C'est l'invité surprise de la première liste du prix Goncourt, et pas seulement parce qu'on le classe plutôt au rayon polar. Je ne suis pas juré Goncourt, ni lycéen (enfin, c'est plus de mon âge, surtout), mais simple lecteur et, même si notre roman du jour n'avait pas eu cet insigne honneur, je me serais penché sur son cas. Déjà auteur du remarquable et très remarqué "Monsieur le commandant", Romain Slocombe nous emmène une nouvelle fois en pleine Occupation, pour un roman sombre et inquiétant, dans un Paris livré aux malfaisants de tout poil... "L'affaire Léon Sadorski" vient de sortir chez Robert Laffont, dans la collection La Bête Noire qui, petit à petit, continue d'épater avec un catalogue qui s'enrichit mois après mois avec des romans sombres et puissants. En voici encore un exemple, avec une histoire où l'on ne sait guère à qui se fier. Pas même à ce Léon Sadorski, personnage difficile à cerner mais qu'on ne qualifiera pas de sympathique... Mais on va en dire plus à son sujet dans quelques paragraphes...
Léon Sadorski est un flic modèle. En ce printemps 1942, il est Inspecteur Principal Adjoint et travaille à la 3e section des Renseignements Généraux. En dehors de 5 années difficiles après 1934, lorsque, suspendu (pour quelle raison ? On ne le saura pas...), il doit travailler pour une boîte privée, sa carrière est idéale.
L'IPA Sadorski est un fonctionnaire né. Le genre à obéir, le petit doigt sur la couture du pantalon et sans aucun état d'âme. Il servait la France avant la guerre, il continue à la servir depuis qu'elle a mal tourné et que les nazis se sont installés sur le territoire national. Pour lui, l'Occupation ne change rien, il a un boulot à faire, et il entend le faire de son mieux.
Or, depuis l'arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir, de nouvelles lois ont été promulguées, dont certaines concernent le statut des juifs en France. La communauté israélite est ciblée par le pouvoir collaborationniste et Sadorski en est le bras armé. Maréchaliste et ouvertement antisémite, il traque juifs et communistes, bref, tous ceux qu'on appelle désormais "terroristes", avec la même conviction.
Pour autant, et s'il reconnaît respecté l'occupant, il se refuse à se définir comme germanophile, comme on dit pudiquement. Léon Sadorski est un fonctionnaire français qui sert l'Etat français et certainement pas le pouvoir nazi. Se rend-il compte que, désormais, l'Etat français est la botte des nazis ou se voile-t-il la face pour sauvegarder un honneur bien mince ? On se le demande...
Marié de longue date à Yvette, dont il est très amoureux et qu'il désire toujours aussi ardemment, Léon Sadorski ne semble pas vraiment souffrir des restrictions de toutes sortes qui frappent la France et sa capitale. Oh, bien sûr, une tasse de vrai café de temps en temps et un peu plus de viande ne seraient pas du luxe, mais, bon an, mal an, il n'a pas vraiment à se plaindre de son sort.
Jusqu'au 1er avril de cette année 1942... Le voilà convoqué par l'occupant toutes affaires cessantes. Pensant qu'on va lui confier une mission délicate, il se rend à l'invitation sans méfiance. Mais, il va vite déchanter, lorsqu'on lui explique qu'il va partir en Allemagne, pour deux semaines, qu'il n'a que le temps de repasser chez lui pour y prendre une valise et embrasser Yvette...
A la gare, il retrouve un de ses anciens supérieurs, le commissaire Louisille, avec qui il n'entretenait pas, comprend-on, les meilleurs rapports. Sadorski le soupçonne d'ailleurs d'être gaulliste, voire pire... Mais, les deux hommes sont dans le même bateau, cette fois, enfin dans le même train, en route pour la capitale du Reich...
Et, au fil des minutes, l'idée d'une mission s'efface pour laisser place à une grande inquiétude : tout ce cinéma ressemble fort à une arrestation qui ne dit pas son nom... L'a-t-on envoyé sur les chemins de la déportation ? Sadorski se le demande et son séjour à Berlin va en effet ressembler à un long cauchemar de plusieurs semaines, entre interrogatoires musclés et nuits dans des prisons sordides...
