INTERVIEW – Guy Delisle: « Je veux que mes lecteurs se sentent enfermés »

Guy Delisle

Passionné de bande dessinée depuis toujours, l’auteur québécois Guy Delisle a d’abord fait un détour par le cinéma d’animation, participant notamment à la production de séries télé telles que « Papyrus », « Les contes du chat perché » ou « Les Aventures d’une mouche ». C’est son expérience de superviseur de l’animation dans un studio chinois qui lui fournit la matière de « Shenzhen », lui redonnant ainsi le virus de la bande dessinée. En 2003, il publie « Pyongyang », un nouveau récit de voyage lié à son métier d’animateur et un témoignage précieux sur la Corée du Nord, le pays le plus fermé de la planète. Suivront « Chroniques birmanes » et « Chroniques de Jérusalem », qui obtient le Fauve d’or du meilleur album à Angoulême en 2012. Avec « S’enfuir », son nouvel album qui vient de sortir chez Dargaud, Guy Delisle raconte l’histoire vraie de Christophe André, le responsable d’une ONG médicale en Ingouchie, dans le Caucase, qui a vu sa vie basculer du jour au lendemain en 1997 après avoir été enlevé en pleine nuit et emmené, cagoule sur la tête, vers la Tchétchénie voisine. Guy Delisle l’a rencontré des années plus tard et a recueilli le récit de sa captivité. Un enfer qui a duré 111 jours.

Comment avez-vous rencontré Christophe André?

J’avais lu son histoire dans Libération et elle m’avait fasciné. Du coup, je l’ai évoquée dans Shenzhen, un de mes albums précédents. Quelque temps plus tard, alors que je mangeais avec un ami qui travaille dans l’humanitaire, il me dit « tiens, tu sais, le Christophe André dont tu parles dans ta BD est juste là, si tu veux on peut aller manger avec lui ». Et il s’est avéré que c’était une rencontre très ouverte: j’ai été étonné de voir à quel point je pouvais lui poser n’importe quelle question sur sa période de captivité. Ce n’était pas comme avec d’autres otages, pour qui cela reste très difficile de parler de leur expérience. Comme Christophe s’est évadé, cela a fonctionné comme une sorte de thérapie pour lui et il a vraiment réussi à mettre cette histoire derrière lui. Du coup, j’ai non seulement pu enregistrer son témoignage, mais depuis lors on s’est vraiment liés d’amitié.

L’enlèvement de Christophe André a eu lieu en 1997 et vous avez recueilli son témoignage en 2001. Pourquoi avoir attendu 15 ans pour enfin en faire une BD?

En réalité, j’avais fait une première version d’une dizaine de pages dans la foulée de ma rencontre avec Christophe. Mais je l’ai laissée de côté, parce que je trouvais que ce n’était pas la bonne façon d’aborder le sujet. C’était quelque chose d’assez classique, avec beaucoup d’action au début. Je me suis donc dit qu’il fallait revoir ma copie, mais les choses ont traîné parce que d’autres bouquins ont pris le pas, que ce soit celui sur la Birmanie, sur Pyongyang ou sur Jérusalem. A chaque fois, je me disais que je reviendrais à cette histoire plus tard. Et puis au final, tout cela a pris 15 ans!

Vous aviez peur de vous attaquer à cette histoire?

Oui, un peu, parce que c’est une histoire sans humour sur un gars qui est enfermé. Comme je suis très attentif aux petits détails, je voulais absolument trouver la bonne manière de raconter les choses. Je ne voulais pas de texte off, par exemple, parce que ça aurait été trop distancié. Je voulais que le lecteur soit en immersion complète avec Christophe.

Est-ce qu’il y a des planches de l’album actuel qui sont tirées de la première version que vous aviez réalisée?

Non, j’ai tout redessiné, cela m’a pris à peu près deux ans. Il y a juste la première planche de l’album qui existait déjà. Cela dit, même cette planche-là ne date pas de la première version, mais d’une deuxième version que j’avais commencé un peu plus tard.

Il y a beaucoup de répétitions dans vos planches, ce qui est logique car votre personnage est enfermé pendant de longues journées sans rien faire. Est-ce que ce n’était pas très embêtant à dessiner?

Un peu, c’est vrai, mais cette répétition était un choix de ma part. Je voulais qu’on sente la routine, le temps qui passe, l’emmerdement. Je voulais que le lecteur se sente enfermé, coincé entre quatre murs, avec la sensation que ça dure longtemps. Pour moi, cela devait vraiment être un truc physique. Dans cette optique-là, le dessin devenait presque secondaire: il est là surtout pour faire comprendre comment Christophe a tenu le coup psychologiquement. Au début, il croit qu’il est là juste pour un week-end, puis ça devient une semaine, puis un mois. Je voulais qu’on sente ce temps passer. En même temps, il fallait trouver le bon équilibre entre cette routine et une narration qui fasse en sorte que le lecteur ait envie de tourner les pages.

S'enfuir

Est-ce que Christophe André a lu l’album?

Oui, bien sûr. Il a d’ailleurs suivi la confection de l’album en cours de route et il est intervenu à plusieurs reprises. Au début de son enlèvement, je l’avais notamment représenté dans une chambre vide, dans laquelle il m’a demandé de rajouter des meubles pour que ce soit plus conforme à la réalité. J’avais également dessiné une scène où il s’imaginait en train de pousser la femme d’un des ravisseurs pour s’échapper et celle-ci tombait par terre. Il a voulu que je change cette scène parce qu’il m’a dit que même en rêve, il ne pourrait jamais faire tomber une jeune femme de cette manière.

Christophe a un caractère assez étonnant, non? Malgré sa situation, il reste étonnamment calme et il n’a jamais de pulsions vraiment violentes vis-à-vis de ses geôliers.

