Sur le sommet de la colline, à quelques miles de sa ville, Thea regardait les maisons brûler. Le désespoir et la colère menaçaient de la submerger. Elle avait tout perdu, sa maison, son nom, sa famille, ses perspectives d’avenir. Quelques minutes avant que les Marcheurs d’Ombres n’attaquent en plein milieu de la nuit, son père la réveilla et la jeta sur un cheval avec un minimum de vivres et une bourse contenant toutes les réserves de la famille, soit une centaine de Livres. Il lui avait dit de fuir en lui faisant jurer de ne pas faire demi-tour avant d’être en sécurité dans les rues de Londres. Elle n’avait pu s’y résoudre. Une fois relativement à l’abri, elle s’était arrêtée, captivée par le spectacle qu’imposait le ballet des flammes. Tant de questions se bousculaient dans sa tête… Pourquoi son père était-il préparé à cette attaque ? Comment avait-il pu réagir aussi vite, avant même qu’ils n’aient atteint le village ? Pourquoi ne l’avait-il pas suivi ? Pourquoi était-il resté là-bas, sachant pertinemment qu’il ne survivrait pas ? Sa vie valait-elle mieux que celle des autres habitants du village ? Il y avait tellement de détermination dans son regard, quand il lui fit jurer de ne pas se retourner, comment aurait-elle pu lui faire face ?
La culpabilité menaçait de la dévorer vivante, elle était partie, elle avait fui alors que ses parents, ses amis étaient restés, et allaient mourir. Comment pouvait-elle se regarder encore en face après une telle trahison ? C’était contre les valeurs qu’on lui avait inculquées, bien plus encore, contre ses habitudes. Mais elle avait fait une promesse à son père, promesse de ne pas revenir pour eux. Promesse de garder dans son cœur, le souvenir de son enfance et de ne jamais oublier d’où elle venait. Partir, sans se retourner, vers un avenir qui ne pouvait être meilleur.
Ils cherchaient quelque chose, ou quelqu’un. Fouillant rageusement toutes les maisons, sortant les femmes et les enfants en leur tirant les cheveux, sans même leur laisser le temps de se vêtir. Ils rassemblèrent tous les habitants au milieu de la place centrale, entourés par quelques-uns des grands gaillards qu’ils étaient. Lorsque toutes les maisons furent vidées, le feu avait déjà largement pris, les petites maisons ne résistèrent que peu de temps à leur emprise. Ils détruisaient tout sur leur passage, les maisons, les souvenirs et les êtres. L’éclat d’une lame brilla sous le clair de lune, et s’abattit sur ses voisins, chaque coup emportant avec lui, la vie d’un de ses pairs. Elle entendit, même au loin, perchée sur son monticule, les hurlements terrifiés, les pleurs, la douleur voguant au grès du vent vers elle. Là, devant leur église, son père et sa mère rendaient leurs derniers souffles, priant Dieu que leur enfant, si particulière soit-elle, ait pu s’enfuir à temps, qu’elle soit en sécurité et qu’elle puisse mener la vie qu’elle méritait. Elle se sentit lasse, plus que malheureuse. Plus la lame s’abaissait, plus l’atmosphère devint lourde. Un froid immense envahit le monde, comme si toute vie avait disparu de la surface de la Terre. Thea eut même l’impression que son âme cherchait à s’enfuir de son corps. La vague semblait s’accrocher à elle, comme pour l’emporter vers le village. Plus les secondes s’écoulaient, plus l’impression s’intensifiait. Elle lutta de toutes ses forces pour garder son cheval dans la pénombre protectrice des arbres qui l’entouraient. Elle avait fait une promesse à laquelle elle ne pouvait dérogée. Cela s’arrêta d’un coup. La Lame avait cessé son ouvrage. Les corps s’amoncelaient aux pieds du bourreau. Thea imaginait une rivière de sang entourant l’homme à l’arme tranchante, l’horreur d’un tel spectacle lui arracha un gémissement. Plus rien ne subsisterait. Elle le savait. L’homme se retourna dans sa direction, semblant chercher quelque chose. Elle et sa monture se rencognèrent sous les ombres protectrices. Il ne pouvait la voir, c’était impossible. Elle ne risquait rien. Elle était sauve, loin d’eux. Et seule.