L'IPA n'est pas un collaborateur fervent ? Alors, on va le convaincre d'adhérer aux idées nazies, de force s'il le faut. Et, seulement après avoir été brisé, alors, on lui confiera une mission de confiance... S'il le mérite. Sinon... Sadorski plie, s'incline et rentre à Paris avec un objectif en tête : retrouver une femme mystérieuse, Thérèse Gerst.
La Gestapo la soupçonne d'être un agent double, qui, sous d'apparentes sympathies nazies, serait en réalité un ennemi du Reich. Et le choix de Sadorski pour cette enquête n'a rien d'anodin : le policier français a bien connu la jeune femme. Elle a même été sa maîtresse quelques années plus tôt... Ce que Sadorski apprend le tourneboule forcément...
Alors, tout en replongeant dans son passé proche, dans les relations troubles de cette époque, parmi ces personnes qu'il a filochées, rencontrées, contactées pour le compte des RG avant la guerre, il se lance à corps perdus dans son travail. Une enquête retient particulièrement son attention : l'assassinat atroce d'une adolescente dont la rumeur disait qu'elle se prostituait auprès des Allemands...
Beaucoup de choses dans ce résumé, c'est vrai. Mais "l'affaire Léon Sadorski" est un roman très riche, très dense, dans lequel il se passe énormément de chose. On retrouve comme dans "Monsieur le Commandant", la volonté de Romain Slocombe de parler de la France occupée sans fard, sans éluder le rôle des Français aux côtés des nazis.
Cette fois, ce n'est pas un écrivain adepte des lettres de dénonciations (il y a d'ailleurs un lien entre Paul-Jean Husson et Léon Sadorski), mais d'un policier ayant une haute opinion de sa mission, et une certaine naïveté un brin forcé qui lui permet d'éviter tout cas de conscience. Peu importe qui dirige la France, c'est elle qu'il sert et personne d'autre, point barre.
Pourtant, Léon Sadorski n'a rien d'un résistant... Il s'accommode parfaitement du nouveau régime et, si l'on n'a guère d'explication quant aux raisons de sa suspension, les dates, 1934-1939, laissent penser qu'il est de longue date proche des idées d'extrême-droite... Mais, l'ancien combattant de la Grande Guerre, engagé volontaire à 17 ans, se refuse à reconnaître qu'il sert l'ennemi héréditaire !
Léon Sadorski, c'est un dur, un vrai. Avec son statut de flic de haut vol, il impose sa force et son autorité à chaque suspect qu'il traque ou qu'il interroge. Et tous les moyens sont bons pour obtenir des aveux. Il le dit lui-même, comme en témoigne notre phrase de titre, extraite du roman. Et ne se gêne pas pour brutaliser et humilier les hommes comme les femmes pour arriver à ses fins.
Sous ses airs de bravache et de séducteur, c'est une vraie brute qui se cache et se déchaîne lorsqu'il quitte la maison pour le bureau. On n'a pas du tout envie d'avoir affaire à lui, même si ses méthodes semblent douces à côté de celles de la Gestapo... Mais, indépendamment de ces considérations, ce que l'on découvre de Léon Sadorski est loin d'en faire un personnage sympathique et attachant.
Et puis, arrive Berlin... Et là, placé de l'autre côté du bureau, sur le siège du suspect, apparaît un autre trait de caractère : la lâcheté. Je peux sembler dur envers le personnage, je ne sais pas ce que je ferais dans les mêmes circonstances, sans doute ne serais-je pas plus brillant. Mais le contraste est tel entre l'impitoyable Inspecteur Principal Adjoint et le misérable personnage capable du pire pour sauver sa peau, à Berlin.
Au fil des pages, suivant Léon Sadorski en cette terrible année 1942, je songeais à Clément Duprest, "le salaud ordinaire" dont Didier Daeninckx a retracé l'itinéraire dans un de ses romans. Flic lui aussi, à l'origine, affirmant ne pas faire de politique avant de connaître une ascension à la hauteur de son ambition dévorante longtemps après la guerre.
Il y a, je pense, beaucoup de points communs entre les deux personnages, mais une différence très forte : Léon Sadorski ne s'envisage pas autrement que flic, et flic de terrain. Je ne le crois pas aussi ambitieux que Duprest, ni assez doué pour grimper les échelons... En revanche, ils dégagent la même désagréable impression auprès du lecteur.
