Imaginez un roman dont l'univers est noir, très noir. A trois exceptions près : la neige, qui recouvre tout, la mort et la faim. Pour ces deux dernières, je m'appuie évidemment sur le texte du roman dont nous allons parler, un premier roman venu du froid, beau et dur à la fois, plein de pistes de réflexions, également. C'est en Finlande que nous allons nous rendre, pas la Finlande actuelle, mais celle d'avant l'indépendance du pays. "La faim blanche", premier roman d'Aki Ollikainen, publié aux éditions Héloïse d'Ormesson dans la traduction de Claire Saint-Germain, est une histoire terrible, mais terriblement bien racontée, également, avec deux récits parallèles, car selon que l'on soit puissant ou misérable, on ne traverse pas de tels événements de la même façon. Si l'on souffre aux côtés de Marja et de sa famille, il est important de s'intéresser aussi au contexte particulier qui entoure cette histoire et à la question du progrès, posée de manière très acerbe.
L'hiver 1867 est particulièrement rude sur la Finlande. Et on comprend à demi-mots que ce n'est pas le premier. La nature n'a pas le temps, dans ces conditions, de se régénérer, les cultures sont au point mort, les pommes de terre sont si petites et si violettes qu'on pourrait les confondre avec des myrtilles... Conséquence, dans les régions les plus reculées, on survit difficilement.
C'est le cas de Juhani, de son épouse Marja et de leurs deux enfants, Mataleena et Juho. Au milieu de ce désert glacé, ils se démènent pour trouver de quoi survivre. Ils chassent, ils pêchent, mais les oiseaux n'ont que les plumes sur les os et les brochets sont aussi maigres que ceux qui cherchent à les prendre à leurs filets...
Il devient de plus en plus difficile de se nourrir correctement et, avec la faim et le froid, les épidémies se répandent. Le typhus abrègent les souffrances de certains affamés qui auraient succombé tôt ou tard... Juhani et Marja, devant cette situation, commencent à envisager sérieusement un départ vers des contrées moins rudes.
Un nom surnage : Saint-Petersbourg ! La ville russe est bien loin, surtout dans ces conditions météorologiques hostiles, mais cet objectif ressemble à un eldorado de la dernière chance. Là-bas, peut-être y trouverait-on le salut. Ou du moins de quoi survivre moins difficilement. Il y aurait même certainement du travail pour une vie un peu moins inconfortable...
Le départ, il va être précipiter. Car, le premier que la faim blanche va emporter, c'est Juhani, le père... Et sans lui, il est urgent de partir, pour Saint-Petersbourg, ou pour ailleurs, peu importe, simplement partir pour survivre un peu. Elle prend juste ses deux enfants avec elle et prend la route, comme tant d'autres miséreux au ventre creux...
Dans le même temps, on découvre l'existence d'un jeune médecin, Teo, qui n'hésite pas à soigner les plus pauvres, et même les prostituées dont personne ne veut s'occuper. Peu importe qu'il se fasse payer en nature, il n'est pas question de morale, ici, mais de santé publique. Et Teo, en agissant comme il le fait, malgré son égoïsme, remplit son rôle.
Son frère, lui, travaille au service d'un sénateur que la situation plonge dans la plus grande perplexité. Cet homme a su prendre des décisions d'urgence, contractant une dette auprès d'une grande banque pour acheter du grain, mais cela ne peut suffire. Il faut agir, vite, mais avec tact, intelligence, et ce n'est pas dans ce sens que la Finlande semble vouloir aller...
Le récit de l'exode de Marja et de ses enfants alterne avec les réflexions du sénateur et la vie tranquille de Teo. Entre ces misérables d'un côté et ces bourgeois, des situations aux antipodes, ou presque. Bien sûr, les plus riches ont dû réduire leur train de vie, bien sûr, dans les villes, on souffre aussi, mais la famine et les maladies n'y prélèvent pas le même tribut que dans les campagnes.
C'est évidemment le premier constat que l'on fait : le drame auquel on assiste fait apparaître des inégalités terribles, profondes, entre le monde urbain et le monde rural. Une impression que renforce encore le terrible périple de Marja et de ses enfants. Car, malgré leur état, ils ne sont les bienvenus nulle part.