Qui voudrait d’une orpheline, sans-le-sou ? Comment pourrait-elle seulement parvenir à survivre à Londres, sans vivre, sans parler de son absence de vêtements ? C’était tout simplement inenvisageable. Elle mourra, seule, affamée et très certainement souillée par un homme dans le recoin lugubre d’une ruelle de Whitechapel. Peut-être que se livrer au jugement des Marcheurs d’Ombres était une fin plus enviable, après tout. Elle voulut hurler sa douleur, venger ces meurtres injustes et gratuits, mais qui était-elle, pauvre petite campagnarde pour faire face seule à la célèbre guilde de malfrats ? Elle ne put que pleurer, encore et encore alors qu’elle enjoignait son étalon à faire route vers la capitale anglaise. Elle avait soixante miles à parcourir pour atteindre Londres, elle n’y arriverait certainement pas en s’apitoyant sur son sort. Disant adieu à sa famille, la jeune femme talonna sa monture, et partit, se jurant sur l’anneau d’or blanc sertit d’un rubis qu’elle portait depuis sa naissance qu’un jour, elle trouverait le moyen de les venger. Quoiqu’il lui en coute.
***
Thea n’était pas née dans une famille noble, tout au plus bourgeoise. Seule enfant d’un professeur et collectionneur d’art, elle avait passé la plus grande partie de son enfance plongée dans les livres de sa célèbre bibliothèque Bodléienne ou derrière un chevalet. Bien évidemment, aucun homme n’était au fait des talents et de l’intelligence vive de la jeune femme, cela ne se fait pas d’être érudit face à ses messieurs.
Une femme doit être beaucoup de choses, une bonne maitresse de maison, une belle ornementation pour son époux, savoir faire preuve de compassion, de bonté d’âme, savoir coudre, lire, écrire, danser, faire de la musique, faire preuve de grâce et de prestance. Le latin, le grec, l’économie, le droit ou encore l’histoire, toutes ces choses qui passionnaient la jeune femme, ne faisait pas partie de l’éducation de base d’une future lady. Pourtant, son père, professeur à Oxford, avait toujours permis à sa fille d’avoir accès aux connaissances, du moment qu’elle restait discrète sur son érudition. Le talent de la jeune femme était indéniable, assez pour que de nombreux collègues de son père lui commandent des toiles dans le plus grand secret, ce qui rendait sa mère en proie à des crises de nerfs abominables. La pauvre femme souhaitait que sa fille, d’une beauté singulière, puisse faire ses débuts à Londres à la saison suivante, mais qui voudrait d’une femme, si belle soit-elle, bas bleu, capable de parler économie, droit ou encore politique avec cynisme ? Thea était bien loin de l’obéissance et de la soumission qui siéent aux hommes du Beau Monde.
Mrs Blackstone avait beaucoup d’espoir pour sa fille. Malgré leur faible position sociale, Mr Blackstone était un homme renommé pour ses connaissances en matière d’objets d’art, professeur d’archéologie à Oxford, il partait très souvent en Inde et en Égypte afin d’apporter à la Reine les antiquités dont les Françaises se targuaient de faire l’acquisition. Bien sûr, il était question qu’il expose ses trouvailles durant l’Exposition Universelle, laquelle se déroulait durant la saison. Ses parents avaient prévu de louer une maison dans Soho afin que tout se déroule pour le mieux et qu’elle fasse un mariage avantageux. Thea aurait tout fait afin d’éviter un mariage de convenance, elle ne pensait pas non plus être faite pour la vie de cour. Non, la jeune femme souhaitait en secret devenir la première femme professeure à Oxford. Malheureusement, étant la seule enfant du couple, elle se devait de répondre aux exigences sociales de sa famille, s’élever dans la sphère sociale était un moyen sûr d’assurer aux Blackstone un nom dans la haute société. Et en cela, Thea avait conscience de ses responsabilités et respectait le vœu de sa mère. Elle deviendrait la parfaite petite lady, comme son héroïne préférée, Elizabeth Bennet pouvait l’être.
