Me revoilà pour un nouvel article de la catégorie Les noms dans la littérature. Vous aimez les noms ? Vous aimez la littérature ? À la bonne heure !
Avant-proposCet article risque de donner l'impression que je me moque de certains prénoms. Ce n'est pas le cas. J'ai même choisi exprès, pour mes exemples, des prénoms que j'apprécie, pour ne pas devenir tarabana à les taper quinze fois de suite. Aussi, gardez à l'esprit que quand je dis qu'il faut arrêter de donner à ses personnages de romans les prénoms les plus populaires IRL,
- c'est bien pour des considérations littéraires ;
- c'est une question de dosage ;
- j'ai de bonnes raisons, allez, continue de lire !
Donc, pourquoi faut-il arrêter de nommer ses personnages de romans avec les prénoms du Top 30 ? Mais pour ces 5 points que nous allons ci-dessous développer, pardi !
Quand tous les personnages d'un roman ont des noms interchangeables, c'est gênant. On s'en rend particulièrement compte en fantasy par exemple, quand l'auteur s'est laissé aller à son goût obsessionnel pour les Y et les trémas, avec des prénoms comme " Ellwÿnir, Gwenilys, Elloïnwyn, Nellirys ", etc, où, au bout de quelques pages, une fusion diabolique s'opère dans le cerveau du lecteur.
Or, cet aspect peut, étonnamment (mais pas tant que ça) toucher les prénoms... les plus courants : les prénoms super-populaires de votre génération (ou celle de votre mère, de votre petit-frère, etc., ça fonctionne avec toutes les générations mais surtout la vôtre). Ces noms, vous les avez entendu pendant toute votre enfance chaque fois que la prof faisait l'appel. Ils ont une sorte de caractéristique " par défaut " qui les rend plus ou moins interchangeables dans votre esprit.
Résultat, vous faîtes un mic-mac complet entre les personnages et si vous sortez la tête du roman deux secondes, vous êtes littéralement incapable de vous rappeler qui est qui. C'était le cas dans un roman que j'ai adoré - qui m'a soufflée comme un fragile petit pissenlit - : À ma source gardée, de la merveilleuse Madeline Roth.
Les personnages s'appellent Jeanne, Lucas, Julie, Chloé, Baptiste et Tom. Or, si vous avez 15-20 ans, ce sont les prénoms que vous avez entendus dans toutes vos classes - et vous pédalez totalement dans la mélasse.
Idéalement (et aussi par réalisme), il faut mélanger un peu les genres. Car personne n'a, parmi ses amis, exclusivement des prénoms du Top 50 (si je vous demande le prénom original de la bande, il y en forcément un qui vous vient !).
Donc, Jeanne, Lucas, pourquoi pas... À côté de Laurane, Jawad, Aude, Fiona, Kévan et Siméon, par exemple ! Créer du contraste dans les noms, permet de donner à l'univers du livre l'aspect rugueux et imparfait de la réalité.
On trouve un bon exemple d'équilibre dans Les Belles Vies, de Benoît Minville (chronique à venir), où les héros s'appellent Djibril, Vasco, Jessica, Dylan, Chloé : on a un mélange de genres, d'origines et de divers degrés d'originalité.
(Et Vasco c'est vachement beau *o*)
#2. ÇA DATE PLUS FACILEMENT LE ROMAN - IL VIEILLIT PLUS VITEQuand j'ai lu Ravage, de Barjavel (#détestation), j'ai été prise d'une crise de fou-rire inextinguible dans le premier tiers, où une chanteuse en pleine ascension artistique et mondaine se cherche son nom de scène et opte pour celui élégant, raffiné, infiniment sexy et délicat de
Quand je dis qu'un prénom trop ancré dans son époque vieillira mal, pensez à Régina. Régina, c'était moderne et classe aux yeux d'un homme né en 1911 et publiant en 1943.
Alors bien sûr, on ne peut pas prévoir l'avenir, mais il est complètement acquis que les prénoms du Top 30 seront ultra-ringards pour la génération d'après, tout simplement parce qu'on ne trouve ni modernes ni classes nos parents et leurs amis (#EnfantsIngrats). Donc Lucas-Nathan-Mathis et Emma-Léa-Jade, dans 20 ans, fera le même effet que Fabrice-Pascal-Thierry et Karine-Stéphanie-Véronique. Pour éviter cet écueil, il suffit de consulter les statistiques des prénoms les plus attribués par décennies - et de ne pas tabler uniquement sur les prénoms les plus populaires. #RememberRégina.
#3. C'EST UN SINGULIER MANQUE D'ORIGINALITÉTout comme j'estime que c'est le travail de l'auteur de lire des livres s'approchant de ce qu'il souhaite écrire car cela évite des redites liées à un manque de culture...
(Lorsque je lis des manuscrits pour le compte d'une maison d'édition, je reçois des trucs où l'auteur croit qu'il est hyper-ultra-novateur-décoiffant-wouff-vous-allez-voir-ce-que-vous-allez-voir et en fait..., non, tout simplement parce que, vraisemblablement, il n'a pas mis les pieds au rayon jeunesse depuis 1972.)
...Tout comme c'est son taff donc de se renseigner sur le traitement des genres et thèmes d'aujourd'hui, j'estime dans le même ordre d'idée que ça n'a rien de bien compliqué de zieuter les étalages des libraires pendant vingt minutes pour constater que tous les héros s'appellent Théo et Léa et que, peut-être, les siens, ce serait bien de les appeler autrement. C'est pas obligé, mais c'est possible, quoi.