Mais, en lisant le nouveau roman de Romain Slocombe, on pense aussi aux "Bienveillantes", le roman-fleuve de Jonathan Littell qui lui valut le Goncourt (tiens, tiens...). On trouve d'ailleurs une citation de ce livre en exergue de "l'affaire Léon Sadorski". Mais, cette fois, ce n'est pas avec un personnage central que le lien se noue.
Car, si l'Inspecteur Principal Adjoint n'est pas le plus recommandable des hommes, il reste un enfant de choeur à côté du monstrueux Max Aue. Non, c'est ailleurs que se situe la relation : dans le livre de Littell, en particulier à travers le personnage d'Eichmann, est décrite méticuleusement la mécanique bureaucratique nazie, avec ses fonctionnaires zélés qui font leur boulot, et rien de plus.
Chacun est un maillon de la chaîne qui aboutit aux camps d'extermination, mais ce cloisonnement évite toute culpabilité, toute responsabilité, même. Sadorski, c'est exactement ce genre de personnage : il ne fait que son travail. On lui dit d'arrêter les juifs, il arrête les juifs. Mais il a bon coeur, assure-t-il, regarder ce qu'il fait pour sa jeune voisine, Julie, adolescente juive à qui il promet aide et protection...
Les pourris, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît, pourrait-on dire au sujet de Léon Sadorski, en paraphrasant Michel Audiard. Mais, on aurait tort de s'arrêter à cette face sombre et écoeurante du personnage qui est également aux prises avec des dossiers brûlants qu'il gère avec compétence.
D'abord, cette histoire d'assassinat. Si Sadorski ressent une once de culpabilité, c'est à ce sujet-là. Le dossier de la victime, il l'a reçu juste avant son départ pour Berlin et n'a pas eu le temps de s'en occuper. A son retour, la jeune fille, 16 ans à peine, était morte... Et ça le travaille au point de mener l'enquête pour comprendre comment une demoiselle de bonne famille peut finir massacrer le long d'une voie ferrée...
Et puis, il y a les recherches concernant Thérèse. Là, sa motivation, c'est sa survie, puisqu'il se sait surveillé par la Gestapo et a une obligation de résultat... Renouer avec ce passé serait naturellement embarrassant, car on touche à des sujets personnels qu'il aimerait garder pour lui, mais, surtout, les temps ont changé, et, sous ce nouvel éclairage, tout change...
Si le roman débute comme un roman noir où l'on se demande si Léon Sadorski n'a pas gagné un aller simple pour la Silésie et ses camps de la mort, ensuite, à son retour, on retrouve un mélange virtuose de polar et de roman d'espionnage. C'est très sombre, dérangeant, inconfortable, mais surtout, au fil des deux enquêtes que je viens d'évoquer, on découvre Paris transformée en noeuds de vipères...
Il y a l'occupant et ses séides, qu'ils soient allemands ou, hélas, français. Il y a des espions de tous les bords, parfois même de plusieurs à la fois. On infiltre, on observe, on trahit, on dénonce, on se débarrasse de l'autre, sans pitié... Et, franchement, les idéologies des uns et des autres finissent par se mélanger jusqu'à donner une impression d'incroyable bazar.
Il y a ceux qui servent les nazis, ceux qui les combattent, ceux qui servent les ennemis des nazis, ceux qui les combattent, ceux qui sont alliés aux nazis pour combattre leurs ennemis et ceux qui sont alliés aux ennemis des nazis pour les combattre... Et souvent, chaque personnage entre dans plusieurs catégories à la fois... Les collusions entre les différents camps sont simplement terrifiantes...
Et puis, il y a les truands et les assassins. Dans une capitale livrée aux chiens, où l'ordre totalitaire règne mais laisse s'exprimer le pire de l'être humain, on croise des gibiers de potence parvenus à des postes enviés où ils profitent allègrement de la situation. On pense à "Monsieur Henri", cet ignoble Henri Chamberlin devenu, sous le nom de Lafont, le patron de la Gestapo française, repris de justice qui va faire régner la terreur.
C'est ce Paris-là que nous montre Romain Slocombe, en nous y plongeant sans concession. On n'est pas fier, de tous ces margoulins, au mieux voleurs, au pire, violeurs, tortionnaires et assassins, qui vivent comme des coqs en pâte et deviennent les fleurons d'un Etat moribond et dévoyé. Au point qu'on voit brusquement ressortir l'intégrité de Léon Sadorski, c'est dire !
