L'attrape-cœur mérite bien évidemment sa place dans la catégorie des classiques ; il s'écarte néanmoins ostensiblement de ses aînés, en particulier de par son style.
A travers l'écriture très franche, parlée, authentique, Holden Caulfield est vivant. Il est ce condensé de paradoxes adolescents, de goûts qui s'affirment, une parole qui s'aventure à s'affirmer, tranchée, oublieuse du conformisme, avide d'être entendue, il est la quête à l'objet méconnu, qui vagabonde dans les rues de New York sans but, sans manières, un mi-homme mi-enfant qui égrène déjà ses quelques souvenirs.
Holden incarne l'adolescence, au-delà de ses particularités, il nous rappelle chacun à la version de nous-même âgée de 17 ans, à ce qui nous semble alors sans fin et dénué de sens, à toute cette vie qui nous ouvre les bras, aux expériences, à l'intensité des pensées et des jugements, aux autres qui sont insupportables ou incompréhensibles, aux adultes que pour peu on mépriserait presque, à la solitude aussi.
Il est aussi l'anti-héros moderne, confronté à un échec dont il se détourne tant bien que mal, qu'il n'est pas encore prêt à assumer devant ses parents, il ne dissimule pas le manque d'assurance et de popularité qui l'accablent à l'école, par contraste avec notamment le personnage de Stradlater, qui rencontre du succès avec les filles, et qui inspire à Holden une pitié subrepticement mêlée d'envie.
Certains passages sont à mourir de rire (sérieux, la réflexion sur l'inutilité des Disciples... *_*), l'humour caractérise les péripéties de Holden dans New York, instillant dans le récit un second degré qui rend la lecture très distrayante.
Le roman de Salinger, en dépit de tout ce que j'en savais avant de l'ouvrir, m'a frappée comme une découverte inattendue, tant je m'étais figurée autre chose. L'expérience qu'il propose est unique dans le paysage littéraire, du fait de la prose qui ne ressemble à aucune autre, et introduit l'oralité la plus assumée dans la culture de l'écrit, mettant à mal les mythes américains, les modèles d'une époque, pour ériger à la place un personnage sans fard, commun, et néanmoins sublime dans sa sincérité.
Une lecture importante pour donner du relief aux nombreux romans de la deuxième moitié du vingtième siècle qui ont revendiqué l'influence de cette oeuvre fondatrice.
"D'abord, je suis en quelque sorte un athée. J'aime bien Jésus et tout mais je suis pas très intéressé par tout le reste qu'on trouble dans la Bible. Par exemple, prenez les Disciples. Ils m'énervent, si vous voulez savoir. Après la mort de Jésus ils se sont bien conduits mais pendant qu'ils vivaient ils lui ont été à peu près aussi utiles qu'un cataplasme sur une jambe de bois. Ils ont pas cessé de le laisser tomber. Dans la Bible, j'aime presque tout le monde mieux que les Disciples. En vrai, dans la Bible, le type que je préfère après Jésus c'est ce dingue qui vivait dans les tombes et arrêtait pas de se couper avec des pierres. Ce pauvre mec, je l'aime dix fois plus que les Disciples."
"Saleté de pognon. Qui finit toujours par vous flanquer le cafard."
"Cette histoire de digression, ça me tapait sur les nerfs. L'ennui, c'est que moi j'aime bien quand on s'écarte du sujet. C'est plus intéressant et tout. [...] Je suppose que j'aime pas quand quelqu'un s'en tient tout le temps aux faits."
"Je veux dire, comment peut-on savoir ce qu'on va faire jusqu'à l'instant où on le fait? La réponse est qu'on peut pas."
"Je ne sais vraiment pas quoi dire. La vérité c'est que je ne sais pas quoi en penser. Je regrette d'en avoir tellement parlé. Les gens dont j'ai parlé, ça fait comme s'ils me manquaient à présent, c'est tout ce que je sais. Même le gars Stradlater par exemple, et Ackley. Et même, je crois bien, ce foutu Maurice. C'est drôle. Faut jamias rien raconter à personne. Si on le fait, tout le monde se met à vous manquer."