Empruntant les seules routes existantes, comme tous les autre crève-la-faim, ils arrivent aux mêmes endroits, et pas les mieux lotis, où le gâteau a aussi sérieusement diminué, ce qui n'incite pas à le partager avec le plus grand nombre. Eprouvés, affamés, Marja, Mataleena et le petit Juha, qui ne comprend pas trop ce qui lui arrive, doivent composer avec la nature... et la nature humaine.
En plus des dangers que représentent le froid, la maladie et la famine, ils leur faut affronter les voleurs, les violeurs, les brutes, les profiteurs... A chaque rencontre, à chaque endroit qu'on leur indique, il faut trouver les personnes au bon coeur, capables d'aider dans la mesure de leurs petits moyens, et éviter ceux qui nourrissent de mauvaises intentions...
Difficile, et je ne pense pas être le seul à faire ce parallèle, de ne pas songer à "la Route", de Cormac McCarthy. Malgré un contexte très différent, puisqu'on sait où et quand se déroule l'action, on retrouve la même noirceur, les mêmes dangers, les mêmes incertitudes, la même incapacité à prévoir de quoi sera fait le lendemain.
Si McCarthy décrit une humanité en pleine régression, retournant à l'animalité, Ollikainen, lui, ne montre que les côtés les plus sombres de l'âme humaine, des personnages qui n'agissent que très rarement sans contrepartie, savent se montrer bons avant, l'instant d'après, de montrer un autre visage bien moins avenant.
On ne sait jamais à qui se fier, et les accalmies, les périodes d'apaisement sont vite interrompues par des situations dramatiques qui renforcent le sentiment d'impuissance et de désespoir... On ne peut que compatir avec cette famille endeuillée, effrayée, en fuite sans véritable but et affrontant tout ceux qui entendent bien profiter d'une femme affaiblie et de ses deux enfants...
La loi du plus fort s'impose progressivement. Survivre, à tout prix, mais ce à quoi on assiste ne grandit pas l'être humain, qui oublie toute forme de morale, toute forme de tabou, toute forme de loi pour obtenir ce qu'il convoite... Et pas seulement de la nourriture. Pas de solidarité chez les damnés de la terre, juste le chacun pour soi...
Bien sûr, cet exode est le fil conducteur du roman. Ce sont d'ailleurs les chapitres les plus longs, quand ceux mettant en scène Teo ou le sénateur sont assez brefs (le roman lui-même est court, à peine 150 pages). Mais, il ne faudrait pas perdre de vue les thèmes qui sont abordés dans ces intermèdes au coeur de la bourgeoisie finlandaise.
A commencer par des questionnements très profonds sur le progrès. Nous sommes en 1867, c'est donc l'essor de la Révolution industrielle en Europe occidentale. La Finlande n'est alors pas une nation indépendante, mais un territoire appartenant à la Russie tsariste, avec le titre de Grand-Duché. Elle dispose d'une certaine autonomie, avec une Constitution et une Diète propres, mais la mainmise des tsars successifs est réelle.
Je me permets ce point historique, qui n'est pas développé dans le livre, car il permet aussi de comprendre pourquoi Saint-Petersbourg est un objectif pour nombre des affamés, plutôt que Helsinki. Et puis, il y a une autre raison : les autorités finlandaises ont décidé de relancer un pays au bord du gouffre par une politique de grands travaux, si on peut dire.
Le principal, c'est de faire arriver le chemin de fer à Helsinki, depuis Saint-Petersbourg. Un chantier colossal, forcément, qui se déroulerait qui plus est dans ce climat si particulier, entre hiver interminable et difficultés à nourrir tout le monde. Pour le sénateur, d'ailleurs, ce projet est bien plus inquiétant que réjouissant.