C'est ce qui fait aussi la grandeur de ce roman très noir : un contexte particulier, étouffant, écoeurant, inquiétant, où l'on ne croise pas beaucoup de héros, au sens positif du terme. Je dois dire que le final du livre m'a laissé pantois, mal à l'aise comme je l'ai rarement été, car, avec les événements, Sadorski se découvre une "qualité" nouvelle : un cynisme qui vient cingler le lecteur comme une gifle.
Je vous conseille de lire les explications de l'auteur en fin d'ouvrage, elles sont édifiantes. Bien sûr, c'est un roman que nous avons en main, mais Romain Slocombe a fait un énorme travail documentaire dont il s'inspire pour nourrir son imagination. Mais, il injecte aussi dans la fiction une dose de réalité qui fait froid dans le dos.
Dans le courant du livre, sont régulièrement cités des textes d'époque qui font honte à notre cher et beau pays. De même, ce qui est dit des personnages historiques et de leurs agissements s'appuie sur ce que l'on sait de la période. Cela vaut pour les salopards évoqués ci-dessus comme pour le tout Paris qui a continué à chanter et à pétiller pendant l'Occupation.
Soyons franc, on ne se fait guère d'illusion sur la période et l'on sait très bien qu'une partie de la population française a poursuivi sa vie comme si de rien n'était ou presque pendant ces années noires. Mais, ici, le contraste est si violemment mis en évidence qu'on en reste abasourdi, consternés devant de tels comportements, devant tant d'insouciance...
Il est long, ce billet, j'en suis désolé, mais il y a énormément à dire sur ce livre qui en déroutera certains, je pense. Ne vous attendez pas à un polar classique, dans la forme. L'intrigue est foisonnante, elle peut donner l'impression de partir un peu dans tous les sens, mais la mécanique est d'une précision diabolique. Toutes les pièces s'assemblent pour donner un effroyable puzzle...
Dans cette nasse parisienne où ne nagent que des requins, et pas des plus pacifiques, Léon Sadorski apparaît comme un héros tragique, dans tous les sens du terme. Car, malgré ses efforts, à aucun moment il n'a le contrôle de son propre destin, que les tourments de l'histoire emportent comme un océan déchaîné malmène un frêle esquif...
L'action est concentrée sur quelques semaines, entre avril et juin 1942. Quid de Léon Sadorski, ensuite ? Romain Slocombe nous donne un indice assez peu explicite, mais décisif. Une note, une simple note, laconique, incomplète, mais qui peut laisser penser que l'IPA, fonctionnaire zélé et efficace, ne suivra pas la voie tracée par un Clément Duprest...
Léon Sadorski est un flic modèle. En ce printemps 1942, il est Inspecteur Principal Adjoint et travaille à la 3e section des Renseignements Généraux. En dehors de 5 années difficiles après 1934, lorsque, suspendu (pour quelle raison ? On ne le saura pas...), il doit travailler pour une boîte privée, sa carrière est idéale.
L'IPA Sadorski est un fonctionnaire né. Le genre à obéir, le petit doigt sur la couture du pantalon et sans aucun état d'âme. Il servait la France avant la guerre, il continue à la servir depuis qu'elle a mal tourné et que les nazis se sont installés sur le territoire national. Pour lui, l'Occupation ne change rien, il a un boulot à faire, et il entend le faire de son mieux.
Or, depuis l'arrivée du Maréchal Pétain au pouvoir, de nouvelles lois ont été promulguées, dont certaines concernent le statut des juifs en France. La communauté israélite est ciblée par le pouvoir collaborationniste et Sadorski en est le bras armé. Maréchaliste et ouvertement antisémite, il traque juifs et communistes, bref, tous ceux qu'on appelle désormais "terroristes", avec la même conviction.
Pour autant, et s'il reconnaît respecté l'occupant, il se refuse à se définir comme germanophile, comme on dit pudiquement. Léon Sadorski est un fonctionnaire français qui sert l'Etat français et certainement pas le pouvoir nazi. Se rend-il compte que, désormais, l'Etat français est la botte des nazis ou se voile-t-il la face pour sauvegarder un honneur bien mince ? On se le demande...