#4. C'EST RASANTC'est le même problème que dans la vraie vie : quelque chose de déjà vu devient sans surprise, la répétition lasse.
Si j'ai personnellement tendance à me dire que c'est dommage d'appeler son enfant Nathan ou Emma quand on sait qu'il y en aura au minimum deux par classe, étant donné que la vraie vie ne répond pas aux mêmes exigences que la fiction, je suis cependant très réceptives aux arguments soutenant par exemple que :
- " Un nom commun facilite l'intégration " ;
- " S'ils sont si donnés c'est aussi parce qu'ils sont si beaux " ;
- " Mêle-toi de tes fesses c'est ma progéniture il me semble ". (#Amen.)
Or, en littérature, aucun de ces trois arguments ne fonctionne vraiment.
- IRL, on privilégie l'intégration sur la stigmatisation (ou, selon comment vous voyez les choses, la discrétion sur l'originalité) - en fiction, on n'a pas envie que son livre/héros se fonde dans la masse mais plutôt qu'il ressorte.
- IRL, on donne les prénoms que l'on apprécie, et on apprécie plus facilement les prénoms que l'on entend (donc les prénoms populaires) - en fiction et dans tout travail créatif, on cherche les noms qui correspondent au propos, au personnage, à la situation (et que l'on apprécie, oui, aussi), on choisit donc parmi un panel plus large (correspondant à notre recherche), avec des exigences différentes (correspondant à notre œuvre). Donc normalement pas uniquement parce qu'ils sont beaux.
- IRL c'est l'enfant d'un autre et mon opinion je peux poliment m'asseoir dessus - en fiction, on soumet son texte au regard inquisiteur et brillant des esprits curieux et vifs qui vont s'en emparer, et leur opinion compte pour l'auteur, l'éditeur, le libraire.
Aussi, oui, c'est un peu rasant de lire une quatrième de couverture et de constater que le héros s'appelle ENCORE Nathan ou Jack.
J'ai déjà reposé un livre pour cette exacte raison ; je trouve que ça n'augure rien de bon quant à l'inventivité de l'auteur. (Ok je suis folle mais faut bien faire des choix, c'est un critère comme un autre.)
#5. C'EST UNE SI BELLE OCCASION MANQUÉE DE DÉFINIR UN PERSONNAGECertaines personnes obsessionnelles auraient tendance à caser 3 couches de significations dans chaque nom de personnage (perso j'adore, quand mon premier roman paraîtra vous savez ce qu'il vous reste à faire), voire à en faire des tonnes. Par exemple, quand on veut nommer un personnage négatif on a recourt à l'étymologie la plus subtile en mettant " Mal " dans son nom. Mais si : pensez à Maléfique (of course) de Disney, Maltazard (M le Maudit) dans Arthur et les Minimoys, Malekith dans Thor 2, aux Malfoy dans Harry Potter, Malvolio chez ce cher Shakespeare, ou même littéralement " Mal " dans Inception. (Etc.)
Sans aller jusque là, parce qu'entre gens de bon goût on voudrait être moins évidents, le nom du personnage est tout de même une excellente occasion de le définir - en soit, il pourrait remplacer une description. Jean Échenoz qui soutient cette thèse*, l'illustre à merveille : prenez par exemple le personnage d'" Anthime Sèze ", dans son roman 14, comptable dans une usine de chaussure dans les années 1910 - est-il besoin de vous le décrire plus avant ? Son nom nous dit déjà " horloger méticuleux " ou " comptable discret ", et toute autre information semblerait superflue.
Aussi, plutôt qu'Emma Durand, pourquoi ne pas appeler sa narratrice Marie-Astrid Duquennec, Mélody Gouaille, ou Malika Kémour-Langlois dite " Lika " - et ainsi lui donner tout de suite une existence ?
Parfois, je me dis que le héros a été appelé Nathan ou Lucas par volonté d'en faire un personnage bateau, " identifiable " (comprendre : une étagère vide sur laquelle le lecteur pourra projeter ce qu'il veut) et je déteste, déteste cela.*
C'est bien sûr lié à ma vision perso de la littérature jeunesse (rien n'est innocent), puisque j'accorde beaucoup d'importance à la qualité des personnages qui font vivre l'histoire (leur caractérisation, leur incarnation).
* Cf. ce que j'en dis dans cet article sur l'adaptation des noms étrangers.
En conclusion, même si :
- ce n'est absolument pas le point central de la caractérisation ;
- ça ne fait pas tout (parfois au contraire on a l'impression que l'auteur avait mis toute son énergie dans la recherche du nom et qu'au moment de développer la personnalité de son bonhomme, y avait plus de jus) ;
- un bon personnage, ça commence par un bon nom.
Qu'en pensez-vous, chers amis, lecteurs sans pitié, obsessionnels de tous bords ?
Julia (aka Lupiot)
P.S. : Prochain article sur les noms : Hunger Games, Red Rising... pourquoi les noms latins dans la dystopie, où nous parlerons de tous ces Cassius, Titus, Coriolanus, Claudius et compagnie, qui hantent les pages de nos sagas favorites.
P.P.S : Aucun Nathan n'a été maltraité lors de l'écriture de cet article.