***
Il avait fallu deux jours à la jeune femme pour arriver à Londres. Deux jours à ruminer les évènements qui lui avaient couté sa vie. Elle ne trouva strictement aucune solution envisageable à son problème le plus urgent, comment allait-elle survivre ? Son père lui avait laissé 20 Livres, ce qui devait être largement assez afin de trouver un logement et de quoi manger durant quelque temps, mais elle se doutait bien qu’elle ne tiendrait que peu de temps de la sorte, elle allait devoir trouver un emploi, peut être en tant que domestique… Mais seule, venant d’une petite ville et sans aucune référence, personne ne voudrait l’embaucher, la suspicion était de mise ces derniers temps ?
Les temps étaient bien sombres pour l’Angleterre, Les Marcheurs d’Ombres semaient la terreur partout sur leur passage, personne ne savait exactement d’où ils venaient ni qui ils n’étaient, personne n’avait survécu à une de leurs attaques pour en parler. Personne jusqu’à Thea. Pourquoi ce nom ? Nul ne le savait, mais après chacune de leurs actions, sur les murs de l’Église la plus proche était inscrite la mention « Les Marcheurs d’Ombres feront régner les ténèbres » avec le sang encore frais des victimes. Personne ne devait savoir qui elle était, personne ne devait faire le rapprochement entre la tuerie et elle. Blackstone était un nom assez répandu en Angleterre, assez, pour qu’elle n’ait pas à en changer, du moins, elle l’espérait. Elle ne souhaitait pas changer de nom, c’était une des dernières choses qui la rattachait aux siens, à qui elle a pu être. Aujourd’hui, plus que tout, cela prenait une importance toute particulière. Une nouvelle Thea Blackstone était en train de naître, et plus rien ni personne ne pourrait plus jamais lui faire du mal. Qu’est-ce qui pourrait être pire que la mort des siens de toute manière ?
La jeune fille vendit son étalon au premier fermier venu pour quelques Shillings et partie avec son maigre paquetage vers les rues immondes et nauséabondes de Whitechapel. Elle qui avait vécu à la campagne toute sa vie, connaissait parfaitement l’odeur des champs et des animaux, mais rien n’aurait pu la préparer à ce qu’elle vit dans les bas-fonds londoniens. Elle en venait à maudire ses ascendances bourgeoises. Si d’aventure, elle n’avait pu connaître le confort, il ne lui aurait pas tant manqué. Pourtant, sa naissance n’était pas une évidence lorsque l’on prêtait attention à sa robe de voyage d’un bleu roi sombre au bas maculé de la poussière du voyage à cheval. Elle pourrait ainsi passer inaperçue dans la masse d’immigrés toujours plus nombreux dans le quartier. C’était un atout important.
Dans sa fuite, elle réfléchit longtemps à la raison de l’attaque. Si son père semblait tant préparé à cette éventualité, et que les bagages de la jeune femme étaient près bien avant. Elle ne comprenait pas pourquoi ses parents ne l’avaient pas accompagné. Ils auraient eu le temps pour cela. Voulaient-ils la protéger, qu’elle puisse fuir plus discrètement ? Mais pourquoi, de quoi ? Des Marcheurs ? Personne ne pouvait leur échapper, elle faisait office d’exception à la règle et n’était pas prête de réitérer l’expérience. Thea frissonna en repensant à cette atroce impression de noirceur qui avait envahi l’air au moment où la lame argentée s’était abaissée à un rythme effréné, entrainant avec elle autant de tête qu’il y avait d’hommes dans le village. Elle avait mis cette sensation sur le compte de la peur et de la tristesse. Comme une telle de dose de haine et de mort pouvait être libérée en aussi peu de temps, pour disparaître tout aussi rapidement. C’était aussi peu naturel que la couche de maquillage sur certaines demi-mondaines londoniennes.