Marié de longue date à Yvette, dont il est très amoureux et qu'il désire toujours aussi ardemment, Léon Sadorski ne semble pas vraiment souffrir des restrictions de toutes sortes qui frappent la France et sa capitale. Oh, bien sûr, une tasse de vrai café de temps en temps et un peu plus de viande ne seraient pas du luxe, mais, bon an, mal an, il n'a pas vraiment à se plaindre de son sort.
Jusqu'au 1er avril de cette année 1942... Le voilà convoqué par l'occupant toutes affaires cessantes. Pensant qu'on va lui confier une mission délicate, il se rend à l'invitation sans méfiance. Mais, il va vite déchanter, lorsqu'on lui explique qu'il va partir en Allemagne, pour deux semaines, qu'il n'a que le temps de repasser chez lui pour y prendre une valise et embrasser Yvette...
A la gare, il retrouve un de ses anciens supérieurs, le commissaire Louisille, avec qui il n'entretenait pas, comprend-on, les meilleurs rapports. Sadorski le soupçonne d'ailleurs d'être gaulliste, voire pire... Mais, les deux hommes sont dans le même bateau, cette fois, enfin dans le même train, en route pour la capitale du Reich...
Et, au fil des minutes, l'idée d'une mission s'efface pour laisser place à une grande inquiétude : tout ce cinéma ressemble fort à une arrestation qui ne dit pas son nom... L'a-t-on envoyé sur les chemins de la déportation ? Sadorski se le demande et son séjour à Berlin va en effet ressembler à un long cauchemar de plusieurs semaines, entre interrogatoires musclés et nuits dans des prisons sordides...
L'IPA n'est pas un collaborateur fervent ? Alors, on va le convaincre d'adhérer aux idées nazies, de force s'il le faut. Et, seulement après avoir été brisé, alors, on lui confiera une mission de confiance... S'il le mérite. Sinon... Sadorski plie, s'incline et rentre à Paris avec un objectif en tête : retrouver une femme mystérieuse, Thérèse Gerst.
La Gestapo la soupçonne d'être un agent double, qui, sous d'apparentes sympathies nazies, serait en réalité un ennemi du Reich. Et le choix de Sadorski pour cette enquête n'a rien d'anodin : le policier français a bien connu la jeune femme. Elle a même été sa maîtresse quelques années plus tôt... Ce que Sadorski apprend le tourneboule forcément...
Alors, tout en replongeant dans son passé proche, dans les relations troubles de cette époque, parmi ces personnes qu'il a filochées, rencontrées, contactées pour le compte des RG avant la guerre, il se lance à corps perdus dans son travail. Une enquête retient particulièrement son attention : l'assassinat atroce d'une adolescente dont la rumeur disait qu'elle se prostituait auprès des Allemands...
Beaucoup de choses dans ce résumé, c'est vrai. Mais "l'affaire Léon Sadorski" est un roman très riche, très dense, dans lequel il se passe énormément de chose. On retrouve comme dans "Monsieur le Commandant", la volonté de Romain Slocombe de parler de la France occupée sans fard, sans éluder le rôle des Français aux côtés des nazis.
Cette fois, ce n'est pas un écrivain adepte des lettres de dénonciations (il y a d'ailleurs un lien entre Paul-Jean Husson et Léon Sadorski), mais d'un policier ayant une haute opinion de sa mission, et une certaine naïveté un brin forcé qui lui permet d'éviter tout cas de conscience. Peu importe qui dirige la France, c'est elle qu'il sert et personne d'autre, point barre.
Pourtant, Léon Sadorski n'a rien d'un résistant... Il s'accommode parfaitement du nouveau régime et, si l'on n'a guère d'explication quant aux raisons de sa suspension, les dates, 1934-1939, laissent penser qu'il est de longue date proche des idées d'extrême-droite... Mais, l'ancien combattant de la Grande Guerre, engagé volontaire à 17 ans, se refuse à reconnaître qu'il sert l'ennemi héréditaire !
Léon Sadorski, c'est un dur, un vrai. Avec son statut de flic de haut vol, il impose sa force et son autorité à chaque suspect qu'il traque ou qu'il interroge. Et tous les moyens sont bons pour obtenir des aveux. Il le dit lui-même, comme en témoigne notre phrase de titre, extraite du roman. Et ne se gêne pas pour brutaliser et humilier les hommes comme les femmes pour arriver à ses fins.
