Une bouche sans personne.
Gilles MARCHAND.
Éditions Aux Forges de Vulcain, collection "Fiction", 25 août 2016.
282 pages
Lu sur épreuves.
Chapitre 0.
J'ai un poème et une cicatrice.
De ma lèvre inférieure jusqu'au tréfonds de ma chemise, il y a cette empreinte de l'histoire, cette marque indélébile que je m'efforce de recouvrir de mon écharpe afin d'en épargner la vue à ceux qui croisent ma route.
Quant au poème, il me hante comme une musique entêtante, ses mots rampent dans mon crâne d'où ils voudraient sortir pour dire leur douleur au monde. Poème et cicatrice font partie de moi au même titre que mes jambes, mes bras ou mes omoplates. Je ne me sens pas tenu de les examiner pour savoir qu'ils existent. J'ai seulement appris à essayer de les oublier.
Voilà pour mon armoire à souvenirs. J'ai pris soin de la cadenasser solidement et, la plupart du temps, cela marche. C'est la seule solution pour rester, à ma manière, assez heureux. Mais les cadenas sont fragiles et il est impossible d'oublier une cicatrice lorsqu'elle celle-ci fait office de masque que l'on ne peut retirer.
Ainsi commence ce roman.
Le cadre est posé.
Le puzzle est à reconstituer, lire entre les lignes pour connaître l'histoire de notre narrateur qui jamais ne donne son nom, et qui se cache constamment le bas du visage dans une écharpe. Le cheminement est parfois long, farfelu, mais la fin est une claque puissante, bouleversante.
Comptable dans une grosse entreprise, notre narrateur nous parle de sa vie monotone, répétitive et sécurisante. Il ne se pose pas de questions, accomplit son travail machinal et sincère (les chiffres, ça ne cache rien), à l'écart des autres, dont il connaît tout pourtant. Et bien plus depuis l'installation d'une fontaine à eau juste à côté de son bureau. Ce qui donne lieu à des scènes très cocasses, risibles et si vraies !
Aujourd'hui c'est le drame. Personne ne comprend pourquoi le distributeur d'eau ne fonctionne plus. On cherche des coupables, on ne se laissera pas faire.
Ce matin il marchait, à midi, il marchait, à quatorze heures il ne marchait plus. Que s'est-il passé à l'heure de la pause déjeuner ? Qui est resté sur place, qui est sorti du bureu, des personnes extérieures au service sont-elles passées ? On interroge, on suspecte, on dresse des listes, on veut des noms, on cherche des mobiles, on doute des alibis. Un technicien doit passer. Il l'a promis. Il l'a promis il y a une heure.
Une existence routinière. Métro, boulot, la boulangère et ses infos météo, parfois la dame au chien et le bar.
Tous les soirs sauf le dimanche, il retrouve dans ce bar des êtres esseulés, comme lui. Cela fait déjà neuf ans. Il y a Lisa, la serveuse, Thomas l'écrivain aux deux enfants morts de ne pas être nés, et Sam qui va recevoir des lettres de ses parents décédés.
Mais c'est à la suite d'un peu de café débordé que ces êtres vont se sentir amis. Et au nom de cette amitié, toute découverte mais non nouvelle, ils vont lui demander de se dévoiler, de se raconter. Car de lui, ils ne connaissent rien.
Il accepte, montre une photo comme point de départ à son récit, celle de Pierre-Jean son grand-père, celui qui l'a élevé, raconte son caractère, ses folies douces ou biscornues.
Ce qui est certain, c'est qu'il avait une imagination débordante et que, parfois, celle-ci prenait le pas sur la vie réelle. " La vie est trop courte pour s'accommoder de tout ce qui va de travers. Il en faut pas hésiter à rêver, les rêves c'est pas fait pour les chiens. Et c'est gratuit. "
Soir après soir il s'ouvre quand son quotidien en-dehors du café se délite, comme si cette réalité, cette histoire dont il se libère et qui sort de lui n'avait pas assez de place dans la vie étriquée qu'il s'est construite.
En-dehors de ces moments dans le bar, la vie est à la fois banale et chamboulée. Les ordures qui s'amoncellent tant et tant qu'elles bouchent le passage, qu'un tunnel est créé et qu'un ex-militaire en monte la garde ; une danse de mouche ; un pélican qui parle ; un groupe de musiciens mexicains...
Autant de métaphores déconcertantes, à la fois échappatoires et indices.Cette histoire le bouscule et ceux qui l'écoutent avec.
Le trio d'amis d'abord, dont les confidences de l'un enchaînent celles des autres, puis bientôt quelques personnes puis tout un auditoire, chaque soir plus grand, avide d'entendre, de connaître l'histoire de l'homme à l'écharpe. Prétexte aussi à occuper leurs vies.
Ce qui s'échappe de la bouche du narrateur le délivre, devient une histoire parmi tant d'autres et ne lui appartient plus tout à fait. Voilà pourquoi il continue, ça l'encourage même si la fin ne peut qu'être intime, révélée uniquement entre amis.
Je ne me souvenais pas de mon vrai visage. Celui qui était le mien avant que l'Histoire ne lui passe dessus. C'est à cette époque, je veux dire celle où mon grand-père m'a expliqué sa théorie, que j'ai compris à quel point l'Histoire et les histoires étaient différentes.
Les trente dernières pages happent, bousculent et éclairent tout le roman et ses " fantaisies ".
Je ne vous révélerai rien de ce tragique épisode de l'Histoire, qui a décimé des familles, broyé les vivants et les survivants, laissé ses marques d'incompréhension et d'exclusion dans un monde, une France, qui ne veut pas se souvenir, mais tourner la page et avancer. Tant de tristes évènements pourraient correspondre...
Gilles Marchand signe là un premier roman déconcertant et qui reste en mémoire. Même si pour ma part, j'ai parfois eu du mal à suivre le fil et l'ai parfois trouvé long dans ses détours. Relations sociales, monde de l'entreprise, individualités noyées dans le collectif mais à la recherche de plus de sincérité, de " vrai ". La narration le situe en 1988..Et pourtant, à bien des égards, il est aisément transposable à notre monde actuel.
Je remercie chaleureusement les Éditions Aux Forges de Vulcain.
Ce roman participe au " Challenge 1% Rentrée Littéraire 2016 " de Sophie Hérisson.
Belles lectures et découvertes,
Blandine.