S’il se révolte, c’est uniquement dans sa tête. A un moment donné, il décide aussi de ne plus répondre à ses ravisseurs, afin d’éviter de sympathiser avec eux. A ce niveau-là, il est un peu comme moi: c’est quelqu’un de stoïque. Il est très posé. Ce qui est incroyable dans son récit, c’est qu’après deux mois d’enfermement, lorsqu’il a enfin quelqu’un de son ONG au téléphone, il dit qu’il peut tenir le coup encore plus longtemps et qu’il n’est pas question de payer la rançon d’un million de dollars demandée par les ravisseurs. Là, on ne peut que dire bravo! C’est vraiment quelqu’un de solide. Jusqu’à la fin, il ne veut rien demander à ses geôliers. Même quand ils le prennent en photo avec le journal Libé, il ne leur demande pas de garder le journal pour pouvoir le lire. C’est vraiment étonnant.

Vous dites qu’il y a des similitudes entre votre caractère et celui de Christophe. Est-ce que vous pensez que vous auriez réagi comme lui si vous vous étiez retrouvé dans la même situation?

Je ne sais pas si j’aurais tenu aussi aisément que lui. Ce que je trouve surtout intéressant dans ce récit d’immersion, c’est qu’il nous amène tous à nous poser question de savoir ce qu’on aurait fait en tant qu’être ordinaire dans cette situation hors du commun. Et ce qui est incroyable avec Christophe, c’est que lui a réussi à saisir sa chance d’évasion et à reprendre son destin en main. Il l’a d’ailleurs fait de manière très réfléchie. Ce qui n’est pas étonnant venant de lui, car c’est un grand amateur de stratégies militaires.

Effectivement, pour passer le temps durant sa longue captivité, Christophe se repasse en boucle les batailles napoléoniennes. Vous avez dû replonger dans des livres d’histoires pour les évoquer dans l’album?

Oui, je me suis documenté quand même. D’ailleurs, Christophe m’a félicité par après. Il m’a dit « ta scène sur Austerlitz est très bien ». (rires)

Est-ce que votre expérience dans l’animation vous a servi pour dessiner cette histoire assez répétitive?

Ce qui m’a aidé, c’est la faculté d’observation que l’on développe dans le dessin animé, avec notamment une découpe très précise des mouvements. L’animation me sert aussi dans la narration: elle m’aide à rendre les choses plus claires et plus fluides.

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Votre BD « Pyongyang » devait être adaptée au cinéma, mais le projet a capoté lorsque la Corée du Nord a menacé Hollywood suite à la sortie du film « L’interview qui tue ». Ce projet d’adaptation de « Pyongyang » est-il définitivement abandonné?

En tout cas, je n’ai plus eu de nouvelles récemment. Je crois d’ailleurs que le réalisateur est passé à autre chose. Peut-être que le projet sera relancé un jour, mais honnêtement l’espoir est assez ténu. Ce qui m’étonne, car le projet était vraiment très avancé: le réalisateur a travaillé pendant un an et demi sur le scénario du film, il avait réussi à convaincre Steve Carrell de jouer dedans, et on avait eu de nombreux échanges au téléphone. Du coup, je croyais vraiment que ce film allait se faire, alors qu’à la base je n’y croyais pas trop. Et puis 10 jours avant la date prévue pour le début du tournage, il y a eu toute l’histoire avec le film « L’interview qui tue ». C’est vraiment étonnant que les Américains aient plié aussi facilement face aux menaces de la Corée du Nord. Même Obama l’a regretté!

Et votre prochain projet, c’est quoi? BD ou cinéma?

Juste là, je ne sais pas encore. Peut-être un livre pour enfants, mais ça reste assez vague pour le moment. J’ai fini « S’enfuir » juste avant l’été puis j’ai pris des grosses vacances parce que ce projet m’a pompé beaucoup d’énergie. Maintenant, comme le livre est sorti, il va commencer à vivre sa vie et je vais pouvoir plus facilement le mettre derrière moi.

Il y a quelques jours, c’était la Fête de la BD à Bruxelles, avec le Québec en invité d’honneur. Vous n’avez pas été invité?

Non, je n’étais pas convié, mais j’avais des copains qui y étaient. Cela dit, je ne sais pas si je suis encore vraiment considéré comme un Québécois. J’ai quitté le pays quand j’étais jeune parce que je voulais découvrir le monde et finalement, je suis resté dans les vieux pays plus longtemps que prévu. Aujourd’hui, quand je suis au Québec, on me considère comme un Français et quand je suis en France, on me fait remarquer que j’ai encore une pointe d’accent québécois. Mais cela me fait toujours très plaisir d’être invité à des festivals de BD au Québec, notamment au salon du livre de Montréal.

La BD québécoise semble d’ailleurs être en plein essor…

Oui c’est vrai. La scène BD est petite mais très active au Québec, avec des très bons éditeurs, comme La Pastèque par exemple. Du coup, quand on est auteur de BD québécois, on peut maintenant se faire éditer sur place et vraiment vivre de la bande dessinée, ce qui n’était pas le cas à mon époque.

Vous lisez encore beaucoup de BD? Vous avez eu des coups de coeur récemment?

« Zaï zaï zaï zaï », de Fabcaro, qui est une BD publiée par une petite maison d’édition à Montpellier. Ce livre est vraiment excellent, et il continue à se vendre super bien grâce à un bouche-à-oreille monstre. C’est totalement mérité. Ce livre se situe quelque part entre Goossens et les Monty Python: tout le monde rigole en lisant ça! Récemment, j’ai beaucoup aimé aussi « Gringos Locos », la BD sur le voyage de Jijé, Franquin et Morris au Mexique. Je n’imaginais pas que Morris était aussi rock ‘n roll!

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