Sous ses airs de bravache et de séducteur, c'est une vraie brute qui se cache et se déchaîne lorsqu'il quitte la maison pour le bureau. On n'a pas du tout envie d'avoir affaire à lui, même si ses méthodes semblent douces à côté de celles de la Gestapo... Mais, indépendamment de ces considérations, ce que l'on découvre de Léon Sadorski est loin d'en faire un personnage sympathique et attachant.
Et puis, arrive Berlin... Et là, placé de l'autre côté du bureau, sur le siège du suspect, apparaît un autre trait de caractère : la lâcheté. Je peux sembler dur envers le personnage, je ne sais pas ce que je ferais dans les mêmes circonstances, sans doute ne serais-je pas plus brillant. Mais le contraste est tel entre l'impitoyable Inspecteur Principal Adjoint et le misérable personnage capable du pire pour sauver sa peau, à Berlin.
Au fil des pages, suivant Léon Sadorski en cette terrible année 1942, je songeais à Clément Duprest, "le salaud ordinaire" dont Didier Daeninckx a retracé l'itinéraire dans un de ses romans. Flic lui aussi, à l'origine, affirmant ne pas faire de politique avant de connaître une ascension à la hauteur de son ambition dévorante longtemps après la guerre.
Il y a, je pense, beaucoup de points communs entre les deux personnages, mais une différence très forte : Léon Sadorski ne s'envisage pas autrement que flic, et flic de terrain. Je ne le crois pas aussi ambitieux que Duprest, ni assez doué pour grimper les échelons... En revanche, ils dégagent la même désagréable impression auprès du lecteur.
Mais, en lisant le nouveau roman de Romain Slocombe, on pense aussi aux "Bienveillantes", le roman-fleuve de Jonathan Littell qui lui valut le Goncourt (tiens, tiens...). On trouve d'ailleurs une citation de ce livre en exergue de "l'affaire Léon Sadorski". Mais, cette fois, ce n'est pas avec un personnage central que le lien se noue.
Car, si l'Inspecteur Principal Adjoint n'est pas le plus recommandable des hommes, il reste un enfant de choeur à côté du monstrueux Max Aue. Non, c'est ailleurs que se situe la relation : dans le livre de Littell, en particulier à travers le personnage d'Eichmann, est décrite méticuleusement la mécanique bureaucratique nazie, avec ses fonctionnaires zélés qui font leur boulot, et rien de plus.
Chacun est un maillon de la chaîne qui aboutit aux camps d'extermination, mais ce cloisonnement évite toute culpabilité, toute responsabilité, même. Sadorski, c'est exactement ce genre de personnage : il ne fait que son travail. On lui dit d'arrêter les juifs, il arrête les juifs. Mais il a bon coeur, assure-t-il, regarder ce qu'il fait pour sa jeune voisine, Julie, adolescente juive à qui il promet aide et protection...
Les pourris, ça ose tout, c'est même à ça qu'on les reconnaît, pourrait-on dire au sujet de Léon Sadorski, en paraphrasant Michel Audiard. Mais, on aurait tort de s'arrêter à cette face sombre et écoeurante du personnage qui est également aux prises avec des dossiers brûlants qu'il gère avec compétence.
D'abord, cette histoire d'assassinat. Si Sadorski ressent une once de culpabilité, c'est à ce sujet-là. Le dossier de la victime, il l'a reçu juste avant son départ pour Berlin et n'a pas eu le temps de s'en occuper. A son retour, la jeune fille, 16 ans à peine, était morte... Et ça le travaille au point de mener l'enquête pour comprendre comment une demoiselle de bonne famille peut finir massacrer le long d'une voie ferrée...
Et puis, il y a les recherches concernant Thérèse. Là, sa motivation, c'est sa survie, puisqu'il se sait surveillé par la Gestapo et a une obligation de résultat... Renouer avec ce passé serait naturellement embarrassant, car on touche à des sujets personnels qu'il aimerait garder pour lui, mais, surtout, les temps ont changé, et, sous ce nouvel éclairage, tout change...
Si le roman débute comme un roman noir où l'on se demande si Léon Sadorski n'a pas gagné un aller simple pour la Silésie et ses camps de la mort, ensuite, à son retour, on retrouve un mélange virtuose de polar et de roman d'espionnage. C'est très sombre, dérangeant, inconfortable, mais surtout, au fil des deux enquêtes que je viens d'évoquer, on découvre Paris transformée en noeuds de vipères...