Elle marcha en baissant la tête le long de Whitechapel road, elle ne voulait surtout pas que l’on remarque qu’elle était seule et sans chaperon à la fin de la journée. Cachant sa main dans la doublure de son manteau pour ne pas que l’on remarque la bague qu’elle portait au doigt, elle se demanda combien de temps se déroulerait avant que quelqu’un ne se rende compte qu’elle ne devrait pas être ici. Elle manquait certes d’une certaine distinction dans l’exécution dans sa démarche, mais sa survie passait avant tout, peu important le reste.
Dévalant la voie, elle se dirigea instinctivement vers un lieu qu’elle savait accueillir toutes les âmes égarées. Et elle était indéniablement une âme égarée. Le dôme de la cathédrale Saint Paul se détacha dans le Fogg, elle se sentit enfin un minimum en sécurité. Avec un peu de chance, elle pourrait s’installer sur un des bancs et dormir quelques heures. Sur les trottoirs de Cannon st, les vendeurs de journaux hurlaient leurs titres du soir « Nouvelle tuerie, les Marcheurs d’Ombres massacrent tous les habitants d’Appleton, le village est rayé de la carte. Aucun survivant ». Les nouvelles avaient déjà traversé le pays, transportant avec elles les nouvelles quelles redoutaient plus que tout… Personne n’avait survécu, sauf elle. Ses parents étaient morts. En elle, subsistait un espoir de pouvoir un jour les revoir vivants, il venait de s’envoler dans le Fogg, avec lui ses espoirs déchus et ses rêves d’enfants. Abritant ses oreilles des funestes nouvelles, elle arpenta les rues de la City avec une volonté retrouvée. Elle devait maintenant échapper à ses pauvres enfants, vendant leurs journaux pour vivre. Peut-être pourrait-elle faire la même chose, après tout, elle avait à peine dix-huit ans et était encore loin d’être considérée comme une adulte par ses pairs.
Elle se précipita vers les portes protectrices. Thea fut soufflée par la majestuosité des lieux, la jeune femme prit le temps d’observer les lieux avant de s’installer. La nef principale était immense, à tel point que la jeune femme se demanda si elle arriverait à parcourir la distance qui la séparait du dôme tant ses pieds étaient douloureux. Elle admira les portraits des rois et des reines, elle s’amusa à se remémorer le nom de chacun d’eux, comme elle le faisait lorsqu’elle était enfant, passa de longues minutes la tête relevée, les yeux rivés sur les décors abondants de ce monument de l’architecture baroque. Elle se sentait affreusement petite à côté de ces pilastres corinthiens surmontés d’un haut entablement soutenant un dôme octogonal. Elle fut frappée par la distinction particulière entre les voûtes à caissons se trouvant dans la nef et l’aspect très lisse du dôme. Cela la fascina de longues minutes. Elle se mit à réfléchir à ce que son père aurait pu dire, s’il avait eu à donner un cours sur la cathédrale. Cet homme était un monstre de connaissance, elle était sûre qu’il aurait pu répondre à toutes les questions qu’elle aurait pu se poser. Mais il n’était plus là… Elle s’arrêta de longues minutes devant le chœur clérical et admira les mosaïques de l’abside. Les couleurs saisissantes des carreaux colorés éclairés par les bougies se mouvaient contre les murs et rassuraient la jeune femme. L’horloge sonna vingt et une heures. Cela faisait presque deux jours entiers qu’elle était seule et qu’elle n’avait pas mangé.
