aussi... Et, parce qu'il faut le reconnaître, une certaine fascination, malsaine, mais inéluctable.