Le travail, c'est une chose, mais qui nourrira les ouvriers, dont la tâche s'annonce épuisante, puisqu'on n'a plus grand-chose à manger ? Qui utilisera ce chemin de fer, si ce n'est les nantis, quand les plus pauvres ne pourront que regarder passer les trains ? Et, enfin, s'il ne conteste pas le progrès que représente l'arrivée du train, il craint qu'il ne contribue à diffuser les épidémies qui ravagent son pays...
On sent bien qu'on est dans une période de transition, à une croisée des chemins pour le Grand-Duché de Finlande. La société traditionnelle se meurt, en raison de la famine qui décime les campagnes. Ici, l'exode rural n'a pas été amorcé par l'attrait des industries de plus en plus puissantes, mais c'est bien la faim qui pousse les paysans à se rendre dans les villes...
L'entrée dans la modernité ne se fait pas dans les meilleures conditions, bien au contraire, car on se demande même si, en cas de persistance de ces conditions extrêmes, le Grand-Duché n'est pas voué à la disparition pure et simple... A tous les niveaux, il est question de survie, mais aussi d'un avenir forcément incertain, mais qui devrait, quoi qu'il arrive, profiter aux puissants au détriment des plus modestes.
Un dernier élément que l'on note : cette Finlande du XIXe siècle apparaît comme un pays très pieux. La religion luthérienne est partout, mais, si la fatalité qui accompagne parfois la foi et qui fait de la famine un épreuve divine est très présente dans le livre, on se dit que l'on va voir une transition aussi dans ce domaine, avec la possible émergence d'une société plus matérialiste...
Avant de clore ce billet, il nous faut évoquer l'écriture d'Aki Ollikainen. Elle est un vrai élément fort de ce premier roman, alliant un certain lyrisme à la violence des faits. La beauté et la dureté, un mélange aux allures d'oxymore, mais un mariage connu et reconnu... "La faim blanche" bénéficie de cette puissance des images qui nous renvoie aussi bien la beauté que la violence du récit.
Aki Ollikainen est photographe et journaliste de profession. Il n'est donc pas surprenant de découvrir dans son écriture un vrai sens de la composition et de l'image. Le blanc, aveuglant, de ces masses de neiges qu'on devine contraster avec un ciel plombé, nocturne, est partout, qualifiant, je l'évoquais en préambule, la faim et la mort.
Je parlais d'images... Ah, oui, il faut que je vous parle de cela : comment, dans un roman, évoquer la faim ? Pas le petit creux qui vous prend en fin de matinée ou en milieu d'après-midi, non, la faim qui vrille les entrailles, qui vous affaiblit et vous tue à petit feu... Ollikainen a choisi un parti pris remarquable : celui de plonger le lecteur dans les hallucinations qu'elle provoque chez ses personnages.
Non seulement c'est terriblement efficace pour partager les souffrances de ces êtres démunis et agonisants, mais cela crée des pics de tension dramatique. C'est poignant, mais aussi fascinant. Le lecteur devient témoin malgré lui de ces délires de bien mauvais augure et prend conscience de l'horreur des événements qu'on lui raconte.
Il y a une grande sobriété dans l'écriture d'Ollikainen, ses personnages ne sont pas exubérants, héroïques ou sortant de l'ordinaire. Non, ce sont des femmes et des hommes ordinaires aux prises avec des circonstances qui, elles, sont exceptionnelles. Mais l'auteur sait créer une réelle empathie et nous toucher, parfois durement, avec leurs histoires et leurs destins douloureux.
La brièveté de ce roman le rend logiquement très dense. La fin est ouverte, comme un nouveau départ, comme l'avènement de cette ère nouvelle que j'ai évoquée précédemment. Mais, sans qu'on ressente de soulagement ou d'optimisme. C'est peut-être même le contraire, comme si le plus dur allait commencer.
Et ce plus dur, n'est-ce pas aussi ce que nous traversons, nous, lecteurs du XXIe siècle, quand nous voyons une Grèce aux abois, une Syrie en ruines dont les populations fuient les bombes dans un exode incessant pas si différent de celui décrit dans "la Faim blanche", d'autres régions du monde où l'on ne mange pas toujours à sa faim, des inquiétudes sur le progrès et ses débordements, sur les inégalités sociales, sur les imperfections du monde en général...