Elle se dirigea vers les bureaux des clercs à l’arrière de l’abside. Thea était étonnée de ne voir personne, mais en fut rassurée, elle n’eut pas à se justifier sur sa présence dans la cathédrale au cœur de la nuit. Elle fouilla dans les divers tiroirs espérant trouver de l’eau ou une quelconque nourriture. Cela ne lui plaisait guère de voler une église, mais la faim commençait réellement à se faire sentir. Son répit fut de courte durée, le prêtre entra après quelques minutes de recherches acharnées.
— Vous ne devriez pas être ici, jeune demoiselle.
Elle se retourna en sursautant, elle avait été prise en faute, voler dans une église. Voilà bien quelque chose de fort peu chrétien. Par chance, ici, à la différence des pays où son père avait l’habitude de se rendre, on ne coupait pas les mains des voleurs.
Le vieil homme la regardait avec un mélange de suspicion et de bienveillance. Il n’était pas dans la nature d’un prêtre d’effrayer les âmes égarées, et encore moins de mettre à la porte de son église ceux dans le besoin. Il n’était pas très grand et pas particulièrement mince, la mine joviale avec de grands yeux bleus et des joues bien roses. Un grand sourire flanqué de deux rouflaquettes aussi blanches que ses cheveux. Il portait le costume de sa fonction, et sa robe de cérémonie à la main. Il venait tout juste de terminer son office.
Thea refoula ses larmes, en esquissant une révérence tout juste assez profonde pour ne pas être incorrecte. Non, elle ne montrerait pas sa souffrance, même à un prêtre. Cette douleur était sienne, elle l’alimenterait jusqu’elle ait pu assouvir sa vengeance. Alors, elle s’autoriserait à éprouver du bonheur. À vivre de nouveau. Elle ne vivrait plus que pour cela. Peu importait les sacrifices qu’elle devrait faire. Il n’y aurait pas d’amour, pas d’amitié, elle travaillera, se créera une nouvelle vie et grâce à cela, elle les tuera tous, jusqu’au dernier. C’était une promesse aussi implicite, que celle qu’elle avait faite à son père lorsqu’elle était partie d’Appleton.
— Bien, je vois que vous voulez garder un peu de secrets. Souhaiterez-vous de quoi vous sustenter, milady ?
Il regarda sa main, où le rubis étincelait sous la bougie.
— Je ne suis pas une Lady, mon père. Mais, je ne dirai certes pas non à quelques nourritures.
— Venez, installez-vous.
Il se dirigea vers la sortie et revint quelques secondes plus tard avec une grosse miche de pain, des pommes de terre et du vin. Il déposa une assiette dans Thea et s’assit à ses côtés.
— J’allais justement me mettre à table, mangez pendant que c’est chaud.
Thea voulu faire fi de ses bonnes manières et manger à sa faim, mais rien n’y put. Elle garda droiture et grâce durant toute la durée du repas. Elle avait été élevée pour entrer dans la haute société, cet enseignement était inscrit dans ses gènes plus que n’importe quoi d’autre.
— Vous n’êtes pas dans un raout ou face à l’aristocratie ici, mademoiselle. Tout cet étalage n’est pas nécessaire, vous savez. Je ne suis pas là pour vous juger, quoique vous soyez en train de fuir.
— Comment savez-vous que…
— J’ai vu beaucoup d’âmes égarées, mon enfant. Rares sont celles qui ont le courage, ou l’audace de se rendre dans une église afin d’y trouver asile. Cela fait bien longtemps que je n’ai accueilli personne ici, dans ces conditions. Aujourd’hui, les gens ont plutôt tendance à fuir mon église, plutôt que de s’y réfugier. J’imagine donc que vous venez de la campagne.
— En effet.
— Mademoiselle, vous devez comprendre que je ne peux vous aider si vous ne m’expliquez pas ce que vous fuyez.