Il y a l'occupant et ses séides, qu'ils soient allemands ou, hélas, français. Il y a des espions de tous les bords, parfois même de plusieurs à la fois. On infiltre, on observe, on trahit, on dénonce, on se débarrasse de l'autre, sans pitié... Et, franchement, les idéologies des uns et des autres finissent par se mélanger jusqu'à donner une impression d'incroyable bazar.
Il y a ceux qui servent les nazis, ceux qui les combattent, ceux qui servent les ennemis des nazis, ceux qui les combattent, ceux qui sont alliés aux nazis pour combattre leurs ennemis et ceux qui sont alliés aux ennemis des nazis pour les combattre... Et souvent, chaque personnage entre dans plusieurs catégories à la fois... Les collusions entre les différents camps sont simplement terrifiantes...
Et puis, il y a les truands et les assassins. Dans une capitale livrée aux chiens, où l'ordre totalitaire règne mais laisse s'exprimer le pire de l'être humain, on croise des gibiers de potence parvenus à des postes enviés où ils profitent allègrement de la situation. On pense à "Monsieur Henri", cet ignoble Henri Chamberlin devenu, sous le nom de Lafont, le patron de la Gestapo française, repris de justice qui va faire régner la terreur.
C'est ce Paris-là que nous montre Romain Slocombe, en nous y plongeant sans concession. On n'est pas fier, de tous ces margoulins, au mieux voleurs, au pire, violeurs, tortionnaires et assassins, qui vivent comme des coqs en pâte et deviennent les fleurons d'un Etat moribond et dévoyé. Au point qu'on voit brusquement ressortir l'intégrité de Léon Sadorski, c'est dire !
C'est ce qui fait aussi la grandeur de ce roman très noir : un contexte particulier, étouffant, écoeurant, inquiétant, où l'on ne croise pas beaucoup de héros, au sens positif du terme. Je dois dire que le final du livre m'a laissé pantois, mal à l'aise comme je l'ai rarement été, car, avec les événements, Sadorski se découvre une "qualité" nouvelle : un cynisme qui vient cingler le lecteur comme une gifle.
Je vous conseille de lire les explications de l'auteur en fin d'ouvrage, elles sont édifiantes. Bien sûr, c'est un roman que nous avons en main, mais Romain Slocombe a fait un énorme travail documentaire dont il s'inspire pour nourrir son imagination. Mais, il injecte aussi dans la fiction une dose de réalité qui fait froid dans le dos.
Dans le courant du livre, sont régulièrement cités des textes d'époque qui font honte à notre cher et beau pays. De même, ce qui est dit des personnages historiques et de leurs agissements s'appuie sur ce que l'on sait de la période. Cela vaut pour les salopards évoqués ci-dessus comme pour le tout Paris qui a continué à chanter et à pétiller pendant l'Occupation.
Soyons franc, on ne se fait guère d'illusion sur la période et l'on sait très bien qu'une partie de la population française a poursuivi sa vie comme si de rien n'était ou presque pendant ces années noires. Mais, ici, le contraste est si violemment mis en évidence qu'on en reste abasourdi, consternés devant de tels comportements, devant tant d'insouciance...
Il est long, ce billet, j'en suis désolé, mais il y a énormément à dire sur ce livre qui en déroutera certains, je pense. Ne vous attendez pas à un polar classique, dans la forme. L'intrigue est foisonnante, elle peut donner l'impression de partir un peu dans tous les sens, mais la mécanique est d'une précision diabolique. Toutes les pièces s'assemblent pour donner un effroyable puzzle...
Dans cette nasse parisienne où ne nagent que des requins, et pas des plus pacifiques, Léon Sadorski apparaît comme un héros tragique, dans tous les sens du terme. Car, malgré ses efforts, à aucun moment il n'a le contrôle de son propre destin, que les tourments de l'histoire emportent comme un océan déchaîné malmène un frêle esquif...
L'action est concentrée sur quelques semaines, entre avril et juin 1942. Quid de Léon Sadorski, ensuite ? Romain Slocombe nous donne un indice assez peu explicite, mais décisif. Une note, une simple note, laconique, incomplète, mais qui peut laisser penser que l'IPA, fonctionnaire zélé et efficace, ne suivra pas la voie tracée par un Clément Duprest...