Faire un pas en avant, deux pas en arrière, n’est-ce pas ce qu’on appelle danser ? Et dieu que c’est beau, un danseur, quand son corps se laisse embarquer par la musique si fort si loin qu’il ne semble plus vraiment lui appartenir, quand son regard s’absente pour rejoindre un paysage extraordinaire auquel la foule qui s’est formée autour de lui n’aura jamais vraiment accès. Et dieu que c’est beau, un danseur, quand il oublie de se demander si ce n’est pas ridicule de s’agiter comme ça, face à tous ces gens dont le dos ne se courbe jamais, quand il n’entend plus ces bouches qui ricanent et disent du haut de leur corps dressé « au fond, qu’est-ce qu’il fait d’autre, ci ce n’est tourner en rond ? » ; comme elles se taisent ensuite le temps de le regarder danser et de le trouver si beau.
Je n’ai rien d’une danseuse étoile, mais j’avoue des pas en avant j’en ai faits un paquet et encore deux fois plus dans le sens opposé. Mais si dans ma tête ça fait wizz, bang, smack et parfois badaboum, dans ta tête, c’est un peu triste, ça ne fait rien d’autre que et ron et ron petit patapon. Tu me dis que je ne fais jamais rien si ce n’est que tourner en rond, qu’il faudrait songer à aller plus vite plus haut plus fort, que quand on a les moyens on n’a pas le droit de gâcher sa vie. Mais tu sais le bonheur, ce n’est pas une affaire de types qui ont assez d’argent sous le matelas pour payer chaque matin une boniche à faire la poussière dans cette mémoire où ils entassent leurs souvenirs. J’ai assez de foin dans la grange pour nourrir un troupeau de vaches laitières, mais je n’ai jamais su digérer le lait. Et tu sais la douleur, ce n’est pas un jouet de plus sur lequel se jettent des mômes trop capricieux avant de se lasser encore. Un carton et une aiguille suffisent parfois à me distraire assez pour oublier cette morale que tu me colles sous les pattes, et ce monde qui se dérobe dessous à chaque fois que je pense l’avoir enfin saisi, si bien que je ne prends plus la peine de danser avec lui.
Personne ne verra jamais le monde tel que tu le vois, personne ne le verra jamais non plus comme je l’ai vu, comme il n’est déjà plus là et comme c’est atroce, tu sais, de faire tous ces pas en avant et ces pas en arrière, de tourner en rond, et de le laisser partir à chaque fois que je ne sais plus me résoudre à le laisser danser sans moi ; et le trouver tellement beau peut-être encore bien plus que quand il me tenait la main. À chaque fois que la vie ne se résout jamais non plus à n’être que ce qu’on attend d’elle, et au fond tous les deux même si on en chie un peu on sait qu’elle a bien raison. Comme on sait qu’en nous il n’y a rien à détruire, qu’on s’est trompé de cible, qu’en fait personne n’a jamais déclaré aucune guerre et que les mines n’explosent jamais quand on le voudrait. Qu’il nous faudra seulement avoir toujours assez d’imagination pour réinventer encore une fois le monde, la vie, l’amour et l’idée qu’on s’en faisait. Il y a mille et une façons d’aimer, et tout autant de faire l’amour. Il y a mille et une façons de vivre, et tout autant d’histoires à écrire en attendant.
Personne ne te verra jamais comme je te vois, personne ne me verra jamais non plus comme tu m’as vue, même pas moi, et c’est bien dommage parce que ce soir j’aurais bien aimé me trouver aussi belle que ton imagination, et rigoler un peu avec toi de mes pas maladroits.