Non, elle n’y arrivera pas, elle ne pouvait pas s’y résoudre, évoquer sa famille, les Marcheurs, c’était encore trop pour elle. L’émotion la submergea. Ce prêtre n’était pas un homme ordinaire, elle sentait au plus profond d’elle-même qu’elle pouvait lui faire confiance. Peut-être n’aurait-elle pas dû… Alors elle expliqua au vieil homme son périple et la raison de sa présence. Elle espérait que même si la confession n’avait pas été effectuée dans le cadre du saint sacrement, il garderait tout cela pour lui. La jeune femme ne souhaitait pas que son histoire fasse les gorges chaudes des journaux, elle ne connaîtrait jamais la paix, toujours sollicitée. Peut-être attirerait-elle l’attention de la Reine, mais à quel prix ? Non, son histoire devait à tout prix rester secrète. Pour le moment du moins.
Le regard du vieux prêtre exprimait tout la compassion dont un homme d’Église était capable. Il n’était qu’aide et bienveillance, et Thea éprouvait en cet instant un profond respect pour son vis-à-vis. Elle qui n’avait pourtant jamais été du genre pieux, se prit soudain à prier pour que toujours cet homme garde une âme aussi juste et aimante. Prier pour son propre salut ? À quoi cela aurait-il pu servir, elle était déjà perdue.
— Y a-t-il quelque chose que tu saches faire, mon enfant ?
— J’ai un certain talent pour la peinture, répondit-elle baissant la tête en toute modestie.
— À l’arrière de l’abside se trouve une petite pièce dans laquelle tu pourras te reposer, Thea. Demain, j’aurai quelques travaux à te faire faire, je te rémunérerai. Il y a de nombreux bourgeois et aristocrates qui souhaitent qu’on peigne pour eux, je pourrais te présenter à eux. J’espère que tu pourras ainsi te trouver un logement décent. En attendant, tu es bien évidemment ici chez toi.
Le vieil homme se leva et se dirigea vers l’intérieur de l’église, enjoignant Thea de le suivre. La jeune femme prit son paquetage et rejoignit le prêtre. Ils montèrent l’escalier de la tour et traversèrent le triforium. Un petit couloir surement réservé à l’entretien les mena vers un couloir faiblement éclairé donnant sur plusieurs portes. Il ouvrir la première et la jeune femme découvrit une cellule contenant un petit lit, un prie-Dieu fatigué disposé devant un crucifie, une petite table et une bougie. C’était en effet très peu par rapport à tout ce qu’elle avait connu, mais tellement merveilleux au regard de tout ce qu’elle avait pu s’imaginer durant le voyage. Elle serait au moins au chaud.
Elle se retourna et remercia vivement le vieil homme, apparemment heureux de pouvoir venir en aide à la jeune femme.
— Je t’en prie, c’est bien normal. Demain, tu iras te faire confectionner une ou deux robes ainsi tu pourras te présenter devant la Haute Société sans avoir honte de ta toilette. Tu es une jeune fille intelligente, distinguée et pleine de grâce, je suis sûre que tu trouveras un mari aimant très rapidement. De telles horreurs ne s’oublient pas facilement, j’en ai parfaitement conscience, mais je ferais tout ce qui est en mon pouvoir que tu y arrives.
— Mon père…
— Oh, je t’en prie, ce n’est rien. Oh, je suis incorrigible, normalement, l’on me nomme Monseigneur Martin, mais pour toi, père Rahem suffira.
Thea blanchit de consternation. Elle avait fait une erreur des plus insultantes, et pourtant, le vieil homme ne sembla pas lui en tenir rigueur. Il l’observait toujours de ses grands yeux bleus rieurs, comme un père couvant son enfant lorsque celui-ci fait une bêtise amusante.
Il fit ses adieux et laissa la jeune femme. Thea fit quelques abductions avec la bassine d’eau froide qu’elle trouva dans un coin de la pièce et s’installa pour la nuit. Elle ne pourra jamais assez remercier le vieil évêque pour ce qu’il faisait pour elle, mais en attendant, elle s’offrait une nuit de sommeil bien méritée.