Dominique Blondeau nous parle de Patrick Modiano…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Écrire est un acte d’amour. S’il ne l’est pas, il n’est qu’écriture. Jean Cocteau (lundi 21 décembre 2015)

Avec ou sans visage pour s’y mirer, nos séjours parisiens sont de grâce. Théâtres et concerts. Musées, librairies, éditeurs, n’ont pas leur pareil au monde. Montmartre, la place du Tertre, le cabaret Au Lapin Agile et ses poètes. La place Furstenberg, ses paulownias, Delacroix. Montparnasse, les bistrots, les avenues, les rues animées, les ruelles resserrées, qui mènent nos pas vers Prévert et Brel. Brassens et Ferré. Barbara et Gréco. Paris, magique flânerie entre la lumière et ses ombres. On a lu Dimanches d’août, roman signé Patrick Modiano.

L’œuvre de ce remarquable écrivain enrichit l’une de nos bibliothèques, prenant ses aises entre les livres d’Alberto Manguel et ceux de Nina Berberova. Ce roman, que exceptionnellement on mentionne, fait ressurgir les thèmes chers à Modiano, soit les esquisses et les reliefs de personnages et de lieux. Les dérobades. D’interminables et d’étourdissantes promenades soutiennent le récit. Des silhouettes se diluent sous la pluie, se déploient sous un ciel bleu de chaleur ; les nuits, étoilées et tièdes, adoucissent les éléments perturbateurs, les métamorphosent, tel un masque recouvrant un visage, en de complices feutrés. L’œuvre détient les incertitudes que nous attendons de l’être humain, les interrogations que suscitent des incidents obscurs, toujours distillés au compte-gouttes. Il n’y a ni commencement ni fin, nous suivons des êtres égarés entre rêves et réalité. La leur, bien sûr. Celle qui fait qu’une aventure humaine s’avère fascinante, chaque page nous entretenant, avec minutie, de détails subtils, imperceptibles. L’écrivain nous surprend à parcourir des villes, souvent les mêmes, arpentant des rues grouillantes de quidams désemparés, agités de gestes mécaniques. Des avenues parsemées d’indices, atténués par le vacillement des rayons de soleil ou par le crépitement des averses. Paysage urbain voilé de ses stupeurs, qui envoûte le lecteur, l’incite à imaginer, sinon créer, un univers microscopique en compagnie d’un narrateur obsédé par un passé trouble, la mémoire ne retenant que des agissements brumeux, qui, peu à peu, se condensent en un ensemble de faits finissant par s’emboiter.

Ainsi Dimanches d’août qu’on a relu avec l’impression agréable de faire à nouveau la connaissance de Patrick Modiano, l’opus démêlant une énigme survenue bien des années plus tôt. À Nice où s’enlisent des souvenirs que l’écrivain essaie de relater, solitaire et nostalgique. Lentement, les morceaux du puzzle s’ajustent : le narrateur, Jean, ancien photographe, recherche Sylvia, prétendument mariée à Frédéric Villecourt, aperçue un matin d’été, au Beach de La Varenne. Cela est arrivé d’une manière banale, quand Jean envisageait de faire un album photos sur les plages fluviales de la région parisienne. Sylvia l’invite à dîner chez sa belle-mère et son mari, ce qu’il accepte. L’eau vaseuse de la Marne et un diamant que Frédéric affirme être unique, seront les pierres angulaires que Jean retiendra de cet inopiné rendez-vous. Nous saurons bientôt que Sylvia rejoint Jean dans la chambre qu’il a louée pour une quinzaine de jours. Plus tard, nous retrouverons le couple à Nice, occupant un minuscule appartement dans l’ancien hôtel Majestic. Un secret pèse sur eux, jamais divulgué, leur fuite les plombant dans une torpeur indolente. Dans ce même état d’esprit nébuleux, ils rencontreront les Neal, couple américain, énigmatique et flottant. Jean s’interrogera quand, de leur part, il soupçonnera des mensonges, contredisant ses conversations avec Virgil Neal. Ne se sont-ils pas glissés dans leur vie sans la moindre résistance, que s’est-il passé au juste ? Questionnement qui viendra trop tard, quand, une nuit d’été, Virgil Neal demandera à Jean d’aller acheter des cigarettes pour Barbara, son épouse.

La fin de l’histoire rebondit comme la  » chute  » d’une nouvelle. Déconcertante. Mais que réservent les images du passé, qui s’enchevêtrent dans un constant cheminement d’un endroit à l’autre ? D’un personnage à l’autre ? Les énigmes s’entrecroisent, évasives ; nous vagabondons, nous lecteurs, dans des suppositions irrésolues, soudainement sans importance, aux dires du narrateur. Que vaut une tacite connivence liant un homme et une femme lorsque l’un d’eux disparait ? Oublions-nous des pans entiers d’une époque encombrante, ou finissons-nous par nous persuader que certains événements n’ont jamais eu lieu ? Pendant plusieurs mois, le visage aimé de Sylvia a calqué une telle sérénité dans l’âme de Jean, que ressassant cet amour, ce dernier insère les êtres et les lieux dans une dimension représentative de sa propre réalité. Points de repères inventés pour survivre.

Ce roman de Patrick Modiano est l’un de son œuvre prolifique qui, avec Villa triste, nous a bouleversée. Les ambiances feutrées, les mots échangés entre les amants, bien souvent murmurés à l’oreille, ont captivé nos perceptions de lectrice. Des silences évocateurs dépeignant une chambre ou la salle à manger d’un hôtel. En parallèle, l’écrivain nous fait part de sa nostalgie pour les anciennes villas niçoises, la plupart abandonnées, témoins métaphoriques d’un passé révolu, rachetées et détruites par des promoteurs sans état d’âme. Ces demeures ne s’inscrivent-elles pas dans le prolongement des choses condamnées à mourir ? Le narrateur, épris de ces pierres fantomatiques, exacerbant une matérialité à saveur fabulatrice, renouant avec des personnes disparues, mortes ou vivantes, ne se complait-il pas dans un monde de revenants, comme le souligne un ambassadeur américain à la veille de rentrer définitivement aux États-Unis ?

Dimanches d’août pendant lesquels, dans des lieux anonymes, Jean et Sylvia se dissimulaient, persuadés que personne ne les rejoindrait. Il aura suffi d’une triviale rencontre et d’un rare diamant pour que la fatalité les chasse de leur retraite aléatoire, tout dans ce roman aux apparences inoffensives réveillant les fantômes.

Dimanches d’août, Patrick Modiano
Éditions Gallimard, Paris, 1986, 163 pages

(La critique est un art, tout comme les formes d’art qui sont ses objets.  Elle exige culture et empathie intelligente de la part de ceux et celles qui le pratiquent.  Ce n’est pas à la portée de tous.  On les compte sur les doigts d’une main au Québec.  Dominique Blondeau s’y livre avec pertinence et originalité.  Plusieurs de ses articles sont des morceaux d’anthologie.  Le Chat Qui Louche en a choisi et vous les offre avec l’émotion que l’on ressent à présenter quelque chose de rare.  AG)

(Semblable à tous les articles publiés dans le blogue Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)

Notes bibliographiques

Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exilFragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.

Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)